Défendre la souverainité économique de l’Europe : de nouvelles voies pour résister à la coercition économique

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Résumé

  • Les pays européens sont de plus en plus menacés par la coercition économique exercée par certaines grandes puissances.
  • L’Union européenne et ses États membres disposent de peu d’outils pour lutter contre la coercition économique dont ils font l’objet. La vulnérabilité de l’UE menace sa souveraineté et son ouverture.
  • L’UE devrait agir rapidement pour étudier et adopter un ensemble d’outils visant à protéger et à renforcer la souveraineté européenne dans la sphère géoéconomique.
  • Le simple fait d’acquérir de tels pouvoirs aura un effet dissuasif. Ces outils sont donc nécessaires pour préserver l’ouverture économique de l’UE mais aussi pour défendre et préserver l’ordre international fondé sur des règles.
  • Ce rapport présente dix outils que l’UE pourrait adopter.

Préface

Mark Leonard

Les Européens comptent parmi les plus grands défenseurs et bénéficiaires d’un ordre économique ouvert fondé sur des règles. En promouvant l’idée d’un commerce libre et équitable, les gouvernements et institutions de l’Union européenne (UE) espéraient que la mondialisation serait bénéfique à tous.

Cependant, avant même que la crise de la COVID-19 n’éclate, cet ordre subissait une énorme pression. La caractéristique structurelle la plus importante du monde d’aujourd’hui n’est pas le multilatéralisme, mais plutôt une concurrence bipolaire entre la Chine et les États-Unis, les deux principaux partenaires commerciaux de l’Europe. Il en résulte une évolution de la nature de la mondialisation. Ni la Chine, ni les États-Unis ne souhaitant une guerre conventionnelle, leur arme la plus puissante consiste à manipuler l’architecture de la mondialisation.

La Chine et les États-Unis mélangent tous deux géoéconomie et géopolitique. Les Chinois utilisent les investissements de manière stratégique, manipulent les marchés par le biais d’aides d’État et affaiblissent la voix de l’UE sur la scène mondiale en ébranlant délibérément les institutions internationales et en fragilisant l’UE dans les pays tiers. De leur côté, les États-Unis politisent eux aussi de plus en plus d’éléments que nous considérions auparavant comme des biens publics mondiaux : le système financier américain, le réseau SWIFT, l’Organisation mondiale du commerce, l’internet et le Fonds monétaire international. Au lieu d’être une barrière au conflit, l’interdépendance est de plus en plus utilisée comme une arme.

Il existe un réel danger que les Européens se retrouvent coincés au milieu de la concurrence sino-américaine. Ils risquent de plus en plus d’être confrontés à des sanctions extraterritoriales, à des transferts forcés de données sensibles et à des contrôles extraterritoriaux des exportations qui fausseraient le marché européen et la concurrence mondiale. Le gouvernement chinois a essayé de faire pression sur les États européens pour qu’ils fassent des concessions politiques, en les menaçant de refuser d’exporter des fournitures médicales en pleine pandémie. Donald Trump a ébranlé la diplomatie de l’Europe en Iran, ainsi que le droit international, en imposant des sanctions secondaires visant les entreprises européennes. Et le système monétaire et financier international, déjà hétérogène, est désormais confronté à un réel risque de fragmentation, voire de dislocation.

 Si nous souhaitons empêcher la fragmentation de cet ordre fondé sur des règles, nous devons construire une souveraineté stratégique européenne et mieux intégrer la stratégie économique et géopolitique. Cependant, pour cela, les Européens devront surmonter certains obstacles liés à notre manière de penser, à nos capacités et à nos institutions.

Le premier obstacle est intellectuel. L’UE doit apprendre à penser comme une puissance géopolitique, à définir ses objectifs et à agir stratégiquement. Dans un nombre de domaines très restreint, l’UE peut vouloir limiter sa dépendance aux autres ou la rendre moins asymétrique, mais sur la plupart des questions, l’autonomie européenne n’est pas possible, ni même souhaitable. La souveraineté européenne devrait signifier être capable non seulement de décider par nous-mêmes concernant nos intérêts, mais aussi de négocier efficacement, dans un système d’interdépendances, par le biais de contre-menaces crédibles face à des menaces et actions hostiles. Il ne s’agit pas de délaisser nos valeurs libérales ou de saper davantage l’ordre fondé sur des règles. Mais parfois, la meilleure manière d’empêcher que nos intérêts ne soient attaqués consiste à augmenter les coûts pour les contrevenants par la mise en place de contre-mesures efficaces. C’est une leçon que les Européens ont bien apprise dans le domaine commercial, dans lequel la Commission européenne est autorisée à prendre des contre-mesures pour lutter contre les sanctions des autres, même s’il s’agit de nos plus proches alliés. Cependant, l’objectif ultime à cet égard consiste à préserver l’état de droit et à empêcher les autres acteurs d’ébranler un système ouvert.

Venons-en à l’obstacle institutionnel. Construire une souveraineté économique exige que l’UE cesse de penser et d’agir comme une « puissance fragmentée ». Actuellement, la gouvernance économique européenne ignore purement et simplement les considérations géopolitiques. En raison d’une division des tâches qui prévoit que Bruxelles s’occupe des questions économiques internationales telles que le commerce tandis que les questions de géopolitique afférentes relèvent largement de la compétence des États membres, l’UE se comporte comme une puissance fragmentée. Cela empêche les Européens d’être capables d’apporter une réponse efficace lorsque les autres puissances instrumentalisent les outils économiques pour parvenir à leurs fins politiques.

Enfin, l’UE a besoin de développer des capacités pour faire face à certaines vulnérabilités spécifiques. Dans un rapport précédent intitulé Redefining Europe’s Economic Sovereignty [Redéfinir la souveraineté économique de l’Europe], le European Council on Foreign Relations (ECFR – Conseil européen pour les relations internationales) avait présenté un programme ambitieux sur la manière dont l’Europe pouvait renforcer sa souveraineté économique. Les dix articles compilés ici se concentrent sur les modalités de lutte contre certains des divers risques de coercition économique. La Commission européenne dispose des outils pour réagir face à des droits de douane punitifs. Et le cadre de contrôle des investissements de l’UE l’aide à répondre aux inquiétudes liées à des investissements étrangers dans des secteurs stratégiques des économies européennes. Mais il existe également d’autres formes de coercition économique que les Européens ne savent ni combattre, ni dissuader. Ce rapport présente donc des propositions concrètes, telles que la création d’un euro numérique, la mise en place d’un bureau de l’UE pour la résilience, l’utilisation des sanctions personnelles comme moyen de réaction réciproque ainsi que la création d’un instrument d’harmonisation des conditions de concurrence, d’un instrument européen de défense collective et d’un programme commercial européen positif.

La recherche d’un ordre ouvert, fondé sur des règles guide l’action des Européens et notre objectif devrait toujours consister à le défendre et à le faire progresser. Mais, comme pour le commerce, la meilleure manière de défendre cet ordre est parfois d’empêcher les autres de l’affaiblir. C’est pourquoi nous avons besoin d’élaborer une « boîte à outils » afin de savoir quelles sont nos options (et que chacun les connaisse). Les articles suivants sont des réflexions créatives sur la manière d’y parvenir. Espérons que nous n’aurons jamais besoin d’y recourir.

Protéger l’Europe de la coercition économique

Une boîte à outils européenne pour lutter contre la coercition économique

Jonathan Hackenbroich

Les responsables politiques ont besoin d’avoir des options. Dans la majorité des domaines, ils auront les moyens de concevoir et de mettre en œuvre des politiques ; dans d’autres, il leur manquera les capacités nécessaires. Mais même lorsqu’ils sont incapables de réagir immédiatement, ils peuvent toujours imaginer ce qu’ils feraient s’ils avaient les bons outils à disposition. L’Union européenne (UE) n’a aujourd’hui aucune option, ni aucun instrument efficace ; lorsqu’elle est confrontée à l’usage de la coercition économique par les autres acteurs mondiaux, qui entraîne une violation grave de la souveraineté européenne ou nationale, elle ne dispose que d’idées émergentes. Les grandes puissances, de la Chine aux alliés de l’Europe que sont les États-Unis, recourent de plus en plus à la punition économique et au chantage pour modifier le comportement des entités européennes, qu’il s’agisse de l’UE, des gouvernements des États membres ou des entreprises. Ils ont aussi en ligne de mire la politique étrangère, économique et énergétique de l’Europe, et agissent souvent pour essayer d’offrir des avantages à leurs entreprises nationales, au détriment de leurs concurrentes européennes.

Le problème

Cette coercition se présente sous plusieurs formes :

  • Droits de douane et contraintes commerciales : La Chine a utilisé la menace des droits de douane punitifs sur les automobiles pour faire pression sur l’Allemagne afin qu’elle accepte une offre de Huawei pour construire l’infrastructure 5G du pays. Elle a également menacé de limiter l’exportation de fournitures médicales aux Pays-Bas en avril 2020, afin d’obliger le pays à revoir le nom de son bureau à Taiwan. Et lorsque, conformément à un mandat d’arrêt international, le Canada a arrêté Meng Wanzhou, cadre de Huawei, Pékin a immédiatement interdit l’importation de produits agricoles canadiens, son objectif étant d’obliger le Canada à relâcher Mme Meng. Les États-Unis ont eu recours aux droits de douane dans divers contextes, allant de l’accord sur le nucléaire iranien aux projets français de taxation des services numériques, interférant ainsi avec une dimension fondamentale de la souveraineté nationale.
  • Sanctions : Les États-Unis utilisent les sanctions coercitives extraterritoriales directement contre les Européens et causent des dommages collatéraux encore plus importants en raison des effets secondaires de ces sanctions. En octobre 2019, Washington a mis en place un décret visant à suspendre les relations commerciales de l’Europe avec la Turquie, un autre allié dans le cadre de l’OTAN, dans des secteurs restant à préciser, l’objectif étant de faire pression sur Recep Tayyip Erdogan afin qu’il change de cap en Syrie. Après le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, l’Europe a été incapable de maintenir ses relations commerciales avec un pays tiers lorsque l’une des grandes puissances menaçait de couper l’accès à son marché ou à sa monnaie. En septembre, l’Administration Trump a imposé des sanctions contre la procureure générale de la Cour pénale internationale car elle enquêtait sur des allégations de crimes de guerre commis par des Américains. Les États-Unis ont également menacé de prendre des mesures contre des fonctionnaires allemands dans le cadre de Nord Stream 2. C’est une coalition bipartisane au Congrès qui impose bon nombre de ces mesures, ou menace de le faire. Et l’Administration Trump a augmenté la pression en actualisant en juin le document d’orientation de sa Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act [Loi pour contrer les adversaires de l’Amérique par les sanctions (CAATS)]. Les Républicains proposent d’autres mesures de ce type, notamment celles contre l’Europe. De plus, nombreux sont les Américains qui réfléchissent à une « iranisation » de leurs politiques à l’égard de la Chine ; en d’autres termes, ils envisagent d’imposer à la Chine des sanctions financières, dont l’effet secondaire consisterait à faire pression sur les Européens pour qu’ils se conforment à la stratégie des États-Unis à l’égard de la Chine (au lieu de coopérer avec l’Europe pour adopter une position bien plus efficace vis-à-vis de la Chine). La Chine n’a pour l’instant pas une position aussi essentielle que les États-Unis dans les réseaux économiques mondiaux. Elle pourrait néanmoins rapidement recourir à des mesures sophistiquées similaires pour influencer le commerce des Européens avec les pays tiers, en profitant du caractère central de sa monnaie numérique, des progrès technologiques ou de ses efforts pour occuper une position cruciale dans l’infrastructure de l’Europe.
  • Contrôles extraterritoriaux des exportations : Les contrôles des exportations, qu’ils soient le fait de la Chine ou des États-Unis, utilisent les règles relatives aux réexportations pour soumettre les Européens à une pression accrue et couper ou contrôler de façon croissante les relations commerciales européennes avec des pays tiers indépendants. De plus en plus, les entreprises européennes doivent demander des autorisations auprès de Pékin ou Washington pour exporter leurs produits vers des pays tiers indépendants, juste parce qu’un petit nombre de produits utilisés en amont dans la chaîne d’approvisionnement proviennent initialement de la Chine ou des États-Unis.
  • Transferts de données sensibles : La Chine et les États-Unis augmentent tous deux progressivement la pression pour obliger les entreprises à effectuer des transferts de données sensibles. Aux États-Unis, les procédures sont de moins en moins claires dans des domaines tels que la lutte contre la corruption, le dumping et les monopoles, le contrôle des investissements étrangers et les litiges commerciaux. En Chine, il n’existe pratiquement aucune procédure transparente.
  • Russie :  Moscou a utilisé le même type de chantage. En 2014, la Russie avait interdit l’importation d’un grand nombre de produits agricoles européens, notamment ceux produits en Pologne, en réponse aux sanctions occidentales qui lui avaient été imposées du fait de la guerre en Ukraine. Si ces mesures avaient une motivation géopolitique, la Russie les avait justifiées en mettant en avant des préoccupations de santé publique. Mais les responsables politiques à Moscou commencent à débattre de la manière dont ils pourraient recourir plus ouvertement à ces outils économiques à l’avenir.

Dans toutes ces formes de coercition, les grandes puissances utilisent de plus en plus leur rôle central dans un réseau ou un secteur économique pour déterminer quels peuvent être les partenaires commerciaux des Européens.

La recherche de solutions

Les Européens estiment qu’il est difficile de concevoir des options visant à apporter une véritable réponse aux différentes formes de coercition économique. Ainsi, concernant les sanctions américaines ayant un effet extraterritorial, l’Europe ne manque pas d’analyses ou de propositions relativement vagues, mais les décideurs politiques ne disposent pas de solutions concrètes susceptibles d’être efficaces. Une partie du problème tient au fait que les Européens étudient souvent les sanctions américaines en les prenant individuellement, et négligent donc en quelque sorte le fait qu’elles s’inscrivent dans un contexte beaucoup plus large de coercition économique exercée par plusieurs pays, en violation de la souveraineté nationale mais aussi européenne. Cette coercition est extrêmement dangereuse lorsqu’elle ne vient pas du plus fidèle allié de l’Europe, les États-Unis, mais d’autres puissances, moins amicales. La reconnaissante de l’ampleur de ce phénomène aiderait les Européens à formuler des solutions concrètes pour apporter des réponses plus efficaces.

Ce rapport présente une boîte à outils des mesures que les Européens pourraient mettre en place et utiliser pour répondre aux différentes formes de coercition économique. Certaines, comme la proposition de créer une Banque européenne d’exportation, sont une réponse spécifique à la coercition économique des États-Unis car elles permettent de lutter contre l’utilisation de la monnaie dominant le monde, le dollar, comme une arme. Mais la majorité de ces mesures, du nouvel instrument européen de défense collective pour la Commission européenne à l’instrument d’harmonisation des conditions de concurrence pour lutter contre les préjudices imposés aux entreprises européennes, en passant par une monnaie numérique attractive, pourrait permettre de corriger l’absence de réponse européenne à la coercition économique, quelle qu’en soit la source. Les Européens doivent s’attendre à ce que la coercition économique soit exercée en majorité par la Chine, et peut-être par la Russie, à l’avenir.

Ces outils montrent quelles options les décideurs européens pourraient raisonnablement choisir le cas échéant. Chaque mesure a ses propres inconvénients et soulève ses propres défis. Et certains outils comportent des difficultés particulières, montrant ainsi à quel point il est difficile pour l’Europe de trouver des options concrètes et viables. Cette boîte à outils cherche donc à offrir un aperçu créatif mais néanmoins réaliste des options existantes. Ses recommandations ne sont pas gravées dans le marbre. Les responsables politiques européens auront à choisir leurs options préférées et à peser soigneusement les avantages et coûts potentiels de chacune d’entre elles.

Ce n’est pas que les Européens, y compris les auteurs de ce rapport, souhaitent nécessairement prendre l’une quelconque des mesures les plus difficiles contenues dans cette boîte à outils, mais la coercition économique qu’ils subissent pourrait ne pas leur laisser d’autre choix. En effet, certaines des violations les plus graves de la souveraineté par les États-Unis, et notamment les menaces contre les fonctionnaires, conduisent de nombreux atlantistes engagés en Europe à envisager certaines des options présentées dans ce rapport, une position dans laquelle ils n’auraient jamais souhaité se trouver. La première option de l’Europe, qui a aussi sa préférence, est et devrait toujours être d’entretenir une relation transatlantique forte et, plus généralement, de privilégier le multilatéralisme. Ainsi, l’Europe devrait renforcer ses efforts pour trouver un accord sur une réforme de l’Organisation mondiale du commerce sur la base de la proposition faite par « l’initiative trilatérale » des ministères du commerce du Japon, des États-Unis et de l’UE.

Mais lorsque le multilatéralisme ne parvient pas empêcher des formes graves de coercition, les Européens devraient s’engager dans des initiatives diplomatiques et adresser des signaux clairs afin de convaincre les pays tiers d’amorcer un dialogue, et augmenter la pression exercée sur eux. C’est aussi le moment où les Européens pourraient tester la légalité des mesures coercitives auprès des tribunaux internationaux.

L’Europe a ensuite besoin de concevoir d’autres outils pour protéger plus efficacement ses entreprises ainsi que ses relations commerciales et étrangères. S’ils sont utilisés prudemment, ces instruments pourraient aider à maintenir l’ouverture des marchés, qui risquent sinon d’être fermés en raison de la coercition économique exercée par des pays tiers.

Dans le cas de plusieurs des outils évoqués dans ce rapport, les décideurs politiques devront peser soigneusement deux types de coûts : le coût de l’inaction politique et économique, ou le recours à une mesure n’appartenant pas à cette boîte à outils, permettra-t-il de compenser le coût politique et économique lié à leur utilisation ? Certains vont considérer que l’inaction, ou qu’une diplomatie renforcée, engendrera à terme des coûts plus élevés. Ils estiment que l’action contribue à démontrer aux pays tiers que les violations de la souveraineté ont un prix ; ils pensent que ces efforts participeront à une désescalade de la situation, comme cela s’était produit quand la Commission européenne avait imposé des « contre-droits de douane » en réponse aux droits de douane américains sur l’aluminium et l’acier européens. Cependant, d’autres pensent que l’adoption de certaines mesures par l’Europe pourrait être plus coûteuse que l’inaction, car cela pourrait conduire à une escalade ou une nouvelle érosion du commerce libre et équitable. La réponse à cette question dépend de la situation exacte dans laquelle se trouvent les responsables politiques, du calibrage des mesures qu’ils peuvent prendre et surtout de leur détermination à stopper la coercition économique d’une manière ou d’une autre.

Ce rapport est le fruit du travail du Conseil européen pour les relations internationales ; les opinions exprimées ici sont uniquement celles de ses auteurs. La boîte à outils présente des idées visant à susciter un débat européen. Elle repose sur un exercice de consultation systématique engagé avec des acteurs publics et privés de premier plan, essentiellement en Allemagne et en France. Le groupe de travail de haut-niveau de l’ECFR sur la protection de l’Europe contre la coercition économique a élaboré ses propositions au cours de l’année 2020. Ses membres ont débattu d’un éventail de réponses possibles à la coercition extraterritoriale et aux graves violations de la souveraineté par le biais de mesures économiques. Ces articles ne reflètent pas un consensus au sein du groupe de travail. Les auteurs de ces articles ont tenu compte de la manière dont les participants issus de divers horizons des secteurs public, économique et financier et du monde universitaire ont envisagé collectivement les possibilités et les enjeux de chaque instrument.

L’ECFR publiera un document d’orientation stratégique à la fin de l’année dans lequel il proposera des moyens susceptibles de permettre à l’Europe d’atteindre en 2021 son objectif d’une meilleure résilience, ainsi qu’un autre document sur le rôle international de l’euro pour parvenir à cet objectif.

La vulnérabilité de l’Europe face à la coercition économique pourrait bientôt prendre fin. Ce rapport tente de contribuer à cet objectif.

Aperçu – Répondre aux mesures extraterritoriales et autres violations de la souveraineté :

11 options pour la résilience européenne

POLITIQUE FINANCIÈRE

POLITIQUE COMMCERCIALE

AUTRE DOMAINES POLITIQUES

Banque européenne d’exportation

Créer une banque publique européenne pour maintenir l’ouverture des canaux de paiement avec les pays tiers sanctionnés par les grandes puissances.

Incitations positives


Mettre en place des incitations positives dans les relations avec les États-Unis et la Chine et construire la propre force de l’Europe.

Distorsion du marché

Calculer le coût et la distorsion du marché due à la coercition, doter l’UE d’un instrument de réparation pour assurer l’égalité des conditions de concurrence.

Monnaie numérique


Mettre en place un euro numérique pour assurer une meilleure résilience face à la coercition économique et réduire la visibilité des transactions financières européennes pour les États tiers.

Instrument de défense collective

 

Créer un instrument européen de défense collective pour doter la Commission européenne du pouvoir de réagir face à la coercition économique contre un ou plusieurs des États membres et face à une violation de la souveraineté selon le droit international.
Sanctions personnelles

 

Imposer des sanctions personnelles aux ressortissants de pays tiers, telles que des interdictions de voyager ou des gels des avoirs.
Bureau pour la résilience de l’UE

 


Créer un interlocuteur unique face au ministère chinois du Commerce (MOFCOM), à l’Office américain de contrôle des avoirs étrangers (OFAC) et autres entités de ce type.

Réaliser des évaluations des coûts de la coercition des pays tiers, recenser les situations de chantage, accompagner et soutenir les entreprises européennes et émettre des certificats de projets et d’investissement à travers ce bureau.

Loi de blocage

 



Renforcer la loi de blocage de l’UE pour qu’elle soit plus efficace et soutienne davantage les entreprises. Restaurer son effet dissuasif d’origine.
Fonds pour la résilience européenne

 

Offrir des garanties européennes de crédit à l’exportation pour se prémunir contre la coercition. Aider les entreprises à se défendre contre la coercition.

Développer la solidarité en compensant les secteurs et États membres particulièrement touchés.

Rôle international de l’euro

Adopter des mesures concrètes pour que le commerce se fasse davantage en euros et créer une alternative plus attractive au dollar et au yuan renminbi (à venir).

Cesser les transferts de données sensibles

Négocier un nouvel accord-cadre avec les États-Unis.
Requérir une notification de l’UE et son approbation pour les transferts de données sensibles de base.

Protéger les entreprises de l’appropriation illicite de données sensibles découlant de la loi chinoise sur la cybersécurité, du chantage informel chinois, de la loi américaine sur les données de communication (Cloud Act), des procédures de lutte contre la corruption, les pots-de-vin et le dumping, des demandes de l’OFAC.

 

Comment défendre la souveraineté européenne face à la coercition économique

Pour protéger l’Europe de la coercition extraterritoriale et économique, l’UE et les gouvernements européens pourraient :

 
Unanimité de l’UE27 requise ?

Immédiatement

 
Calculer le coût et les distorsions de marché engendrés par la coercition extraterritoriale (voir Harmoniser les conditions de concurrence) 
Rassembler les dirigeants d’entreprise de haut niveau et s’entendre sur un accord public-privé pour lutter contre les sanctions (voir Un fonds pour la résilience européenne)  
Établir une liste des personnes privées ou publiques susceptibles de se voir imposer des sanctions personnelles en réponse à la coercition économique (voir Sanctions personnelles) 
Intensifier la pression diplomatique sur les entités ayant recours à la coercition économique contre l’Europe (voir Protéger l’Europe de la coercition économique)  

À court terme (au cours des 3-12 prochains mois)

 
Se rassembler au sein d’un groupe d’États membres pour imposer des sanctions personnelles telles que les interdictions de voyager ou les gels des avoirs (voir Sanctions personnelles) 
Adopter un règlement-cadre relatif aux sanctions personnelles sans établir de liste concrète, dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (voir Sanctions personnelles) Unanimity required
Créer un instrument de défense collective afin que la Commission européenne puisse imposer des contre-mesures (voir Instrument de défense collective)Unanimity required
Imposer des contre-mesures européennes dans le cadre d’un instrument de défense collective telles que des taxes sur les services transfrontaliers ou des restrictions sur les marchés publics européens (voir Instrument de défense collective) Pas après la mise en place de l’instrument
Les banques centrales doivent inclure la résilience face aux sanctions dans leurs projets d’euro numérique (voir La monnaie numérique comme moyen de résilience face à la coercition économique) 
Accepter la libre-circulation des données avec les États-Unis, interdire les transferts forcés de données sensibles et mettre en place un mécanisme de règlement des différends (Voir Se protéger contre les transferts forcés de données sensibles) 
Réformer la loi de blocage de l’UE pour permettre aux entreprises d’accéder aux tribunaux des pays tiers et de clarifier les procédures de compensation (Voir Réviser la loi de blocage de l’UE) Unanimity required

À moyen terme (au cours des 1-3 prochaines années)

 
Mettre en place une Banque européenne d’exportation, régie par le droit public, avec une exposition nulle au dollar américain (voir Résilience des canaux de paiement)  
Imposer des sanctions personnelles telles que des interdictions de voyager et des gels des avoirs dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (voir Sanctions personnelles) Unanimity required
Imposer des taxes sur les entreprises des pays tiers profitant de la coercition économique dans le cadre de la politique de concurrence de l’UE (voir Harmoniser les conditions de concurrence)Unanimity requiredseulement une fois, après avoir modifié la définition européenne de la subvention
Doter un organisme de l’UE de la compétence pour autoriser ou rejeter les transferts de données hautement sensibles des entreprises européennes vers des pays tiers (voir Se protéger contre les transferts forcés de données sensibles)Unanimity requiredmais potentiellement pas dans tous les domaines
Actualiser la stratégie de l’UE « Relier l’Europe et l’Asie » pour créer une « connexion mondiale de l’UE » véritablement mondiale (voir Renforcer l’Europe sur son territoire et dans le monde)  
Autoriser les entreprises à utiliser différentes infrastructures de paiement avec différents niveaux de transparence en fonction des pays tiers, sur la base du règlement européen sur les crypto-actifs (voir La monnaie numérique comme moyen de résilience face à la coercition économique)  
Proposer des garanties européennes de crédits à l’exportation pour certaines entreprises (voir Un fonds pour la résilience européenne) Unanimity required
Mettre en place un fonds pour la résilience européenne afin de renforcer le soutien aux entreprises et à la solidarité européenne (voir Un fonds pour la résilience européenne)  
Établir un Bureau pour la résilience de l’UE afin d’aider les entreprises à faire face au SECAD en Chine et à l’OFAC aux États-Unis (voir Un bureau de l’UE pour la résilience pour faire face à la coercition économique) Unanimity requiredpour lui octroyer certaines compétences

À long terme (plus de 3 ans)

 
Mettre en place un euro numérique dans une infrastructure purement européenne/gérée par la BCE, et relevant de la seule compétence de l’UE (voir La monnaie numérique comme moyen de résilience face à la coercition économique)  

La promotion d’un programme d’action commercial positif et le développement de la puissance de l’Europe sur son territoire et dans le reste du monde devrait être dans tous les esprits européens immédiatement, à court terme, à moyen terme et à long terme.

Un bureau de l’UE pour la résilience face à la coercition économique

Mettre en place un interlocuteur central pour fournir une analyse et un soutien aux entreprises

Jonathan Hackenbroich

Le problème

L’Union européenne (UE) ne dispose pas d’un équivalent des agences des pays tiers qui décident de la coercition économique contre elle et la mettent en œuvre. Cela signifie qu’il n’existe aucun organe central qui représente les intérêts européens lors du dialogue et de la négociation avec des entités comme le Département de contrôle des exportations de l’État chinois (SECAD), l’Office américain de contrôle des avoirs étrangers (OFAC) et autres structures. Un pays tiers peut facilement exploiter ou semer la division au sein de l’UE. Et les entreprises européennes se retrouvent souvent livrées à elles-mêmes lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes avec des pays tiers, par exemple lorsque l’agence d’un pays tiers commence à faire pression sur elles ou, par ses actions coercitives, entraîne des difficultés de conformité, engendre des coûts que personne n’a pris en compte, ou exige des transferts de données sensibles. Cette absence d’équivalent européen aux agences des pays tiers a un coût pour la politique étrangère et les entreprises de l’UE.

Les gouvernements des États membres peuvent considérer que cette situation n’est pas problématique tant qu’elle n’affecte pas leurs intérêts particuliers ou leurs entreprises dans une situation donnée. Ils sont par ailleurs peu attirés par la supranationalisation au niveau de l’UE de la mise en œuvre des instruments économiques, qui relève actuellement d’une compétence des États membres. Mais chacun d’entre eux peut être confronté à la coercition économique d’entités situées en Russie, en Chine, aux États-Unis et dans d’autres puissances.

La solution possible

La mise en place d’un bureau de l’UE pour la résilience permettrait de créer davantage de symétrie avec les autres acteurs, de faire faire aux Européens un pas supplémentaire vers l’objectif consistant à disposer d’un organe de statut équivalent pour superviser les domaines dans lesquels ils sont actuellement absents, et d’offrir un meilleur soutien aux entreprises européennes. Les experts de ce bureau serviraient d’interlocuteur permanent avec les entités correspondantes des pays tiers, compileraient les expériences, coordonneraient les efforts européens de résilience, préviendraient en amont les gouvernements et entreprises des risques de coercition, et aideraient les entreprises européennes. Ce bureau procèderait systématiquement à une analyse des exemples de coercition, identifierait les modèles à l’œuvre et offrirait un aperçu stratégique de la manière dont la coercition économique influence la politique et les entreprises européennes. Son travail se concentrerait sur le soutien aux États membres en les aidant à éviter un coût politique et économique important. La mise en place d’un bureau de l’UE pour la résilience serait dans l’intérêt de chacun des États membres et ne nécessiterait ni modification des traités ni transfert supplémentaire de compétences vers le niveau européen. Il ne constituerait pas une nouvelle institution, mais plutôt une nouvelle entité au sein des institutions européennes, comme l’est le nouveau Responsable européen du respect des règles du commerce.

Ce bureau aiderait aussi à surmonter certains des problèmes de l’UE découlant de la nature horizontale de la coercition économique. Il rassemblerait une équipe permanente d’experts des institutions européennes, par exemple originaires des directions générales couvrant les questions commerciales, financières et économiques mais aussi du Service européen d’action extérieure. Il travaillerait étroitement avec des économistes et experts juridiques ainsi qu’avec des géostratèges, étant donné que les questions de géoéconomie requièrent une analyse collective prenant en compte toutes ces perspectives. Ce bureau pourrait être dirigé par un Représentant spécial pour la coercition économique chargé de mener le dialogue avec les autorités des pays tiers et de l’ancrer à haut niveau au sein de la Commission européenne.

Les éléments suivants constituent une longue liste de services que le bureau pour la résilience pourrait offrir aux États membres et aux entreprises européennes. L’UE devra établir des priorités car ce bureau ne sera sans doute pas en mesure de mettre en œuvre immédiatement l’éventail complet de ses services potentiels. Il pourrait commencer par réaliser une évaluation des coûts et ajouter des services supplémentaires si et quand ils deviendront viables :

  • Évaluation des coûts de la coercition exercée par les pays tiers : Le bureau pourrait exercer trois sous-fonctions cruciales, qui sont les suivantes :
    • Effets collatéraux : Signaler aux agences des pays tiers les dommages qu’ils pourraient faire subir aux Européens, même si certaines politiques spécifiques ne ciblent pas directement l’Europe, comme les sanctions américaines au Venezuela.
    • Coût pour la politique européenne : Mentionner publiquement quelles politiques l’UE n’a pas pu mener en raison de la coercition des pays tiers.
    • Coût pour les entreprises européennes et distorsion du marché : Publication périodique de rapports sur les coûts direct, indirect, d’opportunité et transatlantique (voir l’article sur la distorsion du marché).
  • Rassembler des preuves du comportement coercitif des pays tiers : Les acteurs économiques pourraient informer le bureau de toute menace ou désavantage utilisé par un pays tiers pour essayer d’affecter leur comportement. Certains types d’actions des pays tiers pourraient faire l’objet d’une obligation de présenter un rapport à ce bureau.  
  • Analyse des orientations : Le bureau pourrait analyser les orientations et règlements des agences des pays tiers afin de prévenir discrètement les États membres en cas d’entraves aux intérêts de l’UE et inversement, lorsqu’ils servent les intérêts de l’UE, il pourrait aussi en informer les pays tiers.
  • Accompagner et soutenir les entreprises européennes : Le bureau pourrait offrir aux entreprises européennes une expertise sur la manière de réagir au mieux à la pression d’un pays tiers, notamment dans leurs tentatives de dérogations et d’exemptions.
  • Mener des études d’impact des mesures de l’UE : Plus l’UE renforce ses propres capacités, plus elle sera résiliente. Le bureau pourrait proposer des études de l’impact économique et politique des sanctions européennes et autres outils économiques étrangers, et les intégrer dans les procédures de recours européennes.
  • Rôle d’alerte précoce : Le bureau pourrait émettre des alertes destinées aux gouvernements des États membres, aux associations d’entreprises et aux entreprises individuelles pour les informer publiquement ou discrètement de l’augmentation des risques de coercition et des réponses européennes, et se mettre très vite en relation avec eux pour comprendre ce dont ils ont besoin pour protéger leurs intérêts.
  • Émettre des certificats européens : Il existe un certain nombre de domaines dans lesquels une certification européenne pourrait renforcer la certitude et la résilience (pourvu que d’autres conditions soient réunies – voir ci-dessous). L’UE pourrait signaler ainsi son soutien spécifique à des investissements, déclarer que certaines procédures de diligence raisonnable sont suffisantes et s’opposer aux agences des pays tiers en désaccord. L’UE pourrait chercher à s’aligner sur d’autres pays concernant ces normes et interprétations.
  • Soutenir la localisation des avoirs : Les Européens pourraient être aidés à comprendre comment localiser des avoirs lorsqu’ils y sont autorisés par la législation européenne.
  • Enquêtes : L’UE pourrait déterminer dans quelle mesure le bureau pourrait être chargé de préparer les enquêtes visant les entreprises des pays tiers opérant sur le marché intérieur ou les entreprises européennes se conformant illégalement aux mesures de coercition des pays tiers.

Enjeux et limites

Cette idée constitue une véritable occasion favorable, mais elle s’accompagne également de certains enjeux auxquels les Européens devraient s’intéresser :

  • Équivalence : Un bureau de l’UE pour la résilience, tel que défini dans cet article, ne constituera pas un réel équivalent des agences des pays tiers. Les États membres de l’UE auraient à abandonner certaines compétences nationales fondamentales, au profit du niveau européen, en matière d’application des sanctions par exemple. S’ils ne le font pas, ils ne parviendront pas à mettre en place un organe véritablement équivalent. Et la modification des traités que cela rendrait nécessaire n’est pas à l’ordre du jour. C’est la raison pour laquelle le bureau de l’UE pour la résilience ne représente qu’un outil d’une stratégie plus large pour protéger l’Europe de la coercition économique. Ce bureau nécessiterait un degré élevé de soutien politique pour constituer un outil vraiment efficace.
  • Test de l’intérêt de l’UE : Il existe un risque que ce bureau finisse par soutenir la coercition des pays tiers s’il aide les entreprises européennes à se conformer à cette coercition. Ce bureau doit évaluer ses actions et le soutien qu’il fournit à la lueur des objectifs stratégiques politiques de l’UE afin de s’assurer que cela ne se produise pas.
  • Conflit avec les normes juridiques : Certaines fonctions de ce bureau pourraient entrer en conflit avec le droit de l’UE ou des États membres. Le règlement de blocage de l’UE fait qu’il est difficile pour les entreprises de fournir des informations précises sur la coercition économique car cela pourrait mettre en évidence leur non-respect du règlement. Ce règlement ne s’applique qu’à un nombre limité de cas de coercition économique mais le cas échéant, les entreprises ont bien du mal à démontrer qu’elles ne se plient pas à la coercition des pays tiers. Elles ne seront pas disposées à discuter avec une agence de l’UE sur la manière dont la coercition d’un pays tiers réduit leurs relations commerciales, car il existe une législation européenne en vigueur exigeant d’elles qu’elles ne restreignent pas certaines opérations du fait de la coercition. Certaines législations des États membres, comme la loi allemande Rechtsdienstleistungsgesetz [loi sur les services juridiques], quirèglemente l’offre de services juridiques aux entités telles que les entreprises, limitent également la mesure dans laquelle ce bureau pourrait donner des conseils juridiques aux entreprises. Cela illustre combien certaines des fonctions politiques du bureau, comme la certification, pourraient entrer en conflit avec l’approche juridique de l’Europe à l’égard de la coercition économique.
  • Utilité : Une incertitude subsiste sur le fait qu’une certification de diligence raisonnable de l’UE, telle que proposée ci-dessus, puisse véritablement alléger la charge des entreprises européennes liées à la conformité, par exemple.
  • Rapidité : Certaines des fonctions énumérées ci-dessus pourraient être difficiles à proposer en quelques heures, qui constituent le délai potentiel de réaction des autres entités.

Réviser la loi de blocage de l’UE

Restaurer la dissuasion et l’efficacité

Jonathan Hackenbroich

Le problème

La loi de blocage de l’UE est dysfonctionnelle. Adoptée en 1996 en réponse aux tentatives des États-Unis d’interférer dans le commerce européen licite avec Cuba, l’Iran et la Libye, elle vise à protéger les individus et entités de l’UE ainsi que leurs relations commerciales internationales licites des effets extraterritoriaux de la coercition économique. Elle est conçue pour servir deux objectifs stratégiques : la protection et la dissuasion. Toutefois, elle n’a généralement pas réussi à apporter cette protection. Paradoxalement, elle a conduit de nombreuses entreprises à essayer de réduire davantage leurs risques, au lieu de leur apporter un sentiment de sécurité.

En théorie, les Européens pourraient accepter ces effets négatifs si la loi de blocage parvenait à satisfaire son objectif stratégique plus large, à savoir empêcher en premier lieu les États-Unis (et autres pays) de mettre en place des sanctions. Pendant plus de vingt ans, lorsque les présidents américains successifs se sont abstenus d’activer le titre III de la loi Helms-Burton, la loi a semblé avoir l’effet souhaité. Il a fini par être mis en œuvre en 2019, sous l’Administration Trump, et il permet aux entreprises et individus américains de poursuivre en justice les Européens lorsqu’ils réalisent certaines transactions avec Cuba. Mais même si Donald Trump n’était pas à la Maison blanche, compte tenu de la concurrence actuelle entre les grandes puissances, tout président américain estimerait que la retenue qui a longtemps prévalu est bien moins nécessaire. D’autant plus que la stratégie de Donald Trump est celle de la pression maximale. La loi n’a pas d’effet dissuasif face à une telle approche.

La question fondamentale reste donc de savoir comment fournir protection et dissuasion dans une nouvelle ère géoéconomique, et pas seulement à l’égard des États-Unis. La manière dont les Européens font face à l’extraterritorialité américaine établit aussi un précédent pour les autres puissances, qui pourraient imposer des mesures similaires à l’avenir. Mais le problème de la loi de blocage ne tient pas seulement au fait que la mesure elle-même ne fonctionne pas ; le débat européen qui l’entoure est lui aussi en quelque sorte contre-productif.

Il existe deux camps en Europe : ceux qui estiment que la loi de blocage pourrait modifier les calculs des entreprises privées et en réalité les aider à négocier avec les grandes puissantes lorsqu’elles sont confrontées à la coercition économique ; et ceux qui considèrent la loi de blocage comme purement symbolique. Selon les premiers, le renforcement de la loi de blocage et son application permettraient aux entreprises européennes de se défendre en invoquant la « contrainte souveraine étrangère » (le fait que la législation de leur pays d’origine les oblige à se comporter ainsi) devant les autorités et tribunaux américains. Des pénalités européennes plus fortes, une mesure d’application publique en Europe contre les entités suspectées de s’être conformées aux sanctions américaines et des enquêtes sur les décisions des entreprises après l’annonce ou l’imposition de sanctions permettraient d’y contribuer. Il est considéré que cela permettrait au moins aux entreprises de gagner du temps aux États-Unis ou de les aider à négocier des exemptions. Et avec un soutien politique et des compensations, cela pourrait les conduire à refuser de se conformer aux tentatives de coercition économique des pays tiers.

Inversement, ceux qui considèrent la loi de blocage comme purement symbolique estiment qu’en définitive, l’Europe ne peut pas, de manière réaliste, modifier les raisonnements commerciaux avec une loi. La « carotte » européenne ne sera jamais assez attractive et le « bâton » européen jamais assez sévère par rapport aux menaces américaines de refuser l’accès aux marchés financiers ou au dollar. De ce point de vue, les entités européennes sont prises entre le marteau (les sanctions américaines) et l’enclume (la loi de blocage), et ce dilemme empêche de satisfaire l’objectif de la loi de blocage consistant à protéger les Européens. Le renforcement de cette loi de blocage impliquerait aussi un travail supplémentaire de mise en conformité (et donc des préjudices pour les petites entreprises), mais ne changerait pas le résultat. Cela s’explique car le point 5 de la note d’orientation de la loi permet aux opérateurs européens de commencer, poursuivre ou cesser toute opération commerciale avec les pays concernés, au moment où ils le souhaitent. En substance, ils ont simplement à invoquer leur liberté d’activité commerciale, et non les mesures des pays tiers, pour justifier leur décision de se retirer d’un marché spécifique. Mais sans ces libertés inscrites au point 5, l’argumentaire suggère que les entreprises européennes pourraient faire face purement et simplement à la menace de faillite.

Ces deux points de vue peuvent être justifiés, et réfutés, de différentes façons et en fonction des situations. Il est vrai, par exemple, que l’argument de la « contrainte souveraine extérieure » a parfois été convaincant face aux institutions américaines. Il est en outre indéniable que cette loi place les entreprises européennes dans une position délicate. Mais si chacun campe fermement sur ses positions, la capacité d’action de l’Europe pourrait finir par être compromise.

Sortir du dilemme

Résister conjointement et publiquement

D’une certaine manière, les Européens souffrent d’un problème d’action collective en ce qui concerne les sanctions secondaires. Si chacun se conformait sans exception à la loi de blocage, elle serait efficace. Les États-Unis déclencheraient une crise économique et financière massive, qui aurait des coûts énormes pour leur propre économie, s’ils mettaient ensuite leurs menaces à exécution et sanctionnaient un grand nombre d’entreprises européennes. La politique de sanction des États-Unis, qui est incroyablement efficace et qui constitue un outil clé dans son arsenal de politique étrangère, apparaîtrait alors comme inefficace, scénario contre lequel beaucoup aux États-Unis ont déjà mis en garde. Il s’agit d’une option à laquelle il faut réfléchir et, si un nombre critique d’entreprises l’envisageait, la loi de blocage pourrait contribuer à la conformité de la part de certains acteurs moins engagés. Mais en attendant qu’elle devienne réalité, cette solution théorique reste un exercice mental.

Réformer la loi de blocage

Les Européens pourraient réformer la loi de blocage pour la rendre aussi efficace que possible. L’existence de cette loi de blocage est préférable à l’absence de moyens pour faire face à la menace de formes extraterritoriales de coercition économique. Comme mentionné précédemment, elle a réussi par le passé à prévenir la coercition, elle envoie un signal important et elle est utile face à la loi Helms-Burton. Elle pourrait aussi être un outil primordial si elle était combinée à d’autres instruments proposés dans ce rapport. Pour la rendre plus efficace et aider les entreprises, les Européens pourraient continuer à interdire aux entreprises de se conformer à la coercition extraterritoriale. Cependant, au lieu d’autoriser un conflit entre les lois des pays tiers (le marteau) et le droit européen (l’enclume), qui rendrait la situation encore plus difficile à gérer pour les entreprises, les autorités européennes pourraient utiliser la loi de blocage pour engager un dialogue politique avec les autorités des pays tiers (voir la proposition de « bureau pour la résilience européenne » mentionné dans un autre article). Ainsi, au lieu d’imposer des pénalités aux entreprises, la loi de blocage pourrait contribuer à mettre en place une procédure claire de soutien à l’égard des entreprises, en les autorisant à défendre leurs intérêts dans les tribunaux des pays tiers, à expliquer les procédures afin de travailler avec la Commission européenne et à offrir un soutien plus important aux entreprises. Cela permettrait aussi de clarifier les procédures de compensation dans les cas où celle-ci, qui serait l’aboutissement de poursuites juridiques réussies contre des entreprises de pays tiers dans l’UE, est difficile voire impossible à obtenir en raison de l’absence d’avoirs dans l’UE pouvant être expropriés.

La protection par la dissuasion

Résister publiquement et conjointement pourrait être une solution aux problèmes de l’Europe face à la coercition extraterritoriale mais cela est peu susceptible de fonctionner en réalité. La réforme de la loi de blocage est viable en pratique, mais elle ne fournirait qu’une aide marginale. Une troisième voie, qui consisterait à essayer de répondre aux préoccupations des deux camps dans le débat européen sur la loi de blocage et qui revient à l’esprit originel de la loi de 1996, pourrait être à la fois viable et efficace. La notion de « protection par la dissuasion » pourrait être guidée par deux principes. D’une part, la loi de blocage devrait être efficace pour dissuader ou minimiser les effets extraterritoriaux sur les Européens. D’autre part, elle devrait protéger les entreprises européennes, et non leur imposer un dilemme impossible.

Dans certaines situations, la version actuelle de la loi de blocage peut déjà réussir à protéger et dissuader : de cette manière, si une entité américaine (qu’il s’agisse d’un individu ou une entreprise) poursuit en justice une entreprise européenne, aux États-Unis, dans le cadre de la loi Helms-Burton (car elle estime que le droit américain devrait interdire à l’entreprise européenne d’avoir des relations commerciales avec une entreprise cubaine), l’entreprise européenne peut réciproquement poursuivre en justice l’entité américaine en Europe. Selon la « clause de réparation » [claw-back] de la loi de blocage, elle peut chercher à obtenir des dommages-intérêts en Europe pour le procès s’étant tenu aux États-Unis. Les États membres de l’UE devraient alors prévoir la juridiction fondée sur les actifs nécessaire pour réclamer des dommages-intérêts de cette façon (l’Autriche, l’Allemagne et la Suède procèdent déjà ainsi). Mais les sanctions du gouvernement américain restent problématiques pour les entreprises, dans la mesure où les poursuites juridiques européennes réciproques ne sont possibles qu’en réponse à des poursuites juridiques engagées par des entités américaines aux États-Unis.

Le problème est qu’il n’existe pas de forme de compensation parfaitement équivalente lorsqu’un gouvernement comme celui des États-Unis est lui-même l’auteur de la mesure préjudiciable à l’entreprise européenne (comme c’est le cas avec les sanctions secondaires liées à l’Iran par exemple). Il existe néanmoins un type de réponse équivalent. Les institutions européennes pourraient lancer une enquête et identifier quelles sont les entités américaines bénéficiant du coût d’opportunité que les sanctions américaines font peser sur les entités européennes. Il pourrait s’agir d’entreprises qui comblent directement le vide laissé par le retrait d’une entreprise européenne sur un certain marché ou secteur, ou de concurrents américains d’entreprises européennes qui bénéficient d’un gain relatif de ces sanctions, même s’ils ne comblent pas directement un vide. Le fondement de tout ceci est que les entités européennes subissent des préjudices injustifiés dans le commerce international.

Le principe de mise en œuvre privée inscrit dans cette clause de réparation telle qu’elle existe aujourd’hui fonctionnerait alors ainsi : les institutions européennes (qu’il s’agisse de l’UE ou des gouvernements nationaux dans le cadre d’une coalition de pays affinitaires) pourraient prendre en compte le statut d’une entreprise considérée comme « bénéficiaire des sanctions » dans l’application de leurs mesures règlementaires déjà existantes. Il n’est pas nécessaire pour cela de disposer d’un « Bureau européen pour le contrôle des avoirs étrangers » (comme l’OFAC américain) ou de prévoir des contre-sanctions, qui pourraient ne jamais être promulguées. Pour citer un exemple, la Commission européenne pourrait s’occuper des avantages injustifiés obtenus par les entreprises américaines au titre d’aides d’État (externes) ou de subventions dans le cadre de sa politique de défense commerciale ou de concurrence. Tout comme les décisions relatives aux sanctions américaines, les institutions européennes pourraient autoriser certaines exceptions sur la base de négociations avec ces entreprises.

Les différents articles de ce rapport présentent certaines de ces possibilités (voir « Harmoniser les conditions de concurrence et s’attaquer aux distorsions du marché » et « Un instrument européen de défense collective »). S’en tenir à la version dysfonctionnelle de 1996 de la loi de blocage pourrait constituer une quatrième option pour l’Europe. Mais le blocage serait limité et risquerait de n’être qu’une simple déclaration de désapprobation. Les Européens devront alors s’appuyer davantage encore sur les autres contre-mesures géoéconomiques pour défendre leurs valeurs et intérêts.

Harmoniser les conditions de concurrence

S’attaquer à la distorsion du marché causée par la coercition économique

Jonathan Hackenbroich

Le problème

Il manque aux Européens un moyen réaliste d’évaluer le coût et les effets en matière de distorsion du marché liés à la coercition économique extraterritoriale. Ils peuvent calculer les dommages que les droits de douane punitifs infligent à leurs économies, mais moins facilement ceux des transferts forcés de données sensibles, des contrôles extraterritoriaux des exportations ou des sanctions extraterritoriales et coercitives. Ces mesures ont un effet de distorsion à la fois sur le marché européen et sur la concurrence mondiale.

L’Union européenne (UE) surveille déjà les barrières potentielles à l’entrée sur les marchés des autres pays ; elle offre aux entreprises la possibilité de signaler les préjudices dont elles sont victimes ; et elle a proposé une mesure d’harmonisation des conditions de concurrence pour réparer les distorsions causées par les subventions étrangères. Mais il n’existe pas de mesures équivalentes pour faire face aux nouvelles distorsions des marchés causées par des mesures coercitives extraterritoriales. Il n’existe donc pas d’évaluation systématique de l’impact des préjudices directs et indirects dont souffrent les entreprises européennes au sein même du marché européen. Et il n’y a aucun moyen de corriger ces préjudices.

La solution possible

L’Europe pourrait combler ces deux lacunes et, parallèlement, défendre le commerce libre et équitable et augmenter la résilience de l’UE. Tout d’abord, elle a besoin d’une évaluation régulière et systématique du coût et de la distorsion du marché liés à la coercition économique. Ensuite, après une évaluation minutieuse, les institutions européennes pourraient utiliser une nouvelle mesure pour compenser les effets de ces distorsions sur le marché européen.

Le principal avantage d’une telle approche est qu’elle pourrait à la fois doter les Européens d’un outil efficace et réduire la probabilité d’une escalade réciproque coûteuse. Une simple évaluation des distorsions du marché devrait limiter le risque d’escalade. En outre, même si les Européens dotent la Commission européenne d’un outil pour les corriger, cette mesure n’impliquerait pas que des contre-mesures ad hoc soient prises dans le feu de l’action d’un conflit géoéconomique. Inversement, cette mesure permettrait de ralentir la dynamique des désaccords potentiels et d’établir un processus transparent basé sur des critères clairs de concurrence loyale. Les Européens encourageraient le libéralisme et décourageraient une telle coercition dans la mesure où les pays tiers évaluent le coût potentiel et optent finalement pour le dialogue.

Une évaluation du coût et des distorsions du marché

Si les mesures coercitives peuvent avoir des coûts certains pour une entreprise donnée dans une situation spécifique, seule une évaluation stratégique des effets globaux peut offrir un aperçu réaliste des coûts croissants pour les entreprises européennes, à la fois sur leur propre marché mais aussi à l’échelle mondiale. Une telle évaluation pourrait analyser différentes formes de coercition et certains cas précis, rassembler des preuves sur les modèles économiques impliqués, et évaluer l’importance de l’effet dissuasif sur l’économie causé par la simple menace de la coercition.

Idéalement, l’évaluation des coûts pourrait tenir compte des facteurs suivants :

  • Coût direct : Le volume d’échanges commerciaux perdu par les Européens car les entreprises se sont désengagées des transactions que les gouvernements européens ne limiteraient pas, ou n’ont pas pu les faciliter.
  • Coût relatif : Les diminutions de la taille globale de l’entreprise et des économies d’échelle résultant de la perte d’un marché d’exportation qui affectent une entreprise européenne, en comparaison avec ses concurrents originaires des pays mettant en œuvre les mesures coercitives, ainsi que les avantages qui en découlent dont les entreprises issues de ces pays jouissent sur les marchés européens ou mondiaux.
  • Coût d’opportunité : La perte estimée en matière d’échanges commerciaux et d’investissements causée par l’incertitude et les mesures visant à réduire le risque.
  • Une dimension transatlantique : Les parts de marché que l’Europe et les États-Unis ont collectivement perdu au profit de la Chine dans des régions d’importance stratégique (par exemple sur la Route de la soie), comme résultat de la coercition.

Si et quand il sera mis en place, le bureau pour la résilience européenne (voir proposition distincte) pourrait être chargé de mener cette évaluation régulière et coordonner l’expertise existante au sein de la Commission (notamment avec les services de la concurrence et financiers ainsi que les directions en charge du commerce). À court terme cependant, les Européens pourraient confier à un institut de recherche économique (ou à plusieurs d’entre eux) le soin de calculer les coûts et la distorsion engendrés par les principaux cas de coercition au cours de l’année passée. Un premier rapport pourrait être publié dans les mois à venir.

Un instrument de réparation

Un instrument de réparation pourrait s’appliquer aux opérations, comme les transactions commerciales par exemple, qui se déroulent dans l’UE et qui tirent profit de la coercition économique exercée par un pays tiers. En cas de menace ou d’utilisation de mesures coercitives contre l’Europe, l’UE pourrait évaluer les motivations économiques potentielles de telles actions, et déterminer si elles conduisent à une véritable distorsion du marché intérieur, ou sont particulièrement susceptibles de le faire, et sont préjudiciables aux entreprises européennes. Elle pourrait mettre au point des indicateurs transparents pour réaliser son évaluation et également mener un « test de l’intérêt pour l’UE » (afin de déterminer si, dans un cas donné, l’inaction a des avantages supérieurs à la distorsion du marché) avant d’engager des mesures pour corriger la distorsion.

Après une telle évaluation, l’UE pourrait compenser les dommages et la distorsion par :

  • des taxes de réparation imposées à l’entreprise du pays tiers ayant profité des mesures prises par son gouvernement. Les sommes collectées iraient à l’UE et aux États membres, et pourraient potentiellement financer d’autres mesures de résilience ;
  • la cession de certains avoirs ;
  • l’interdiction de certains investissements.

Quelques exemples :

  • En raison de la coercition économique exercée par le pays X, l’entreprise européenne Y ne peut plus vendre ses produits à un pays Z, même si les gouvernements européens considèrent les transactions entre Y et Z comme légitimes. Les ventes à Z représentaient 20 % du chiffre d’affaires d’Y. L’entreprise subit des pertes, une réduction de sa taille globale et des économies d’échelle sur le marché européen, et enregistre des coûts d’opportunité supplémentaires liés à l’incertitude de l’investissement et à la cession, tout cela résultant des actions économiquement coercitives du pays X. Son principal concurrent, l’entreprise N, sur le marché européen est originaire du pays X, et doit donc verser des taxes de réparation pour équilibrer les conditions de concurrence en Europe.
  • Les mesures extraterritoriales du pays X entraînent une forte baisse du commerce européen de certains produits issus du pays Y. Les Européens doivent substituer les produits importés du pays Y par des produits venant de X. Par conséquent, les entreprises de X bénéficient d’un avantage sur le marché de l’UE par rapport aux importateurs européens des produits en provenance d’Y. Les entreprises du pays X doivent donc verser une taxe de réparation ou céder des avoirs pour équilibrer la situation. Les entreprises du pays X sont capables d’obtenir davantage de liberté sur le marché Y que les entreprises européennes, grâce à leur proximité avec les autorités du pays X, et sont plus actives sur le marché européen. Par conséquent, ces entreprises bénéficient de leur taille globale et d’économies d’échelle sur le marché européen. Et elles versent également une taxe.

Enjeux et limites

Cette idée constitue une occasion favorable mais elle s’accompagne également de certains enjeux auxquels les Européens devraient s’intéresser :

  • Fondements de la politique de concurrence de l’UE : Chercher à faire face aux coûts des mesures extraterritoriales comporte un risque de politisation de la politique de concurrence de l’UE. Cela impliquerait de dévier fortement des principes de la politique de concurrence de l’UE (qui se concentrent actuellement sur les coûts concrets causés par les contributions financières de tiers). Cela inciterait aussi de nombreux acteurs à appeler à un nouvel élargissement du champ de la politique de concurrence.
  • Représailles ? En principe, cette proposition cherche à éviter toute escalade. Mais les auteurs des politiques de coercition économique pourraient déclencher une escalade, ou en faire la menace, si l’Europe décidait de mettre en place un instrument de réparation. Il existe aussi un risque que les pays tiers se mettent à compenser le coût des mesures européennes pour leurs entreprises. Les Européens auraient à gérer cette situation sur le plan politique et devraient souligner le fait qu’ils cherchent à corriger non pas toutes les distorsions collatérales du marché, mais seulement celles causées par la coercition économique (c’est-à-dire dans les cas où il existe une intention de modifier les politiques européennes).
  • Droit européen et droit de l’OMC : L’UE devrait élargir la définition des subventions (règlement 2016/1037) afin de considérer les mesures coercitives sur le plan économique comme des éléments majeurs de distorsion du marché qui profitent aux entreprises des pays tiers. Selon le livre blanc de l’UE sur les subventions étrangères au sein du marché unique, les « contributions financières » entraînant des distorsions du marché peuvent prendre des formes indirectes variées, telles que des crédits d’impôts ou des recettes publiques non perçues. Pour inclure d’autres formes de coercition économique, les gouvernements européens auraient besoin de beaucoup élargir le champ de la définition européenne des subventions. Pour satisfaire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’UE devrait démontrer que les sanctions sont équivalentes à une aide financière et qu’elles offrent des avantages concrets et mesurables aux entreprises étrangères. Pour cela, l’action réparatrice au titre de l’évaluation devrait être prudente. Les spécialistes juridiques ont confirmé qu’il était possible d’envisager des mesures compatibles avec les règles de l’OMC (même si cela doit être soumis à une vérification juridique minutieuse). Dans le cas contraire, cela pourrait être considéré comme une contre-mesure en vertu du droit international (voir la proposition distincte relative à une mesure de défense collective).
  • Causalité et preuve : Il peut être délicat de prouver l’existence d’avantages lorsque les mesures extraterritoriales n’offrent aux entreprises étrangères qu’un avantage indirect.
  • Rapidité : Les pays tiers peuvent très rapidement mettre en place la coercition économique, alors que l’UE aurait besoin de temps pour réagir par le biais de cette mesure. Il s’agit d’un avantage : l’UE peut ainsi éviter l’escalade en cherchant à apaiser la situation. Mais il s’agit parallèlement d’un inconvénient : dans certains cas, une mesure corrective rétroactive en réponse aux coûts induits ne sera pas dissuasive.

Sanctions individuelles

Interdictions de voyager et gels des avoirs comme action réciproque

Jonathan Hackenbroich, Pawel Zerka

Le problème

Les Européens ont des difficultés pour trouver un moyen de répondre aux pays tiers, de la Chine aux États-Unis, qui utilisent de plus en plus les sanctions comme un outil pour punir les individus et les diverses entités, qu’il s’agisse des entreprises, des banques, des gouvernements et même des responsables politiques locaux, dans le cadre des relations commerciales qu’ils souhaitent entraver pour des raisons géopolitiques ou économiques. L’Europe utilise les sanctions individuelles comme un outil de politique étrangère pour lutter contre la violence et la répression ; elles visent à pénaliser les ressortissants étrangers pour des violations spécifiques du droit international, et à les dissuader de poursuivre ce type de comportement. Mais il n’existe aucun outil européen pour répondre aux sanctions individuelles ou aux violations de la souveraineté européenne ou nationale par le biais de la coercition économique. Si l’Europe disposait d’un outil, comme c’était le cas lorsque la Commission européenne menaçait de mettre en œuvre des contre-droits de douane pour prévenir les droits de douane appliqués aux automobiles, l’UE serait plus forte dans la négociation.

Solution possible

Les sanctions individuelles (comme les interdictions de voyager, les gels des avoirs et les interdictions de fournir un soutien économique) pourraient doter l’UE d’un outil lui permettant de réagir aux actions de coercition économique. Elles auraient un certain nombre d’avantages potentiels :

  • Faible coût : Elles seraient moins lourdes et moins coûteuses que d’autres actions, dans la mesure où elles n’impliqueraient que des individus.
  • Dissuasion : Elles seraient ciblées sur un mauvais comportement spécifique, infligeant des pénalités sévères aux individus et leur envoyant un message dissuasif fort.
  • Neutralité du pays : Les sanctions personnelles ciblent des individus et non des pays. L’Europe pourrait simplement mettre en place un mécanisme pour cibler ceux qui, dans un cas très spécifique, facilitent des violations majeures de la souveraineté des États membres ou de l’UE par le biais de la coercition économique.
  • Potentiel de limitation de la confrontation et de minimisation des dommages économiques : On peut faire valoir que les sanctions personnelles causent moins de dommages aux relations politiques et économiques avec les pays tiers que d’autres mesures. Les relations des États-Unis avec l’Arabie saoudite, par exemple, n’ont pas grandement souffert du recours aux dispositions de la loi Magnitsky visant à inscrire 17 personnes soupçonnées d’être impliquées dans la mort de Jamal Khashoggi sur une liste de sanctions. S’il existait un mécanisme transparent et minutieusement calibré définissant le moment et les modalités de déclenchement des sanctions (plutôt que des désignations ad hoc), l’UE pourrait canaliser les tensions dans une procédure, sans avoir à subir elle-même d’importants préjudices économiques. D’autres acteurs pourraient prendre en compte ces coûts, et y réfléchir à deux fois avant de recourir à la coercition économique. Toutefois, comme cela a été mentionné précédemment, cette approche pourrait conduire à une escalade.

Les Européens ne sanctionneraient les individus que sur la base d’un lien de causalité ou d’une responsabilité personnelle manifeste à l’égard de l’activité illicite, ainsi que sur la base d’autres critères objectifs généraux. Cela rendrait cet outil transparent et prévisible pour les autres acteurs, renforçant ainsi sa fonction dissuasive et réduisant l’éventualité d’une escalade. Inversement, sanctionner des personnes qui ne sont pas impliquées dans une activité illicite (pour tenter de causer un dommage maximum en représailles) ne serait pas conforme à l’engagement de l’UE en faveur d’un ordre international fondé sur des règles, et ne correspondrait pas à sa politique en matière de sanctions. L’usage de ces mesures pourrait donc être limité par la législation de l’UE.

L’Europe devrait donc cibler les personnes responsables ou ayant joué un rôle personnel dans la décision ou la mise en place de la coercition économique. Ces cibles pourraient par exemple être les auteurs d’une ligne de conduite spécifique, tels que les fonctionnaires qui utilisent le chantage informel contre les entreprises européennes, ou qui sont responsables de la proposition ou de la mise en œuvre d’une désignation, ou les responsables politiques qui menacent les entreprises de manière informelle. Ces individus auraient ainsi le sentiment que leurs actions pourraient avoir des conséquences. D’autres cibles pourraient inclure les employés de banques des pays tiers qui mettent en œuvre les gels des avoirs ou ceux qui aident, de quelque façon importante que ce soit, un gouvernement d’un pays tiers à imposer des mesures de coercition à des Européens.

Base juridique

Au niveau de l’UE, il n’existe actuellement aucun mécanisme simple permettant de déclencher des contre-sanctions en réponse à la coercition économique. En cas d’unanimité, les États membres peuvent imposer ces sanctions de manière conjointe, dans le cadre du processus de décision classique de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Mais la coercition économique est souvent conçue pour toucher davantage certains États membres, et donc diviser l’UE, rendant l’unanimité difficile à atteindre.

C’est la raison pour laquelle les Européens pourraient adopter une première mesure différente à l’échelle de l’UE. En dissociant la décision de tout cas concret de coercition économique, il pourrait être plus facile de parvenir à un consensus européen. Les Européens pourraient adopter un règlement dans le cadre de la PESC, qui permettrait d’imposer des interdictions de voyager et des gels des avoirs, ainsi que des interdictions d’octroyer des aides économiques à des « individus listés dans l’annexe » dans des cas de coercition économique. Cette annexe resterait pour l’instant vierge. L’ajout d’un nom à cette liste en annexe continuerait à exiger l’unanimité, dans l’état actuel des choses (ou une certaine majorité qualifiée, en cas d’accord à ce sujet). Cependant, le processus de recherche de consensus sur ce règlement permettrait de faire avancer les Européens dans leur capacité à répondre aux actions de pays tiers relevant de la coercition économique. Le simple fait d’évoquer publiquement une telle idée pourrait aussi avoir un effet dissuasif et montrer à quel point l’UE prend la coercition économique au sérieux. Un règlement-cadre pourrait définir explicitement quels types de coercition économique les Européens définissent conjointement comme un corpus delicti.

La législation de certains États membres offre déjà une certaine marge de manœuvre pour imposer des sanctions individuelles en réponse à la coercition économique et aux mesures extraterritoriales. Lorsque ce n’est pas le cas, les parlements pourraient créer une base juridique à cet effet. Ainsi, en Allemagne, le gouvernement peut être réticent à envisager les sanctions nationales comme une option car pour édicter des sanctions, sa pratique a longtemps consisté à se fonder sur une base internationale (UE ou ONU). Selon les analyses juridiques, il devrait néanmoins être possible d’introduire les gels des avoirs et les interdictions d’aide économique à une entité désignée sur la base des sections 4 et 6 de la loi sur le commerce international et les paiements étrangers [Außenwirtschaftsgesetz]. L’Allemagne pourrait probablement imposer ces mesures immédiatement pour une durée de six mois. Pour rendre ces mesures plus permanentes, elle pourrait modifier la règlementation mettant en œuvre la loi au niveau de la section 4 (en justifiant la sanction des personnes par le fait qu’elles nuisent aux relations étrangères du pays). D’aucuns pourraient se demander si la section 6 (qui est censée remédier au niveau national à des lacunes temporaires, non intentionnelles et dangereuses dans les régimes de sanctions multilatéraux) et la section 4 (qui vise à assurer une protection contre une dégradation significative des relations étrangères) fournissent une base juridique suffisante. S’il voulait clarifier encore plus les choses, le Bundestag pourrait amender la section 4, et ajouter une disposition relative aux sanctions personnelles en réponse à une coercition économique ou un chantage grave. L’Allemagne pourrait imposer des interdictions de voyager, indépendamment de ces considérations. Elle pourrait refuser la délivrance de visas ou l’accès à son territoire, en se fondant sur une menace pour l’ordre public ou la sécurité des citoyens allemands.

En France, les autorités ne souhaitent pas envisager l’option de sanctions nationales pour répondre à l’extraterritorialité, car selon la base juridique existante, elles ne pourraient être justifiées que dans le cas d’un financement du terrorisme ou d’une violation d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Cependant, selon les services juridiques, le gouvernement français pourrait aussi envisager une politique différente. Le recours aux sanctions en réponse à la coercition économique exigerait sans doute l’adoption d’une nouvelle loi pour créer une base juridique explicite pour les gels des avoirs, ou l’élargissement de la législation existante permettant ces sanctions personnelles (les articles L562-1 à L562-15 du Code monétaire et financier les autorisent dans le cas de la corruption, du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme). Une telle modification serait sans doute portée devant le Conseil constitutionnel pour vérifier que le problème est suffisamment grave pour justifier des restrictions de la propriété. Sur la question des sanctions contre le terrorisme, le Conseil a cependant déjà autorisé de telles restrictions. La France dispose globalement des mêmes règles que l’Allemagne pour imposer des restrictions de voyager.

Enjeux et limites

Il existe un certain nombre d’enjeux et limites possibles à prendre en considération :

  • Représailles : Malgré l’évaluation proposée ci-dessus selon laquelle il existe un potentiel limité de confrontation, l’Europe pourrait tout de même devoir faire face à une réponse disproportionnée par rapport aux sanctions personnelles, car celles-ci portent les différends au niveau personnel. L’affaire Huawei montre que des pays comme les États-Unis et la Chine pourraient répondre par des actions de représailles supplémentaires, ce qui pourrait faire courir un risque majeur à l’Europe. Les États-Unis ont brisé un tabou en menaçant de sanctions des fonctionnaires européens. Les Européens auraient intérêt à ne pas répondre de la même manière en menaçant des fonctionnaires ou employés de banques américains, en espérant que les États-Unis reconsidèreront rapidement leur position.
  • Processus de décision : La dissuasion requiert un processus de décision rationalisé, transparent et relativement certain. La recherche d’une coalition pour apporter des réponses communes au niveau national et adopter des décisions à l’échelle européenne sur la question de la liste des sanctions prendrait un certain temps. L’unanimité pourrait être difficile à atteindre au niveau de l’UE. La crédibilité européenne pourrait être affaiblie si l’annexe ne devait jamais conduire à l’établissement d’aucune liste.
  • Localisation des avoirs : Pour que les gels des avoirs soient crédibles et soutenus par tous les États membres, l’UE aurait besoin de localiser les avoirs personnels dans l’ensemble de l’Union. Elle aurait aussi besoin d’harmoniser, ou du moins de recenser, les nombreux registres des avoirs à travers l’Union, qui varient en qualité et en fonction des types d’avoirs, des États membres et des procédures d’accès.

Un instrument européen de défense collective

Inciter à la coopération face à la coercition économique

Jonathan Hackenbroich, Pawel Zerka

Le problème

La défense de l’Union européenne (UE) face à la coercition économique compte des points particulièrement vulnérables. En matière d’outils, l’UE dispose actuellement d’un éventail d’instruments de défense commerciale pour se protéger de certaines pratiques commerciales inéquitables. En outre, l’UE met actuellement en place un système d’examen des investissements afin de pouvoir parer des prises de contrôle stratégiques, et elle a lancé un processus de rééquilibrage des marchés qui ont été perturbés par des subventions étrangères. Néanmoins, l’UE n’a aucun instrument juridique pour répondre aux violations de la souveraineté nationale et de ses intérêts essentiels en matière de sécurité perpétrées par des pays tiers au moyen de mesures telles que l’utilisation d’outils commerciaux, l’application de sanctions, l’élargissement démesuré du contrôle des exportations ou d’autres mesures extraterritoriales. Ces violations peuvent être destinées à contraindre les États membres à faire certains choix politiques dans des domaines clés de leur souveraineté (comme la politique fiscale) ou à changer leur politique sur une question donnée, comme cela a été le cas avec l’embargo chinois sur les produits agricoles canadiens en réponse à l’arrestation au Canada de Meng Wanzhou, haute responsable de Huawei.

En outre, le mécanisme de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’empêche pas de telles violations, et ne prend pas en compte la rapidité du déploiement de mesures économiques coercitives par des pays tiers qui interfèrent dans la souveraineté et les intérêts essentiels des Européens. Cependant, l’Europe veut et doit maintenir son engagement total au sein du système de l’OMC, ce qu’elle fait.

La solution possible

L’Europe pourrait envisager un instrument de protection collective face à la coercition économique. Il permettrait à la Commission européenne et aux États membres de protéger directement l’Europe de la coercition économique. La Commission européenne et son vice-président, Valdis Dombrovskis, ont déjà annoncé travailler sur « un instrument visant à décourager et à contrer les mesures coercitives de pays tiers » dans le cadre du réexamen de la politique commerciale de l’UE.

Fonctionnement potentiel

L’UE pourrait voter un règlement-cadre qui offrirait un instrument juridique supplémentaire à la Commission européenne pour répondre à une situation de coercition économique à l’encontre d’États membres de l’UE ou de l’UE dans son ensemble. Le recours à cet instrument serait strictement limité aux cas d’actions graves et illicites qui enfreignent la souveraineté d’un État membre, ou la capacité d’agir de l’Europe. L’UE devrait déclarer sans équivoque que de telles mesures portent atteinte à des intérêts essentiels européens et établir une définition claire d’un acte grave de coercition économique à l’encontre l’UE, c’est-à-dire : le recours à des instruments économiques qui entraîne un préjudice économique pour des entreprises européennes, et qui vise à contraindre les Européens à adopter une certaine approche dans un domaine clé de la souveraineté, ou dans le domaine économique ou des affaires étrangères.

Les contre-mesures selon le droit international…

La coercition économique peut supposer une violation grave de la souveraineté nationale ou de la « souveraineté de l’UE » dans des domaines où l’UE dispose d’une compétence exclusive. Une telle violation du droit international public pourrait advenir dans le cas, par exemple, où une autre puissance contraindrait un État à adopter une certaine politique fiscale interne, où elle interfèrerait avec ses principales politiques de sécurité énergétique, ou bien où elle tenterait de l’obliger à adopter une certaine politique étrangère (comme la Chine a tenté de le faire lorsqu’elle a diminué ses importations de viande australienne, en réponse à l’appel de Canberra à une enquête indépendante sur les origines de la COVID-19). Quelle que soit la situation, il est illégal de recourir à une violation du principe de souveraineté pour accomplir ces objectifs. Les pays tiers invoquent régulièrement les exceptions de l’OMC concernant la sécurité nationale pour justifier leurs actions mais, même si ces dernières étaient permises, les exceptions concernant la sécurité ne les autorisent pas à enfreindre d’autres normes du droit international. Dans des situations de grave coercition économique à l’encontre des Européens, l’UE pourrait défendre la souveraineté nationale d’un État membre ou la souveraineté européenne au moyen de contre-mesures fermes, qui viseraient à faire cesser la violation en question et à protéger ses intérêts essentiels (en matière de sécurité).

Le droit international public et les règles de l’OMC pourraient fournir aux Européens une base juridique pour ces mesures.

Tout d’abord, le droit international, en tant que lex generalis, vient compléter les textes de l’OMC qui relèvent de la lex specialis. Des actions insuffisamment prises en compte dans les règles de l’OMC, telles que la violation du principe de souveraineté, relèvent du droit international. Selon plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies (par exemple, sa résolution 2625), « aucun État ne peut appliquer ni encourager l’usage de mesures économiques, politiques ou de toute autre nature pour contraindre un autre État à subordonner l’exercice de ses droits souverains ». Selon l’article 49 des Articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (« les articles »), les États peuvent prendre des contre-mesures en cas de violation du droit international, dans le but d’amener le responsable de cette violation à s’acquitter de ses obligations. L’article 48 pourrait également aider l’UE, car il autorise les États autres que l’État lésé (probablement les 27 pris ensemble) à agir pour faire réparer un fait internationalement illicite si l’obligation violée est due à un groupe d’États dont l’État lésé fait partie. L’Assemblée générale des Nations Unies a voté ces articles il y a près de vingt ans et depuis, la jurisprudence et les experts en droit international ont souvent appliqué et renvoyé à nombre de ces articles.

Le recours à un instrument de lutte contre la coercition relevant de ces articles pourrait être limité aux situations graves de coercition économique telles que nous les décrivons ici. D’ailleurs, les Européens ne devraient pas prendre de contre-mesures, et il serait peu probable qu’ils le fassent, s’il existe une possibilité réaliste de faire cesser la violation du droit international par le biais d’un accord mutuel ou dans le cadre d’une organisation multilatérale, et s’ils peuvent être relativement certains que la coercition ne sera pas de nouveau utilisée à leur encontre. L’article 50 les oblige à utiliser un mécanisme de règlement des différends fonctionnel et adapté si le problème en question peut être résolu de manière efficace par ce mécanisme. Néanmoins, à l’heure actuelle, le mécanisme de l’OMC pourrait se révéler insuffisant pour régler les différends. Depuis que son Organe d’appel est paralysé par la décision des États-Unis d’empêcher les personnes nommées de prendre leurs fonctions de juges, ce mécanisme ne garantit plus de trouver une issue aux différends considérés. Avec 22 autres membres de l’OMC sensibles au multilatéralisme, l’UE a fondé l’Arrangement multipartite concernant une procédure arbitrale d’appel provisoire (AMPA) afin de conserver un système d’arbitrage entre eux ; cependant, l’AMPA ne concerne pas les différends avec les plus grandes puissances de la coercition économique, car celles-ci n’en sont pas membres. Ainsi, les Européens pourraient justifier la prise de mesures économiques en réponse à une violation du droit international : les articles 22 et 25 des articles sur la responsabilité des États indiquent clairement qu’une violation du droit international est justifiée si cette violation est une contre-mesure prise en réponse à un fait internationalement illicite.

… et selon les exceptions de l’OMC

Ensuite, les règles de l’OMC restent et doivent rester primordiales pour les Européens. S’ils décidaient de mettre en place un instrument semblable à ce qui est décrit ici, ils devraient justifier cette décision en s’appuyant non seulement sur le droit international, mais aussi sur les textes de l’OMC afin de protéger leurs intérêts de long terme au sein d’un ordre commercial international fondé sur des règles. En principe, les textes de l’OMC interdisent les réponses économiques à des mesures économiques avant d’avoir d’abord tenté de résoudre le différend, sauf si ces réponses entrent dans le cadre d’une exception aux traités de l’OMC. L’UE pourrait donc fonder ses actions sur les exceptions relatives aux « intérêts essentiels en matière de sécurité » et à la « moralité publique ». Elle pourrait invoquer la nécessité d’avoir un moyen de dissuasion dans les domaines où le système de l’OMC n’est pas en mesure de la protéger efficacement de la coercition économique (par exemple, en cas de violation de ses droits hors du cadre d’action de l’OMC). Elle pourrait avancer non seulement que le système de règlement des différends est dysfonctionnel, mais également qu’il ne permet pas de résoudre des différends urgents à la même vitesse que celle à laquelle des pays tiers déploient des mesures très efficaces de coercition économique. En outre, l’UE pourrait mettre en avant ses intérêts essentiels en matière de sécurité pour se protéger de violations de principes clés tels que la souveraineté nationale, à une époque de guerre économique que les Européens n’ont ni lancée, ni alimentée.

L’UE devrait démontrer sa bonne foi pour recourir légitimement à ces exceptions à la réglementation de l’OMC. Un moyen d’atteindre cet objectif serait de prendre ce qui pourrait être qualifié de « mesures de représailles » (retaliatory enforcement). Cette notion permettrait à l’UE d’agir rapidement pour imposer ses contre-mesures et se protéger au moyen du nouvel instrument proposé dans le présent article, en réponse à ce qu’elle considère être une violation du droit international public ou de la réglementation de l’OMC (ou des deux). Ce type d’action rapide serait nécessaire dans les situations graves, car une décision d’une cour internationale ou de l’OMC serait probablement émise trop tard, après que la coercition économique a accompli son objectif. Dès le début de l’acte de coercition économique, la Commission européenne prendrait des contre-mesures afin de défendre sa souveraineté et ses intérêts essentiels. En même temps, elle pourrait porter la mesure devant la Cour internationale de justice, si possible, ou devant le mécanisme de règlement des différends de l’OMC (ou devant les deux). S’il s’avérait plus tard que ces institutions estiment que l’UE n’avait pas le droit de prendre des contre-mesures (soit selon le droit international, soit selon la réglementation de l’OMC), l’UE les ferait cesser. En outre, elle pourrait dans certains cas compenser les dommages encourus par le pays tiers en lui accordant des conditions plus favorables pour accéder à son marché pendant une période donnée ; cela serait une preuve exceptionnelle de bonne foi.

Mesures concrètes

Pour rendre son nouvel instrument aussi efficace que possible, l’Europe devrait principalement examiner des domaines où la Commission européenne bénéficie d’un large éventail de compétences selon les traités européens en vigueur. Voici quelques mesures potentielles que les Européens pourraient envisager au titre de cet instrument :

  • imposer des taxes sur la fourniture transfrontalière de services ou bloquer les échanges de services ;
  • renforcer les restrictions sur les transferts de données ;
  • renforcer ou menacer les services d’investissements ; certains iraient même jusqu’à suggérer de limiter la réaffectation des profits à leur pays d’origine ;
  • imposer des restrictions sur les marchés publics européens. Certaines restrictions pourraient être possibles en s’en tenant aux obligations européennes ;
  • prélever des taxes de compensation aux entités qui bénéficient de la situation de coercition économique, afin d’équilibrer le marché (voir la proposition « Harmoniser les conditions de concurrence »).

L’Europe pourrait également examiner la possibilité de suspendre certaines protections qui relèvent des ADPIC (propriété intellectuelle). Par exemple, l’UE pourrait interrompre l’application des textes relatifs au piratage pour certains produits, imposer ou menacer d’imposer des droits de douane (temporaires), et imposer ou menacer d’imposer des restrictions quantitatives (temporaires) sur les importations de certains pays. Si elle décidait de mettre en place un instrument similaire à celui proposé dans cet article, l’UE devrait choisir soigneusement les mesures à mettre en œuvre.

Bénéfices des contre-mesures conformes au droit international

  • Une réponse directe et ciblée : Le recours à un instrument de défense collective permet une réponse directe, proportionnée et rapide à certaines actions qui interfèrent dans des affaires relevant de la souveraineté des États membres de l’UE ou qui représentent une menace pour la sécurité nationale.
  • Une solidarité renforcée : En adoptant cet instrument, l’UE s’engagerait d’avance à être solidaire. S’il était appliqué, la Commission européenne imposerait les pénalités et les États membres conserveraient un certain pouvoir sur leur application (par des actes d’exécution, par exemple), ou ils pourraient avoir le droit d’interrompre l’action de la Commission européenne en cas de majorité qualifiée, ce qui serait une approche plus créative.
  • Dissuasion : L’existence d’un mécanisme de réponse clair pourrait dissuader dès le début l’adoption de mesures de coercition extraterritoriale (ou d’autres types de coercition), ce qui éviterait de futurs différends.
  • Crédibilité : Un instrument semblable à celui décrit ici renforcerait fortement la crédibilité de l’UE. Comme elle l’a déjà fait en réponse à des droits de douane punitifs, l’Europe pourrait réagir rapidement. Elle parvient jusqu’à présent à éviter les droits de douane dans le secteur automobile de cette manière. D’autre part, la Commission européenne a pu agir dans certains secteurs, même lorsque certains États membres n’étaient pas touchés par certaines politiques de pays tiers. Elle est parvenue à surmonter les différends sans les aggraver.

Enjeux et limites

  • Estimer les coûts : Avec cet instrument en particulier, les responsables politiques devront prendre soin d’évaluer deux catégories de coûts : le coût politique et économique en cas d’inaction, ou de recours à une mesure qui n’a pas été citée ici, surpasse-t-il le coût politique et économique lié à l’utilisation de cet instrument ? Pour résumer la situation, deux opinions prédominent en Europe sur cette question. Les Européens qui pensent que le coût de l’inaction sera plus élevé que celui de l’action sont en faveur de la mise en place de cet instrument, car d’autres outils sont inefficaces et l’inaction de l’Europe encourage à lui imposer davantage de coercition économique. Les Européens qui pensent que le coût d’utilisation de cet instrument sera plus élevé que celui de l’inaction ou du recours à un autre outil, estiment que l’existence même de cet instrument encouragera l’imposition de situations de coercition économique à l’Europe (voir « Protéger l’Europe de la coercition économique »).
  • Instrumentalisation : Des pays tiers pourraient tenter de faire croire que l’UE enfreint la loi, bien que l’Europe continue de respecter totalement le système de l’OMC, le droit international et l’ordre fondé des règles. Dans ce cas, l’Europe devrait répondre que des pays tiers attaquent et détruisent l’ordre fondé sur des règles, au point que les Européens n’ont d’autre choix que d’invoquer leurs intérêts essentiels pour protéger leur souveraineté européenne et nationale dans des situations extrêmes de grave coercition économique. Des pays tiers pourraient continuer de chercher à inverser les rôles, et affirmer que les Européens portent atteinte à l’ordre fondé sur des règles. L’UE devrait élaborer une stratégie minutieuse afin d’expliciter sa position et d’engager un dialogue sur le renforcement de l’OMC, notamment en invitant à restaurer (et à réformer) l’OMC si les pays tiers souhaitaient réellement coopérer.
  • Représailles : La prospérité des Européens dépend d’un marché libre, équitable et fondé sur des règles ; ce sont des qualités qui sont au cœur de la force de l’Europe (et d’autres acteurs). Si ce nouvel instrument ne permet pas de dissuader le recours à  la coercition, il pourrait instaurer un système de loi du talion de la part de la Chine, des États-Unis ou d’autres pays concernés, ce qui créerait un cercle vicieux propice à l’escalade. Cela souligne qu’il est important de mettre en place un mécanisme transparent qui s’appuie sur le droit international, qui inciterait de manière positive les pays tiers à s’abstenir de recourir à de la coercition économique si les responsables européens décidaient d’adopter les idées présentées dans cet article. Cet instrument ferait la preuve de l’approche stratégique de l’UE (notamment la signalisation, la diplomatie et les mesures d’incitation), et serait complètement orienté vers l’amélioration de la coopération plutôt que vers sa mise en danger.
  • Identification des secteurs à cibler : Il sera peut-être techniquement, juridiquement et politiquement difficile de sélectionner les domaines d’adoption de contre-mesures, et de choisir les instruments à utiliser. Certaines mesures peuvent avoir diverses répercussions économiques et politiques (comme les restrictions sur les transferts de données) que les Européens devraient attentivement étudier. En outre, de nombreux pays européens ont des obligations bilatérales ou multilatérales. Ainsi, la législation relative au règlement des différends entre investisseurs et États autorise les investisseurs étrangers à s’adresser à une cour internationale pour résoudre les différends en matière d’investissement. L’UE devrait également minimiser les dommages collatéraux, et empêcher ce type de dommages de se concentrer dans des régions ou des États membres particuliers.
  • Questions juridiques et portée : Les Européens devraient analyser de manière approfondie la base juridique de cet instrument, et prendre en compte un certain nombre de perspectives juridiques sur les questions qu’il soulève. Ils devraient également tenir compte des restrictions imposées à l’utilisation potentielle de cet instrument par d’autres accords contraignants. L’idée de « mesures de représailles » (procédure devant un tribunal et représailles provisoires mises en place en parallèle) doit être approfondie. Le règlement-cadre devrait être très précis dans sa définition de la coercition économique et des formes graves d’ingérence dans la souveraineté nationale ou européenne. Cela permettrait d’éviter de s’orienter vers des attitudes excessivement protectionnistes, tout en autorisant une certaine souplesse afin que la Commission européenne puisse réagir rapidement.
  • Risques d’utilisations abusives : Une fois créé, un outil peut être mal utilisé. S’il n’est pas limité à certaines situations graves, cet instrument pourrait encourager le protectionnisme.
  • Risques en matière de solidarité : La mise en place de cet instrument introduirait le risque qu’un État membre qui s’oppose farouchement à une certaine action de représailles (peut-être parce qu’elle aurait de graves répercussions sur son économie ou sur une relation bilatérale étroite qu’il entretient avec un pays tiers) puisse voir sa position oubliée et ignorée par d’autres États membres ou par la Commission européenne.

Renforcer l’Europe sur son territoire et dans le monde

Dr Janka Oertel

La coercition économique résulte d’une détérioration des relations politiques entre les États. Pour lutter contre le potentiel destructeur des politiques économiques coercitives, il ne suffit pas de se défendre ; en effet, il est primordial que l’Europe s’affirme comme un partenaire économique solide et résistant, et qu’elle crée un environnement international en matière d’interactions économiques qui encourage la coopération et décourage les mesures coercitives à l’encontre des ressortissants, des entreprises et des gouvernements européens.

Renforcer l’Europe sur son territoire

La compétitivité et l’innovation des entreprises européennes ainsi que la puissance du marché unique ont fait de l’Europe un partenaire économique essentiel pour de nombreux pays à travers le monde, et un acteur clé dans les échanges commerciaux et les chaînes d’approvisionnement à l’échelle internationale. Plus l’Europe sera forte sur son territoire, plus elle sera en mesure de dissuader activement les mesures de coercition économique.

Pour garantir le rôle de puissance économique de l’Europe, le fonds de relance destiné à lutter contre les répercussions de la COVID-19 devra être utilisé à bon escient et de manière ciblée, afin d’être en mesure de relever les défis qui se présenteront. Pour renforcer sa future compétitivité, l’Europe devrait :

  • appliquer sa nouvelle stratégie industrielle, qui est dirigée par la Commission européenne en coopération avec les États membres. Cela comprend l’investissement ciblé dans le renforcement de la souveraineté stratégique en matière d’infrastructures (numériques) cruciales (y compris dans les réseaux 5G), afin de réduire la dépendance envers les acteurs extérieurs à l’UE et les risques de perturbation de l’approvisionnement et des services. Augmenter la capacité industrielle de l’Europe pourrait également participer à empêcher l’apparition de nouveaux points faibles, notamment au niveau de la chaîne d’approvisionnement technologique. En outre, dans toute l’Europe et en coopération avec les fédérations d’entreprises, les sociétés particulièrement importantes en matière de stratégie devraient être identifiées, et les vulnérabilités restantes dans la chaîne d’approvisionnement devraient être recensées ;
  • encourager d’une même voix la transition numérique et la croissance écologiquement durable, y compris par le biais de possibilités de financement spécifiques ouvertes aux start-ups et des sciences fondamentales afin d’éviter de dépendre de capitaux provenant des États-Unis (et de la Chine), en particulier pendant les dernières étapes avant la prise de décision. Cela contribuerait à maintenir les start-ups européennes les plus prometteuses sur le territoire de l’UE, et à créer un environnement commercial attractif pour l’innovation en Europe ;
  • investir dans une analyse concrète des risques et des possibilités liés à la relocalisation et à la délocalisation de proximité, c’est-à-dire au retour délibéré de la production et d’autres activités économiques en Europe et dans les États voisins. Cela ne viserait pas seulement à augmenter la résilience des chaînes d’approvisionnement, mais aussi potentiellement à améliorer la cohésion au sein de l’UE, en cherchant à utiliser et à faire progresser les capacités économiques et industrielles des États membres dans l’Est et le Sud-Est de l’Europe, y compris en investissant davantage dans des projets d’infrastructures visant à promouvoir la connectivité intraeuropéenne.

Façonner l’environnement économique international

L’Europe doit intensifier ses efforts pour participer activement à la construction d’un environnement économique international fondé sur des règles, sur des normes et sur la coopération multilatérale, qui sont de plus en plus menacés par des rivalités entre les grandes puissances. L’UE et ses États membres doivent définir leurs priorités et avancer dans les domaines les plus urgents. Cela inclut :

  • la recherche d’accords provisoires sur les flux de données libres avec des partenaires clés et dignes de confiance, y compris les États-Unis et l’Inde, avant d’entamer des négociations de libre-échange plus générales ;
  • la définition de secteurs clés en matière d’harmonisation des règlements, à conduire avec une nouvelle administration à la tête des États-Unis. Il pourrait s’agir de secteurs tels que les services financiers et la protection de la vie privée. Des protections contre les sanctions extraterritoriales pourraient être placées au cœur du processus d’harmonisation des normes ;
  • la poursuite des efforts visant à conclure avant la fin de cette année un véritable accord global sur les investissements avec la Chine ? afin de renforcer la base nécessaire à des échanges commerciaux fondés sur des règles et à l’égalité des conditions de concurrence, tout en n’hésitant pas à refuser de poursuivre les négociations si Pékin continue de bloquer une véritable réciprocité avant cette date-butoir clairement définie ;
  • la modification de la stratégie de l’UE sur la relation entre l’Europe et l’Asie pour la transformer en une stratégie des « Liens mondiaux de l’UE » qui soit véritablement mondiale, en mettant fortement l’accent sur la connectivité numérique ? et en accordant une attention particulière aux Balkans occidentaux et à l’Afrique. Afin d’améliorer la communication de l’UE à propos de ses efforts actuels, en particulier dans son voisinage, sa stratégie de connectivité pourrait également inscrire des projets en cours dans l’argumentaire relatif à la connectivité stratégique. Cela pourrait comprendre, par exemple, la Politique européenne de voisinage, où des lignes de financement permettent déjà d’apporter un soutien financier dans le voisinage de l’UE mais dans lequel la connectivité en tant que telle n’a pas encore été définie de façon explicite comme une priorité. D’autre part, il conviendrait d’accorder plus d’attention aux possibilités de connectivité stratégique avec l’Amérique latine, au-delà du voisinage immédiat de l’UE avec l’Asie ;
  • la pierre angulaire des mesures de l’UE liées à sa connectivité mondiale dans tous ses aspects (des infrastructures de transports, des réseaux numériques et des connexions énergétiques à une connectivité qui permette et qui soit au service des interactions entre les personnes) devrait être son ouverture de principe à des coopérations avec d’autres initiatives majeures en matière de connectivité, y compris avec le réseau Blue Dot des États-Unis, conçu comme un outil de développement et de financement d’infrastructures de qualité, et même avec l’initiative chinoise « une ceinture, une route », pourvu que cette coopération soit fondée sur un accord préalable au sujet des normes applicables en matière de durabilité, de droit du travail et de concurrence.
  • l’utilisation de la dynamique engendrée par la publication des lignes directrices allemandes pour la région indopacifique en septembre 2020 pour chercher à renouveler l’engagement allemand et européen dans cette région, afin de nouer activement des partenariats stratégiques liés à la connectivité avec le Japon, l’Inde et l’Australie. Ces nations doivent composer avec des difficultés similaires à celles de l’Europe, compte tenu du nouveau contexte géopolitique, et elles sont toutes disposées à coopérer davantage avec l’UE ;
  • la création de nouvelles coalitions efficaces et transversales au sein de l’administration de l’UE entre les différentes directions générales responsables de divers pans de la connectivité, comme le développement, les échanges, la transition numérique et la politique étrangère. Ce travail devrait être supervisé par la présidente de la Commission européenne. Pour être efficace, une stratégie générale de connectivité doit disposer des ressources financières nécessaires à la mise en œuvre de projets à grande échelle. Ces ressources peuvent être dégagées en incluant les subventions de l’UE pour le développement de manière active et stratégique dans le programme d’action lié à la connectivité ;
  • l’incitation d’entreprises du secteur privé, par des garanties et des titres, à renforcer la force de frappe financière de l’Europe, et à tirer parti des investissements dans des pays à fort potentiel et stratégiquement importants, mais où il est nécessaire de prendre davantage de risques pour être compétitif (notamment face à la Chine) ;

l’identification de mesures de court et moyen terme, dont des projets clés en matière de connectivité auxquels s’intéresser dans les secteurs de la diversification commerciale et des chaînes de valeurs, de la technologie et de la transition numérique, et enfin du changement climatique.

Résilience des canaux de paiement

Mettre en place une Banque européenne d’exportation

Jonathan Hackenbroich

Le problème

Les Européens ne disposent pas de canaux de paiement qui leur permettraient de continuer à effectuer des transactions lorsqu’une tierce partie leur impose une certaine forme de coercition économique : les sanctions financières. Le rôle central du dollar et du système financier des États-Unis, au cœur du financement du commerce extérieur et des projets, signifie que les entités de l’UE sont vulnérables même dans les cas où elles n’échangent pas avec les États-Unis. Le marché n’a pas comblé l’absence de services de paiement pour les entités qui souhaiteraient commercer avec des États ciblés par des sanctions de pays tiers. L’État pourrait néanmoins intervenir pour fournir ces infrastructures essentielles. L’Union européenne et ses États membres disposent de nombreux organismes gouvernementaux et quasi-gouvernementaux de crédit à l’exportation (OCE). À l’exception de l’entité ad hoc INSTEX, tous ces organismes sont cependant très exposés au marché du dollar et au système financier des États-Unis.

La solution possible

Une nouvelle Banque européenne d’exportation (BEE), qui ne serait pas exposée au système financier des États-Unis ou au dollar américain, pourrait proposer des canaux de paiement qui prendraient en charge les transferts de fonds comme les lettres de crédit. Elle pourrait également proposer des services similaires à ceux des OCE actuels, y compris les prêts directs, les assurances-crédits et les garanties à l’exportation. La banque pourrait agir dans un écosystème financier qui serait moins vulnérable aux sanctions américaines. Elle devrait probablement disposer de filiales dans les pays pertinents, afin de pouvoir réaliser des transferts directs. Les possibilités et les obstacles spécifiques dépendraient de la conception exacte de la BEE, mais les avantages principaux pourraient être les suivants :

  • Un statut d’institution publique : La BEE relèverait du droit public. Pour éviter de devoir modifier les traités de l’UE, la BEE pourrait entrer dans la catégorie des agences intergouvernementales et avoir un statut similaire à celui du Mécanisme européen de stabilité, avec un personnel composé de hauts responsables de l’UE et des États membres. Les pays tiers hésiteront bien davantage à sanctionner une institution interétatique et des responsables de haut niveau, notamment si un grand nombre des 27 participent ensemble à sa création.
  • Un signalement sans confrontation : Dès les premières mesures visant à créer la BEE, les États-Unis seront avertis que l’utilisation de sanctions à mauvais escient pourrait avoir des répercussions négatives sur la suprématie du dollar à moyen et long terme. Lorsque la BEE sera mise en place et qu’elle fonctionnera correctement, sa seule existence suffira à diminuer les risques de représailles ou de confrontations politiques à la suite de certaines sanctions. Les États-Unis éprouveraient des difficultés à sanctionner des entités dont les opérations sont indépendantes d’eux.
  • Un refinancement européen : Le refinancement de la BEE serait uniquement en euros ou dans d’autres monnaies des États membres de l’UE, et les investisseurs devraient être établis sur le territoire de l’UE.
  • Une conformité avec les règles de l’UE : La BEE pourrait avoir comme objectif de ne relever que du droit de l’UE, c’est-à-dire qu’elle ne respecterait pas les sanctions unilatérales prises par les États-Unis mais serait au contraire résistante à ces sanctions, comme indiqué plus haut.
  • Les systèmes SWIFT, TARGET2 et SEPA : En tant qu’institution européenne, la BEE pourrait avoir accès aux systèmes SWIFT, TARGET2 et SEPA.
  • Accès aux banques commerciales I : L’Office américain de contrôle des avoirs étrangers (OFAC) et d’autres entités pourraient considérer que les banques commerciales ont un « comportement passible de sanctions » si elles acceptent de recevoir ou d’émettre des paiements depuis ou vers la BEE (même dans le cas où la BEE aurait accès aux systèmes SWIFT, TARGET2 ou SEPA). Deux solutions se présenteraient alors aux Européens :
    • Ils pourraient mettre en place un pacte public-privé entre les gouvernements et les banques commerciales selon lequel les gouvernements garantiraient une protection politique aux banques, qui accepteraient en retour les échanges financiers avec la BEE. Ce pacte devrait être conclu aux plus hauts niveaux de responsabilités et dans plusieurs États européens. Si les gouvernements ou l’UE élargissaient les garanties de crédits à l’exportation pour qu’elles s’appliquent à davantage de situations de coercition économique, les banques en seraient d’autant plus rassurées.
    • Les Européens pourraient mettre en place un système de compensation automatique avec les banques commerciales qui comprendrait des mesures techniques compliquant la tâche de pays tiers qui chercheraient à retracer les transactions. Ils pourraient imposer juridiquement aux banques commerciales d’accepter au moins indirectement ces paiements. Néanmoins, cela placerait tout de même les banques entre le marteau (les sanctions) et l’enclume (le droit communautaire). Contrairement au règlement européen de blocage, cependant, l’obligation juridique serait très spécifique et ne concernerait pas directement le respect des sanctions. En règle générale, l’OFAC pousse les banques à remettre ces obligations en question devant les tribunaux, mais ces derniers pourraient soit considérer que l’affaire n’est pas recevable, soit confirmer l’obligation juridique (il s’agit de l’avis prédominant dans le milieu judiciaire).
    • Les Européens pourraient imposer à toutes les entreprises et à toutes les institutions nationales d’avoir un compte à la BEE. Ainsi, elle serait en mesure de proposer des canaux de paiement parallèles, et elle pourrait enregistrer des transactions hors de portée des sanctions prises par des pays tiers.

Il y a deux avantages supplémentaires à la création d’une BEE. Tout d’abord, elle pourrait dans une certaine mesure encourager l’utilisation de l’euro dans les échanges commerciaux et dans les réserves nationales. D’autre part, de nombreux pays à travers le monde (notamment la Chine et les États-Unis) augmentent leurs recours aux exportations et aux financements de projets comme des instruments de politique étrangère. Dans ce contexte, la BEE favoriserait la compétitivité de l’UE d’une manière plus indépendante des États-Unis.

Enjeux et limites

Cette idée ouvre une voie possible, mais implique aussi des difficultés à surmonter pour les Européens :

  • Le temps : Mettre en place un réseau international de différentes filiales de la BEE, ou même la BEE elle-même, ne se fera pas instantanément.
  • Accès aux banques commerciales II : Les banques commerciales pourraient se trouver dans une situation difficile où elles devraient accepter un paiement de la BEE sans être en mesure d’appliquer leurs mesures de diligence raisonnable habituelles (ou sans avoir d’autre possibilité que d’ignorer ces exigences). Les Européens devraient probablement encourager les banques commerciales à accepter de réaliser des transactions avec la BEE par le biais de directives (contraignantes) relatives à la diligence raisonnable concernant les transactions liées à la BEE.
  • Accès aux banques commerciales III : L’OFAC pourrait décider d’ignorer les restrictions juridiques qui s’appliqueraient aux banques européennes et de les cibler malgré tout. Cela pourrait entraîner de très fortes tensions transatlantiques et des coûts économiques majeurs pour les deux camps. Les banques commerciales pourraient tenter d’éviter de remplir leur obligation juridique. Dans ce cas, les Européens devraient se montrer plus créatifs, au moins jusqu’à ce que la BEE atteigne l’importance visée. Des entreprises pourraient rémunérer leurs employés dans d’autres pays à partir des fonds provenant de leur compte à la BEE, ou payer leurs impôts sur le compte à la BEE de l’État membre concerné. Il serait possible de mettre en place un système de points que les agents économiques pourraient utiliser contre des services publics ou contre d’autres types de services.
  • Liberté contractuelle : Si les Européens contraignent les banques commerciales à accepter indirectement des paiements de la BEE, ils enfreignent les principes fondamentaux de la liberté contractuelle. Malgré la difficulté de la tâche, il serait plus simple de demander à ce que tout le monde dispose d’un compte à la BEE (voir plus haut) que de mettre en place une telle obligation. Un système de compensation automatique pourrait aider les banques commerciales à accepter des paiements de la BEE.
  • Représailles : L’existence de la banque pourrait mettre en danger l’efficacité future des sanctions américaines, même si elle n’enfreint aucune sanction actuelle dans l’immédiat. Elle pourrait entraîner des représailles instantanées, qui pourraient prendre la forme soit de sanctions à l’encontre de la banque elle-même, soit de mesures visant à contraindre les entités et individus européens à éviter la banque. Les Européens sont particulièrement vulnérables dans le domaine financier : ces vulnérabilités vont du système SWIFT et des cartes de crédit à la dépendance de l’Europe envers les agences de notation et les études de marché américaines, en passant par le règlement de transactions en euros par des institutions américaines, et la présence de chambres de compensation en euro cruciales hors du territoire de l’UE, à Londres.
  • SWIFT : En fonction du degré d’utilisation du système SWIFT par la BEE pour sa messagerie financière, certains problèmes bien connus risquent de se présenter. Les États-Unis obtiennent beaucoup d’informations sur les transactions par l’intermédiaire de SWIFT, et ils exercent déjà des pressions sur l’entreprise belge et sur son conseil d’administration. Les Européens devraient absolument trouver une solution réelle à ce problème complexe.
  • Masse critique : La BEE devrait prendre rapidement suffisamment d’importance pour que les autorités américaines ne parviennent pas à la tuer dans l’œuf. Il serait peut-être nécessaire de mettre en place un soutien législatif complémentaire pour atteindre la masse critique d’entreprises utilisant la BEE dès sa création, en particulier au début. Il pourrait par exemple s’agir de mesures d’incitation fiscale et d’obligation des entreprises européennes à utiliser la BEE. Il sera peut-être nécessaire de coordonner les acteurs économiques lors du lancement du projet, afin qu’ils commencent à utiliser la BEE en même temps : les États-Unis pourraient tenter de cibler les premières entreprises qui utilisent la banque, ainsi que leur directeur général.
  • Un marché limité : Beaucoup de grandes banques, de grandes multinationales et même d’entreprises de taille moyenne sont trop vulnérables face aux États-Unis sur un certain nombre d’autres aspects pour souhaiter utiliser la BEE. Parfois, des entreprises qui n’ont aucune vulnérabilité vis-à-vis des États-Unis risquent de mettre en danger leurs relations avec des banques commerciales, car leurs contrats de crédit sans rapport avec les sanctions les contraignent tout de même à les respecter.
  • Conformité : La BEE aurait besoin d’un cadre d’orientation solide afin d’éviter d’être piégée par des règlements relatifs à la lutte contre le blanchiment d’argent et par d’autres textes qui sont aujourd’hui principalement appliqués par les autorités américaines, en particulier si elle utilisait une nouvelle monnaie numérique.
  • Coûts et liquidité en euros : Le refinancement de l’euro et les opérations pour compte propre entraîneront probablement des coûts supplémentaires. En outre, la banque devrait s’appuyer sur des subventions publiques pendant au moins quelques années. La BEE pourrait facturer des primes de risque, mais elles ne pourraient pas être trop élevées car la banque devrait garantir l’attractivité de ses services. Les Européens doivent vérifier si les marchés de capitaux en euros sont suffisamment importants pour le refinancement de la BEE avec plusieurs scénarios.
  • Droit de la concurrence : La BEE n’aurait pas de problèmes juridiques au titre du droit de la concurrence dès lors qu’elle ne ferait que proposer des services que les banques commerciales refusent d’offrir. Néanmoins, dans les cas où des banques commerciales proposeraient les services en question, la BEE pourrait se trouver en situation de violation de la législation relative à la concurrence équitable en matière de financement du commerce extérieur, car les aides publiques reçues seraient considérées comme inéquitables de ce point de vue.
  • Politique étrangère : La Russie et la Chine ont lancé des projets similaires et la BEE pourrait tirer parti d’une coopération à ces efforts. Cependant, cela pourrait envoyer aux États-Unis le message que la BEE est partie intégrante d’un ensemble de mesures visant à contrecarrer les États-Unis plutôt qu’à renforcer la résilience européenne. L’Europe devrait souligner qu’elle ne se range pas du côté de Moscou et de Pékin d’un point de vue plus général.

Quoi qu’il en coûte ?

Le succès ou l’échec de la BEE dans le renforcement de la résilience face aux sanctions dépendront en fin de compte des risques. Les acteurs du secteur privé devront accepter un certain niveau de risque s’ils utilisent la BEE. Les Européens devront pour leur part probablement accepter et être en mesure de protéger la BEE et les entreprises qui l’utilisent. Protéger la BEE signifierait que l’État devrait se tenir prêt à compenser un certain niveau de pertes, rapidement et sans passer par des procédures complexes. Le personnel de la BEE devrait être européen, ne pas posséder d’actifs hors de l’UE et avoir la possibilité de contracter des prêts par la BEE, comme les banques centrales le proposent aujourd’hui à leurs employés. Actuellement, les Européens ne sont pas en mesure de venir en aide à des individus ciblés par des sanctions s’ils perdent leur carte de crédit à cause de mesures américaines. Les entreprises participantes devraient protéger les citoyens américains. Si la masse critique d’entreprises prêtes à utiliser la BEE n’est pas atteinte, indépendamment de leur ciblage par des sanctions, les Européens pourraient devoir mettre en place un programme de protection pour les entreprises qui utilisent la BEE. Tout ceci pourrait se résumer par une question fondamentale : l’Europe protègera-t-elle la BEE, quoi qu’il en coûte ?

En résumé, la BEE pourrait être un outil utile à l’Europe. Elle risque de ne bénéficier qu’aux entités qui ne sont pas vulnérables face aux États-Unis, en particulier si elles n’enregistrent que des transactions qui ne sont pas concernées par des sanctions (tandis que les banques commerciales sont en « surconformité »). Néanmoins, si elle reçoit un soutien politique solide, la BEE pourrait renforcer de manière non négligeable la souveraineté européenne.

La monnaie numérique comme moyen de résilience face à la coercition économique

Solutions de court, moyen et long terme pour de futures infrastructures d’opérations de paiement

Prof. Dr. Philipp Sandner

Head, Frankfurt School Blockchain Center

Le problème

Les infrastructures actuelles d’opérations de paiement comme le réseau SWIFT proposent un large éventail de possibilités pour les tierces parties autorisées qui cherchent à contrôler les données des transactions ou, dans le cas des sanctions, à faire obstacle aux transactions. Ce système permet ainsi aux sanctions financières d’être efficaces et ciblées.

Pour développer une nouvelle infrastructure de paiements, plusieurs États et plusieurs banques centrales tentent de mettre en place des monnaies numériques. La banque centrale chinoise a commencé à construire sa plateforme de monnaie numérique en 2014 ; il s’agit de la DC/EP (Digital Currency/Electronic Payment). En 2020, elle la teste auprès de 40 millions de personnes. L’objectif de la banque est de remplacer la monnaie liquide physique par une version numérique de la devise chinoise. Il semble que ce système soit dirigé de manière centralisée mais qu’il suive ensuite la technologie dite « des registres distribués ».

Aux États-Unis et en Europe, des projets similaires sont en cours de développement pour le compte des institutions afin d’instaurer une monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Néanmoins, la Chine a plus de six ans d’avance sur les banques centrales américaine et européennes. Le secteur privé a malgré tout réalisé de grandes avancées aux États-Unis et en Europe, avec entre autres les multiples projets des banques commerciales et la cryptomonnaie libra de Facebook, qui devrait arriver sur le marché dans les douze prochains mois.

Les États-Unis et la Chine tenteront d’attirer leurs partenaires dans leurs réseaux de paiement, puis ils tireront parti de l’effet de réseau qui en découlera. Par exemple, chaque pays pourrait mettre en place des règles relatives aux marchés publics de manière à ce qu’une entreprise européenne ne puisse obtenir un contrat qu’à condition d’accepter que la Chine la rémunère par l’intermédiaire du système DC/EP. Les entreprises pourraient également être prêtes à adopter la DC/EP en raison des avantages de ce système, qui vont des paiements internationaux en temps réel à l’intégration technique en passant par l’automatisation. Dans tous les cas, cela pourrait pousser des entreprises non chinoises à adopter elles aussi le système DC/EP. Il pourrait en aller de même pour l’adoption d’un système américain par des entreprises extérieures aux États-Unis.

Les opérations de paiement enregistrées dans ces systèmes pourraient être analysées respectivement par des autorités chinoises compétentes ou par leurs homologues américaines. Cela pourrait donner beaucoup d’informations aux institutions qui gèrent ces plateformes de paiements numériques, ainsi qu’un pouvoir discrétionnaire sur les transactions et sur leurs données. Les répercussions ne se limiteraient pas à des questions de protection de données ; une telle situation rendrait une nouvelle génération de sanctions financières prises contre des entreprises ou des États de l’UE particulièrement efficaces et précises.

Des systèmes tels qu’un euro numérique émis par la Banque centrale européenne (BCE), c’est-à-dire une MNBC en euros, ne seront pas opérationnels avant 2026 au plus tôt, voire avant 2028.

La solution possible

La mise en place d’une infrastructure européenne d’opérations de paiement pour l’euro numérique permettrait de réduire le risque de divulgation de l’ensemble des données des transactions, en fonction de la manière dont aura été pensée cette infrastructure. Par conséquent, un euro numérique pourrait renforcer la souveraineté de l’Europe en matière d’infrastructures d’opérations de paiement, et réduirait ainsi sa dépendance à des réseaux étrangers d’opérations de paiement afin d’augmenter la résilience des relations commerciales européennes face aux sanctions.

Contrairement au système actuellement en place, une monnaie numérique correctement établie qui s’appuierait sur la technologie des registres distribués peut empêcher la manipulation des données ou l’accès en mode lecture inaperçu de tierces parties non autorisées à lire ces données. Aujourd’hui, des bases de données entières peuvent être copiées sur une clé USB, et il n’existe aucun moyen de déterminer si une copie a été réalisée ou, pire encore, si cette copie a été dupliquée et le nombre d’exemplaires créés le cas échéant.

Une infrastructure moderne de paiement numérique fondée sur la technologie des registres distribués rendrait impossibles les « examens des bases de données » passant inaperçus. Plus précisément, il serait toujours possible d’analyser et d’accéder aux données en mode lecture, mais d’une manière par définition inviolable, qui serait remarquée et enregistrée et qui, selon la conception du système, devrait être approuvée par certains acteurs (tels que les autorités européennes). Le système pourra fournir sur demande des informations détaillées aux agences gouvernementales habilitées à des fins de lutte contre la criminalité financière.

Mesures de court terme : bâtir une infrastructure pour l’euro numérique

Une manière de tirer parti de cette technologie serait de mettre en place un système distinct pour l’euro numérique. La BCE aurait cependant besoin de plusieurs années de préparation et de mise en place minutieuses pour créer sa propre infrastructure en Europe. Les progrès technologiques réalisés par la Chine seront difficiles, voire impossibles à rattraper.

Un euro numérique créé par des organisations privées

Si les Européens souhaitent avoir une solution sur le court terme, ils pourraient réfléchir aux conséquences de la libéralisation du lancement de plateformes d’opérations de paiement par des acteurs du secteur privé, tout en prévoyant une réglementation adaptée. Le flux des paiements pourrait ainsi basculer vers des systèmes qui ne soient ni américains, ni chinois, et qui pourraient avoir été mis en place par plusieurs acteurs grâce à cette libéralisation. En septembre 2020, la Commission européenne a présenté son règlement sur les marchés de crypto-actifs. Il définit également les exigences règlementaires et couvre les « jetons de valeur stable » (stablecoins), comme une catégorie de crypto-actifs, dans le cadre d’un système fondé sur la technologie des registres distribués tels que la libra. Les organisations qui remplissent ces critères pourraient mettre en place un euro numérique.

L’aspect principal de cette réflexion est la nécessité pour l’unité monétaire (l’euro) d’être séparée de l’infrastructure technique générale : l’unité monétaire et l’infrastructure des opérations de paiement sont des niveaux différents, et peuvent être combinées différemment, elles ne doivent pas forcément constituer un rapport un-à-un. Il est raisonnable d’estimer que la Chine tente d’attirer autant d’opérations de paiement utilisant la devise chinoise que possible vers le système DC/EP, de sorte que la monnaie et la technologie sous-jacente soient associées une à une. Les États-Unis suivront probablement le même principe, et devraient faire tout leur possible (selon la même philosophie que la Chine) pour éviter ou empêcher des opérations de paiement en dollars américains qui ne soient pas enregistrées sur la plateforme dédiée. Par conséquent, presque toutes les opérations de paiement en dollars américains se dérouleraient sur leur propre système : c’est un rapport un-à-un. Toutes les transactions seraient donc entièrement consultables par les autorités américaines compétentes.

Néanmoins, la proposition décrite plus haut pour l’euro s’appuie sur une philosophie différente : si l’euro est réparti sur plusieurs infrastructures (relation un-à-plusieurs) qui seraient en concurrence mutuelle, les partenaires (c’est-à-dire les utilisateurs finaux comme les entreprises, les autorités publiques et les personnes privées) auraient le choix. Ainsi, les activités économiques d’une organisation qui enregistre des opérations de paiement en euros sur différents réseaux avec différentes caractéristiques techniques seraient probablement plus difficiles à analyser par les autorités américaines que l’actuel réseau SWIFT « monolithique », qui gère la plupart des transferts. Bien entendu, les banques et les organisations financières devraient se connecter à plusieurs infrastructures de paiement. En Allemagne, une banque a déjà commencé à étudier la possibilité de se connecter à plusieurs systèmes de ce type. Cette expérience a montré que les efforts informatiques nécessaires ne seraient pas rédhibitoires. Par conséquent, il est raisonnable d’avancer que c’est « l’ouverture » même de l’infrastructure technique qui pourrait remplir à la fois l’objectif de « numériser » l’euro et de protéger ou d’isoler la devise des systèmes américain et chinois. D’autre part, la politique monétaire resterait entièrement du ressort de la BCE.

Moyen terme : un système d’opérations de paiement dédié à l’euro numérique créé par la BCE

À moyen terme, la BCE pourrait mettre en place un système de paiement distinct pour l’euro numérique : une MNBC en euros. Il s’agit du seul moyen de garantir que le système de paiement ne sera pas touché par des sanctions imposées par ces tierces parties.

En Chine, un système de technologie des registres distribués est probablement utilisé afin que seule la banque centrale chinoise soit en mesure de changer l’architecture et la programmation du code, mais d’autres acteurs comme les banques peuvent valider et réaliser des transactions. Le système est distribué de manière ciblée, mais sa gouvernance est centralisée. La gouvernance centralisée et la distribution ciblée pourraient constituer une option viable pour l’euro numérique mis en place par la BCE.

Long terme : la souveraineté relative aux données dans le système de l’euro numérique

Si un système s’appuyant sur la technologie des registres ciblés indiquait non seulement l’utilisation de l’euro, mais aussi l’identité des parties à la transaction, cela créerait une architecture utile qui protégerait les données de tous les participants du système. Dans ce cas, d’un point de vue technique, seule la personne (qu’il s’agisse d’un individu, d’une entreprise ou d’une organisation) à identifier a un droit souverain sur son identité. Par conséquent, une lecture de points de données qui passerait inaperçue n’est par définition plus possible.

Enjeux

  • Il est primordial de mettre en place des mesures qui protègent le système d’opérations de paiement lui-même contre des attaques extérieures, au-delà des mesures de sécurité des agences et des entreprises qui ont accès à certaines données relatives aux transactions. Bien que le risque puisse être minimisé, par exemple par le biais de preuves zk-SNARK, il n’est pas impossible que des tierces parties telles que des agences étatiques puissent accéder aux données relatives aux transferts ; néanmoins, elles auraient beaucoup plus de difficulté à y parvenir.
  • Il est important de souligner que, une fois que des échanges entre plusieurs actifs ont eu lieu ou que des services ou des produits ont fait l’objet d’un paiement, il pourrait être nécessaire de divulguer l’identité d’une personne (par exemple, si ces échanges se tiennent au sein d’une organisation financière réglementée). Comme nous l’avons dit plus haut, les risques de divulgation peuvent être limités par la prise de mesures de sécurité appropriées, mais pas supprimés.
  • Des systèmes de gouvernance adaptés devraient être définis avant l’application de ces mesures, pour protéger la liberté des citoyens européens et leur droit à la vie privée ainsi que l’accès aux données pertinentes pour certaines parties. Cela permettrait de garantir que ces parties ne puissent accéder qu’à des points de données spécifiques, que les participants ne puissent accéder aux données d’autres parties sans en avoir reçu l’autorisation et que le système soit en conformité avec la réglementation relative à la connaissance de la clientèle et à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
  • Les Européens devront veiller à ne sacrifier aucun aspect des normes de protection des données à caractère personnel.

Un fonds européen pour la résilience

Lutter contre l’incertitude, soutenir les entreprises et renforcer la solidarité

Jonathan Hackenbroich

Le problème

La coercition économique entraîne des coûts supplémentaires pour les entreprises européennes, et protéger l’Europe de cette coercition risquerait parfois d’avoir le même effet. La perte de l’accès au marché chinois ou américain aurait des répercussions énormes sur de nombreuses entreprises ; c’est précisément sur cet argument que Pékin et Washington fondent leurs politiques de coercition. Il existe néanmoins trois domaines, au-delà de ce coût manifeste et existentiel, dans lesquels les Européens pourraient soutenir fortement leurs entreprises et développer ainsi la résilience européenne : l’incertitude, la compensation dans certains cas particuliers et les contre-mesures européennes.

La solution possible

Les Européens pourraient renforcer leur résilience par un soutien aux entreprises dans les trois domaines suivants :

  • Lutter contre l’incertitude par un élargissement des garanties et la création de nouvelles garanties européennes de crédits à l’exportation : la coercition économique a un effet dissuasif très efficace sur les relations commerciales, et elle risque de fermer les portes d’un nombre croissant de marchés aux entreprises européennes. Dans le domaine des sanctions financières, par exemple, les banques agissent généralement pour réduire leurs potentiels risques futurs (au point que certains qualifient ce comportement de « surconformité »). Pour lutter contre l’incertitude, l’UE ou les gouvernements européens pourraient proposer de nouvelles garanties des crédits à l’exportation ou en matière d’investissement, et élargir la portée de ceux qui existent déjà. Certains gouvernements européens, comme l’Allemagne, ont commencé à proposer des garanties de crédits à l’exportation qui permettraient dans certains cas aux entreprises de compenser les coûts engendrés par la désignation subite d’un partenaire économique par une entité du marché américain, même si l’entreprise européenne est celle qui se retire. L’Union européenne pourrait appliquer cette approche à l’ensemble de son territoire. En outre, une garantie pourrait couvrir des projets spécifiques susceptibles d’être visés par des mesures américaines, et laisser ainsi ouverts des marchés qui auraient pu fermer en raison des incertitudes liées à la coercition.
  • Représenter un dernier recours dans certains cas particuliers comme les cas de survie, d’insolvabilité personnelle et d’autopréservation : Les Européens pourraient mettre en place une entité de prêt et de garantie de dernier recours pour certaines opérations à l’enjeu particulièrement important. L’État pourrait agir en cas d’intérêt spécifique pour l’UE, ou si la survie d’un secteur critique de certaines entreprises ou organisations est menacée. L’État pourrait également rassurer les responsables d’une entreprise confrontés à certains risques financiers lorsqu’ils se trouvent concernés par des sanctions financières. Il pourrait temporairement soutenir ces individus en cas de manque de liquidités soudain, entre le moment où ils ont été frappés par une sanction financière et le moment de leur retrait éventuel d’une liste ou de l’application d’une autre solution. Dans ces cas, l’État pourrait également proposer la prise en charge des frais juridiques. Enfin, les Européens pourraient soutenir leurs entreprises lorsqu’elles contestent des mesures que l’UE considère comme de la coercition économique devant les tribunaux de pays tiers, en mettant en place des activités de lobbying, ou en recourant à une Banque européenne d’exportation ou à l’instrument d’appui aux échanges commerciaux (INSTEX), mécanisme de centralisation utilisant l’euro que l’Europe a mis en place pour ses échanges commerciaux avec l’Iran entravés par des sanctions américaines. L’UE pourrait instaurer des critères clairs pour déterminer les situations qui méritent d’être soutenues par ces outils.
  • Développer un mécanisme de solidarité pour les contre-mesures européennes : Les réponses européennes à des droits de douane punitifs, ou visant à défendre la souveraineté nationale ou la souveraineté de l’UE, sont susceptibles d’infliger des coûts directs ou indirects à des entreprises européennes. En outre, une contre-mesure européenne efficace pourrait entraîner des coûts collatéraux pour certains acteurs ou secteurs européens, par exemple, dans le cas du durcissement des restrictions en matière de transferts de données, aux entreprises européennes qui s’appuient sur des flux de données libres et transfrontaliers. Elle pourrait aussi déclencher des représailles temporaires de la part d’un pays tiers à l’encontre d’un secteur spécifique, jusqu’à la résolution de la situation par la voie de la négociation. L’Europe doit se montrer solidaire de ces secteurs en particulier et les États membres. Elle pourrait développer cette solidarité au moyen d’un soutien financier qui leur serait spécifiquement destiné.

Un Fonds de souveraineté européenne financé par des tierces parties

Un Fonds de souveraineté européenne pourrait prendre en charge partiellement les trois fonctions énoncées plus haut. Il pourrait rassembler des subventions publiques pour améliorer la capacité européenne à peser sur les politiques étrangères et économiques, des contributions d’entreprises qui souhaiteraient ou devraient acquérir une couverture semblable à une assurance et des financements indirects de la part de tiers. Le montant des aides financières que l’UE et les gouvernements européens peuvent lui consacrer est manifestement plafonné, mais les contre-mesures qu’ils prennent en réponse à la coercition économique pourraient entraîner le versement de pénalités par des acteurs provenant de pays tiers, comme des paiements de réparation (la « clause de reprise » de la loi de blocage de l’UE suit déjà ce principe). Le Fonds de souveraineté européenne pourrait donc être financé par des paiements de réparation sur les marchés chinois et américains, par une hausse des droits de douane et par d’autres pénalités. Cela garantirait également l’augmentation des moyens financiers du fonds en cas d’intensification de la coercition économique exercée par un pays tiers.

Enjeux et limites

Cette idée soulève un certain nombre de défis que l’Europe devra prendre en compte :

  • Accès aux marchés chinois et américains : Sans la mise en place d’une stratégie plus large et plus ambitieuse de création d’une Banque européenne d’exportation, il n’est ni réaliste, ni souhaitable que l’Europe compense financièrement la fermeture des marchés américains ou chinois (voir l’article consacré à ce sujet).
  • Contribuables : L’Europe ne sera pas en mesure de compenser entièrement les coûts, même dans les secteurs mentionnés plus haut. Cette mesure ne sera peut-être jamais autosuffisante et finirait donc par peser sur les contribuables. Néanmoins, une compensation partielle des dommages et un mécanisme de soutien pourraient faire une grande différence, comme le confirment de nombreux acteurs du secteur privé. Cela enverrait un signal fort aux entreprises comme aux pays tiers, et leur indiquerait que l’Europe était prête à peser de tout son poids politique et financier pour les soutenir.
  • Efficacité : L’Europe doit évaluer sa capacité à fournir des fonds suffisants pour produire de véritables répercussions. En outre, les garanties de crédits à l’exportation ne couvrent que la perte d’un contrat commercial, elles ne protègent aucunement contre le dépôt de bilan. Par conséquent, elles pourraient n’avoir qu’un effet limité.
  • Pas de marché ? Les entreprises pourraient préférer se désengager plutôt que d’organiser une défense contre la coercition économique.
  • Mesures d’incitation aux grandes prises de risques : Les garanties et les compensations européennes pourraient finir par récompenser des comportements très risqués. L’une des solutions serait qu’un acteur politique (par exemple, le bureau de l’UE pour la résilience mentionné dans un autre article) décide des actions à soutenir.
  • Principe d’assurance : Il est très difficile d’estimer l’équilibre des risques et des coûts des primes en matière de coercition économique.

Se protéger contre les transferts forcés de données sensibles

Pawel Zerka

Le problème

Les entreprises de l’UE sont confrontées à de fortes pressions émanant d’autorités extérieures à l’Union pour répondre à leurs demandes de transferts de données. Dans le cadre de cette procédure, des données sensibles peuvent aisément être diffusées, ce qui entraîne des répercussions directes et importantes sur les intérêts économiques, la souveraineté et l’autonomie stratégique de l’Union européenne.

Cette pratique de plus en plus répandue répond à des procédures qui manquent elles-mêmes de clarté, ce qui entrave souvent les chaînes habituelles de coopération judiciaire en matière de transmission d’informations. Ce problème peut se manifester lors de différentes procédures engagées dans d’autres pays (par exemple dans des affaires de lutte contre la corruption et le dumping, de pratiques anticoncurrentielles, de contrôle des investissements étrangers et de différends commerciaux). En Chine, où la pression exercée sur les entreprises est en constante augmentation, la loi de 2016 relative à la cybersécurité et divers autres textes juridiques permettent de justifier les demandes de transferts de données. Cependant, il est primordial de souligner que cette législation ne codifie que partiellement les actions entreprises en pratique, et ce souvent de manière très informelle. Aux États-Unis, cette question devient aussi un véritable problème pour un nombre croissant d’entreprises européennes. La loi américaine Cloud Act impose aux fournisseurs de services numériques et à leurs succursales de répondre aux demandes de transferts de données émises par des autorités américaines chargées des poursuites en leur transmettant les informations relatives à des entreprises de l’UE stockées sur leurs serveurs.

Ces demandes de transferts s’appuient souvent sur une application extraterritoriale de la législation, ou tout simplement sur des pressions et sur de la coercition, et elles risquent d’être utilisées en autres à mauvais escient à des fins géopolitiques. Imaginons une situation dans laquelle une entreprise ne respecterait pas des sanctions américaines ; cela entraîne l’ouverture d’une procédure pénale aux États-Unis au cours de laquelle une demande de transfert de données sensibles pourrait être déposée (que les données soient directement liées à l’affaire en question ou non). Cela fragiliserait grandement l’entreprise et mettrait ses faiblesses en lumière. Si le même scénario se présentait en Chine, il serait encore plus préoccupant. Si ces demandes concernent une entreprise importante d’un point de vue stratégique, des intérêts essentiels nationaux ou européens pourraient être menacés. Néanmoins, les petites entreprises peuvent également représenter des intérêts nationaux ou européens, et elles sont d’autant plus vulnérables qu’elles n’ont pas toujours la capacité ou les moyens de protéger leurs données, contrairement aux grandes entreprises.

La solution possible

La réponse idoine de l’Europe à ce problème dépendra du contexte politique des prochains mois et des prochaines années. Les Européens pourraient envisager deux options :

Un accord-cadre avec des pays tiers

L’UE pourrait négocier un accord-cadre sur la gestion transparente des transferts de données avec des pays tiers, et principalement avec les États-Unis. L’UE comme les États-Unis devraient être grandement intéressés par la conclusion d’un accord plus général sur les flux de données, notamment après l’annulation du « bouclier de protection des données UE-États-Unis » par la Cour de justice européenne, étant donné l’importance cruciale du marché européen pour des entreprises américaines telles qu’Amazon et Google dont les services dépendent des données. Un nouvel accord indiquerait clairement les procédures à suivre selon les catégories d’affaires (comme les affaires de dumping). Il pourrait également comprendre un mécanisme de contrôle afin de garantir le respect de l’accord par les deux parties, ainsi qu’un système de règlement des différends. Il pourrait s’appuyer sur des idées étudiées au cours des négociations du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, mais il serait conclu indépendamment de tout autre accord commercial plus large. Il serait manifestement dans l’intérêt de l’UE comme des États-Unis de conclure un tel accord. Cependant, cette option serait moins réalisable pour protéger les vulnérabilités de l’UE aux transferts forcés de données sensibles vers la Chine et vers d’autres pays.

Une autorité européenne pour protéger les informations sensibles

Une autorité européenne (telle que le bureau de l’UE pour la résilience mentionné dans un autre article) pourrait être responsable de la protection des entreprises européennes. Il exigerait que l’UE accepte des transferts de données sensibles vers des pays tiers. Si nécessaire, cette entité européenne pourrait être soutenue par les autorités nationales. Les entreprises pourraient avoir l’obligation d’avertir cette autorité européenne dès qu’elles seraient visées par des enquêtes de la part d’institutions non européennes qui pourraient mettre au jour leurs données les plus sensibles. Afin d’établir le rôle de cette autorité dans ce domaine, l’UE devrait adopter un règlement sur la protection des informations sensibles des entreprises. Dans les affaires administratives (et même dans les domaines dans lesquelles elle est compétente, telles que les pratiques anticoncurrentielles), l’UE n’a actuellement pas la possibilité juridique d’intervenir dans une relation entre une autorité extérieure à l’UE et une entreprise européenne si une enquête judiciaire a été ouverte dans un pays tiers. C’est également le cas dans les affaires pénales avec une dimension extraterritoriale ou de coercition économique, car l’UE n’a pas encore de réglementation à ce sujet.

L’autorité de l’UE traitée ici n’interviendrait pas en fonction du bien-fondé de l’affaire, mais sur le plan de la procédure elle-même, afin de filtrer les informations. Ce système s’appliquerait à tous les types de procédures, même à celles qui relèvent du droit pénal. Une telle approche résoudrait le problème de l’absence de réponse et de représentation de l’UE, sans aggraver les tensions croissantes qui planent autour des questions de compétences en matière de souveraineté nationale. Cette autorité serait en outre l’équivalent d’autorités de pays tiers (telles que celles qui existent en Chine ou aux États-Unis). Ainsi, l’UE pourrait soutenir les entreprises qui doivent aujourd’hui gérer seules leurs relations avec des entités de pays tiers, dans des situations particulièrement déséquilibrées et difficiles. Cela rassurerait les entreprises européennes, qui ne seraient pas laissées seules face aux pressions exercées par des autorités extérieures à l’UE. Confier cette mission à une entité européenne jouerait également un certain rôle dissuasif vis-à-vis des pays tiers, tout en facilitant le soutien apporté par les entreprises européennes aux tentatives de l’UE visant à renforcer ses défenses géoéconomiques ; en effet, cela leur indiquerait que l’UE les soutient dans la protection de leurs données les plus sensibles.

Enjeux et limites

La peste ou le choléra ? Mise en application

Les entreprises risquent d’ignorer l’entité européenne s’il n’est pas dans leur intérêt immédiat de lui signaler leur situation ou d’attendre sa décision sur le transfert de données (par exemple, en cas de forte pression exercée par un pays tiers et si l’entreprise craint d’être exposée à un coût immédiat disproportionné). Pour des raisons similaires, les Européens doivent également prendre garde à ne pas perdre en crédibilité s’ils créaient une agence européenne dont les décisions ne seraient pas respectées par différents acteurs économiques. Bien que les entreprises puissent considérer cela comme une source de problèmes, les États membres de l’UE pourraient s’appuyer sur une directive européenne pour étudier la possibilité d’imposer des amendes aux entreprises qui ne respecteraient pas les instructions de signalement et les décisions d’une agence européenne. Ce type d’amendes pourrait également leur servir à justifier un refus d’accéder à une demande de transfert de données adressée par une entité extérieure à l’UE. Néanmoins, il est nécessaire de conduire une analyse approfondie, afin de vérifier si les avantages tirés de l’octroi d’une telle justification aux entreprises sont plus importants que les inconvénients de cette nouvelle position qui les force à choisir entre la peste et le choléra.

Proportionnalité

Les mesures de protection ont souvent été perçues comme trop intrusives, pénalisantes et gênantes pour le secteur privé dans les pays où elles ont été mises en place (en France par exemple, où la loi de blocage est en cours d’examen). De plus, de nombreuses entreprises européennes ont fondé leur modèle économique sur la libre circulation des données. Il sera donc crucial de mettre en place une mesure qui protégerait les entreprises sans leur imposer un fardeau excessif. Cela implique de trouver l’équilibre idéal entre protection et restriction.

Pour cette raison, l’Europe pourrait fonder son système de protection sur une définition restrictive des catégories de « données les plus sensibles » (avec un critère qui s’appuierait sur leur vulnérabilité aux politiques de coercition économique), afin de limiter le nombre de cas où les autorités devraient être informées de la réception d’une demande de transfert de données. Elle devrait également encourager les entreprises à anticiper, en se mettant d’accord avec les autorités, les informations qu’il leur faudrait signaler, avant même de recevoir une demande de la part d’une autorité externe à l’UE. Il est possible que les Européens doivent élaborer des lignes directrices pour la catégorisation des données en différents niveaux de vulnérabilité, et qu’ils aident les entreprises à réaliser cette répartition ; sinon, il pourrait être difficile pour les autorités de déterminer si une certaine demande concerne des données sensibles ou non.

Certaines entreprises finiraient peut-être par estimer qu’un degré même minime de protection est trop restrictif, car leurs modèles économiques s’appuient sur la libre circulation des données. Cependant, l’objectif de cette proposition n’est pas de trouver un compromis entre les intérêts de toutes les entreprises européennes, mais d’atteindre un degré de protection globalement adapté et proportionnel pour préserver la sécurité nationale et européenne.

Charge administrative

L’Europe restant un continent multilingue, il sera nécessaire que les États membres de l’UE traitent les signalements à l’échelle nationale. Cette question semble être d’une importance minime, mais elle révèle les obstacles administratifs plus généraux que les institutions devraient surmonter pour mettre en place cette mesure. L’UE devrait concevoir un processus extrêmement rationalisé et à l’écoute des entreprises, et définir et délimiter clairement sa portée. Cela permettrait non seulement de garantir l’acceptation par les entreprises, mais aussi d’éviter la création d’une entité bureaucratique trop étendue mais sans réelle influence.

Représailles

Le blocage de transferts de données demandés par des autorités de pays tiers pourrait permettre à l’UE d’être plus crédible, et dissuader de futures demandes du même ordre. Néanmoins, il pourrait également entraîner des représailles. Il s’agit d’un enjeu particulier en ce qui concerne les États-Unis, au vu de l’interdépendance numérique actuelle de l’UE avec son partenaire transatlantique. Par conséquent, l’UE pourrait chercher à conclure un accord-cadre avec les États-Unis qui viendrait en complément de la protection des informations sensibles par une autorité de l’UE.

À propos des auteurs

Jonathan Hackenbroich est chargé de recherche en politique économique et il est à la tête du groupe de travail de l’ECFR sur la protection de l’Europe contre la coercition économique. Dans le cadre du programme European Power de l’ECFR, son travail porte principalement sur la coercition économique et la géoéconomie, en particulier les politiques de sanctions. Parmi ses publications pour l’ECFR, on peut citer le rapport Health sovereignty: How to build a resilient European response to pandemics, dont il est le coauteur.

Janka Oertel est la directrice du programme Asie de l’ECFR. Elle travaillait auparavant comme responsable de recherche au programme Asie au sein du bureau berlinois du German Marshall Fund of the United States, ses domaines de spécialité étant les politiques transatlantiques relatives à la Chine, y compris en matière de nouvelles technologies, la politique étrangère de la Chine et la sécurité en Asie de l’Est.

Philipp Sandner est le directeur du Blockchain Center de la Frankfurt School of Finance & Management. Ses domaines d’expertise incluent la technologie générale des chaînes de blocs, les actifs cryptographiques tels que le bitcoin et Ethereum, l’euro numérique programmable, la tokenisation des actifs et des droits ainsi que l’identité numérique.

Pawel Zerka est chargé de recherche à l’ECFR. Il participe à l’initiative « Rethink: Europe » de l’ECFR, qui explore et illustre la coopération européenne de plusieurs manières innovantes. Il contribue également à l’analyse de l’opinion publique européenne dans le cadre de l’initiative « Unlock » de l’ECFR.

Remerciements

Les auteurs remercient toutes les personnes qui ont participé à leur travail en partageant des informations et en leur envoyant leurs commentaires et leurs suggestions, notamment les membres du groupe de travail de l’ECFR sur la protection de l’Europe contre la coercition économique. La plupart d’entre elles (du groupe de travail et d’ailleurs) ayant choisi de rester anonymes, aucun nom ne sera cité. Les auteurs sont responsables des opinions contenues dans ce rapport et de toutes les erreurs qui s’y seraient glissées. Ils remercient particulièrement Mark Leonard, Jeremy Shapiro, Susi Dennison et Adam Harrison de l’ECFR pour leur contribution importante et constructive ; chacun et chacune d’entre eux a permis d’améliorer le texte et l’analyse du présent rapport. Ils expriment également leur gratitude pour toute l’aide apportée à ce projet par de nombreuses personnes, et ils remercient particulièrement Julia Ganter et Filip Medunic, leurs assistants de projet.

Icône infographique de Setyo Ari Wibowo du Noun Project.

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