Choc des cultures : La Russie, l’Ukraine et la lutte pour l’opinion publique européenne

Plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la deuxième édition du « Sentiment compass » analyse l’impact de la guerre sur les sentiments et les valeurs des Européens dans les 27 États membres de l’UE

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  • La guerre en Ukraine met à l’épreuve les valeurs européennes d’ouverture, de liberté, de solidarité et de responsabilité nationale.
  • Selon les sondages réalisés par l’ECFR, le sentiment d’appartenance européen est fort dans l’UE aujourd’hui ; les citoyens européens ont une approche positive envers l’UE et l’Europe ; et la plupart des gouvernements se consacrent à la coopération européenne.
  • Le soutien apporté par les citoyens et les gouvernements européens à l’Ukraine est sans précédent, mais les dirigeants européens restent partagés sur leur rapport à la culture, la population et la désinformation russe dans le contexte de la guerre – et leurs réponses à ces défis entraînent des conséquences sur le sentiment d’appartenance européen.
  • L’opinion publique européenne peut soit réaffirmer les valeurs européennes, contribuant ainsi à soutenir l’unité européenne et le soutien à l’Ukraine. Ou bien elle peut saper ces valeurs, en présentant l’UE comme faible et hypocrite, et en érodant la confiance des Européens dans l’UE et la solidarité avec l’Ukraine.
  • Plutôt que de suivre leurs instincts protecteurs, les gouvernements européens devraient afficher leur confiance dans le libéralisme et dans la société civile européenne qui, au cours de l’année écoulée, a démontré sa résilience.

Le Sentiment compass de cette année – deuxième édition de notre publication annuelle et une initiative conjointe de l’ECFR et de la Fondation européenne de la culture (ECF) – explore la manière dont l’Europe répond aux défis que la guerre de la Russie contre l’Ukraine constitue pour les sentiments, la culture et les valeurs européens.

Le rapport commence par une évaluation de l’état du sentiment d’appartenance européen plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il examine ensuite les difficultés rencontrées par l’UE et ses États membres pour répondre à trois dilemmes clés : comment gérer la désinformation russe, comment appréhender la culture et le peuple russe. Le document présente des recommandations sur la manière dont les pays européens peuvent relever ces défis sans compromettre leurs valeurs. La conclusion générale est que les gouvernements européens doivent rechercher des solutions qui justifient – et ne sapent pas – leurs valeurs. Sinon, ils risquent d’affaiblir le sentiment d’appartenance européen dont dépendent l’unité du continent et sa solidarité avec l’Ukraine.

Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’UE, a prédit que « l’Europe se forgera dans les crises ». La guerre en Ukraine et la réponse de l’Europe façonneront l’UE d’une manière ou d’une autre.

Le sentiment européen peut être compris comme un sentiment d’appartenance à un espace commun, de partage d’un avenir commun et d’adhésion à des valeurs communes. Ce sentiment s’est clairement manifesté dans la grande solidarité des pays et des citoyens européens avec l’Ukraine, et les uns envers les autres, depuis l’invasion de la Russie l’année dernière. Les recherches menées dans le cadre de cette étude révèlent la solidité du sentiment européen, même si on le compare à sa forte performance d’il y a un an.

Cependant, ce rapport souligne aussi que la guerre a été un grand révélateur, incitant les Européens à porter un regard neuf et plus sobre sur leur continent. Elle a démontré la force de la société civile européenne, mais elle a également révélé les diverses erreurs et faiblesses de l’Europe qui pourraient affecter la manière dont la région répond aux défis que la guerre représente pour sa culture et ses valeurs.

En 2022, la guerre a permis aux citoyens européens de mieux voir les avantages de l’adhésion à l’UE. Elle a représenté une menace palpable pour les valeurs européennes et a rappelé aux Européens ce qui les unit. Les valeurs de la démocratie, de l’État de droit, des droits humains, de la société civile et de la liberté sont passées de termes abstraits à quelque chose de très tangible. Les Européens ont pris conscience des différences fondamentales entre la démocratie et l’autoritarisme, l’ouverture et la répression, l’intégration et l’empire.

Toutefois, les résultats ne sont pas uniformes dans l’ensemble de l’UE. En France et en Grèce, moins de 50 % des personnes interrogées sont optimistes quant à l’avenir de l’UE. L’attachement à l’UE est également relativement faible en République tchèque, en Estonie et en Grèce.

Pour évaluer le sentiment européen dans les 27 États membres de l’UE en 2023, l’ECFR a recueilli des données sur dix variables. Notre analyse montre que, dans la grande majorité des pays, l’opinion est plutôt favorable à l’égard de l’UE et de l’Europe. À l’exception de la Hongrie – et, dans une certaine mesure, de la Pologne et de la Bulgarie – les gouvernements des États membres de l’UE sont proeuropéens.

Le haut représentant et vice-président de l’UE, Josep Borrell, dit souvent que l’UE devrait « apprendre à parler le langage de la puissance ». Il semble qu’il parle surtout de la puissance dure – y compris les outils militaires, diplomatiques et économiques – dans laquelle les Européens font des progrès, même s’ils sont encore loin d’être totalement autonomes.

Mais les dirigeants européens ne doivent pas oublier que leur « soft power » est un atout majeur, notamment les valeurs que l’Europe défend. Ils parlent déjà ce langage de puissance, mais lorsqu’ils répondent aux défis que la guerre en Ukraine représente pour leur culture et leurs valeurs, ils doivent s’assurer qu’il y a une correspondance entre le discours et l’action. Restreindre la présence de la culture, des médias et des citoyens russes dans l’UE pourrait donner aux autorités européennes un sentiment temporaire de puissance. Mais cela va à l’encontre de l’image de l’Europe (ou du moins de l’image qu’elle se fait d’elle-même) en tant que région d’ouverture, de diversité et de liberté. Elle risque de donner raison à la Russie qui affirme que l’Europe est hypocrite et faible. En fait, cette approche affaiblira simultanément l’Europe en démontrant son manque d’intégrité et en sapant son « soft power ».

En fin de compte, les autorités européennes doivent reprendre confiance dans le libéralisme et dans leurs propres citoyens, en faisant confiance au public pour prendre les bonnes décisions concernant la culture, les médias et le peuple russes. En faisant preuve de confiance, les Européens désamorceront les affirmations russes sur la faiblesse de l’Europe. En faisant preuve de résistance et d’ouverture, ils réaffirmeront les valeurs défendues par l’Europe et réfuteront les allégations d’hypocrisie européenne formulées par la Russie.

Il n’y a pas de meilleur moyen de s’assurer que les Ukrainiens et les Européens eux-mêmes continuent de croire au projet européen et gardent le moral face à l’agression de la Russie. Avec les élections européennes de 2024 qui se profilent à l’horizon et le risque d’une guerre en Ukraine qui risque de se prolonger, les enjeux ne pourraient pas être plus cruciaux.

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