Une Europe souveraine dans un monde hostile : cinq programmes pour protéger la capacité d’action de l’Europe

Le rapport identifie cinq domaines clés dans lesquels les Européens pourraient élaborer des réponses consolidées : la santé, la sécurité, le numérique, la politique économique internationale et le changement climatique

The EU flag hangs from Europa House behind a signpost in London
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  • Un nouveau rapport, rédigé par Mark Leonard et Jeremy Shapiro, appelle les dirigeants européens à renforcer la résilience de l’Europe face à la croissante concurrence géopolitique.
  • Divers États, dont la Russie, la Chine et même parfois les États-Unis, instrumentalisent les connexions de notre monde globalisé pour en tirer des avantages géopolitiques et économiques.
  • Le rapport identifie cinq domaines clés dans lesquels les Européens pourraient élaborer des réponses consolidées : la santé, la sécurité, le numérique, la politique économique internationale et le changement climatique.

Le rapport, « Une Europe souveraine dans un monde hostile : cinq programmes pour protéger la capacité d’action de l’Europe », publié hier par l’ECFR, est rédigé par Mark Leonard et Jeremy Shapiro. 

Un an après le lancement de la Commission géopolitique, le rapport invite l’Union européenne (UE) et ses États membres à élaborer des politiques au niveau européen et national dans cinq grands domaines –la santé, la sécurité et la défense, la technologie, la politique économique internationale et la lutte contre le changement climatique – afin que l’UE puisse réagir plus efficacement face à la concurrence géopolitique de la Chine, de la Russie, de la Turquie et d’autres acteurs de la scène internationale.

Les mesures concrètes recommandées par le rapport comprennent notamment : la protection des chaînes d’approvisionnement médical et le financement des vaccins européens ; la mise au point d’un « mécanisme de défense collective » contre les sanctions secondaires ; la création d’un Conseil européen de sécurité ; l’adoption d’une taxe numérique et d’un régime réglementaire pour les technologies vertes.  

Le rapport affirme que l’UE doit agir pour protéger l’ordre international fondé sur des règles, l’alliance transatlantique et son propre esprit d’ouverture et de coopération.

Ces actions ne nécessiteraient pas de transfert de pouvoir ou de prise de décision à Bruxelles. Au contraire, les capitales européennes récupéreraient la souveraineté perdue au profit d’acteurs extérieurs, qu’il s’agisse d’États comme la Turquie et la Russie ou d’entreprises comme Huawei et Amazon. Le rapport de l’ECFR expose la manière dont cela peut être réalisé.

Les auteurs du rapport, Mark Leonard et Jeremy Shapiro, notent que le changement qu’ils proposent pourrait représenter un énorme défi pour l’UE et ses États membres. Toutefois, ils font valoir que les citoyens souhaitent une Europe avec davantage de cohésion :  un sentiment sur lequel les législateurs européens devraient s’appuyer en investissant dans des domaines qui développeront la position et le poids de l’UE dans les affaires internationales.

Ainsi, Mark Leonard, co-fondateur et directeur de l’ECFR, affirme que « les gouvernements européens peinent à protéger leurs citoyens des pandémies, du changement climatique, du chômage et des conflits. Les problèmes mondiaux sont de plus en plus transformés en armes contre eux. Mais en travaillant ensemble, les gouvernements nationaux peuvent faire de l’UE leur première ligne de défense dans un monde dangereux et montrer à l’administration Biden qu’elle peut être un bon partenaire.

Cela signifie qu’il faut dépasser les débats théoriques sur le fait d’être géopolitique ou autonome et élaborer un plan d’action pour devenir plus souverain en matière de santé, d’économie, de sécurité, de politique numérique et de climat. »

Jeremy Shapiro, co-auteur du rapport et directeur de recherche de l’ECFR, ajoute que « face à une menace extérieure, l’option préférée de l’UE sera toujours l’engagement multilatéral. Toutefois, cela n’est pas toujours viable. 

Dans de tels cas, les Européens ont besoin d’options pour faire face aux différentes hostilités géopolitiques. Les propositions que nous présentons aujourd’hui visent à remédier aux vulnérabilités actuelles de l’UE à cet égard, et à lui permettre de s’exprimer avec force sur les grands sujets globaux, de la santé à la sécurité, en passant par la politique économique internationale et le changement climatique. »

Le rapport de l’ECFR appelle à des actions dans cinq domaines clés :

LA SOUVERAINETÉ SANITAIRE. L’UE dépend de l’efficacité de la coopération internationale pour faire face aux grandes questions de santé, mais elle est également en concurrence avec ses principaux rivaux pour l’obtention de ressources rares et de technologies clés. Les institutions multilatérales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sont pas en mesure d’assurer cette coopération internationale efficace dans leur configuration actuelle. Au début de la pandémie, les États membres de l’UE ont réalisé qu’en dépit de leur puissance économique, ils n’étaient pas en mesure de fournir suffisamment d’équipements de protection médicale en temps de crise. Depuis, l’UE et ses États membres ont fait d’énormes progrès en relativement peu de temps pour accroître la capacité de l’Europe à protéger sa souveraineté sanitaire. Toutefois, il reste encore beaucoup à faire s’ils veulent mettre en place un cadre sanitaire plus large et plus institutionnalisé pour l’Union. Les décideurs politiques devraient ainsi envisager de :

  • Protéger le marché unique. Le marché unique est sans doute la plus grande réalisation de l’UE, mais la pandémie a considérablement affecté sa capacité à fonctionner. Les États membres ont fermé leurs frontières, interrompu le tourisme et les voyages au sein du marché unique, et le commerce s’est ralenti. Pour éviter que cela se reproduise, l’UE a besoin d’un tableau complet des infrastructures de santé et des dépendances dans toute l’Union, de stocks stratégiques communs d’équipements médicaux et d’un mécanisme de protection civile renforcé et élargi qui puisse coordonner l’aide aux États membres. 
  • Promouvoir des standards sanitaires. Les inégalités en matière de soins de santé dans l’Union européenne font que les États membres ont connu des crises très différentes, ce qui a naturellement affecté la solidarité. La solution, dans le cadre des compétences actuelles de l’UE, consiste à promouvoir des standards sanitaires dans toute l’Union, à systématiser la mobilité des patients et du personnel et à promouvoir les normes sanitaires européennes à l’échelle mondiale. 
  • Protéger les chaînes d’approvisionnement en équipements médicaux. L’UE doit revoir ses chaînes d’approvisionnement en équipements médicaux afin de déterminer les stratégies de protection qu’elle devrait envisager d’adopter, notamment la relocalisation (reshoring), la relocalisation dans son voisinage (near-shoring), la diversification et la lutte contre les goulets d’étranglement. Cela fait partie d’une stratégie générale visant à réduire la dépendance asymétrique dans les chaînes d’approvisionnement, mais aura des caractéristiques particulières pour le secteur de la santé. Par exemple, l’UE pourrait viser à accroître la résilience du secteur de la santé par l’action privée en recourant à la réglementation et à des mesures d’incitation. 
  • Promouvoir et financer la recherche et le développement dans le domaine médical. L’UE et ses États membres doivent à la fois consacrer plus d’argent à la recherche et au développement médicaux, mais peut-être plus important encore, envisager un mécanisme qui pourrait rapidement mobiliser des fonds d’investissement à risque pour la recherche et le développement en matière de santé dans les situations d’urgence, à l’instar des mécanismes chinois et américains existants.  
  • Coordonner un programme mondial de santé entre les institutions multilatérales. La pandémie de Covid-19 a fait comprendre que la santé mondiale n’est pas plus forte que les maillons les plus faibles de nos systèmes. En tant que leader du développement mondial, l’UE a la possibilité d’utiliser ses ressources pour promouvoir un programme multilatéral ambitieux visant à aider les pays les plus vulnérables. En ce sens, la santé pourrait constituer un modèle intéressant pour redynamiser le système multilatéral à un moment où il est soumis à de fortes pressions. L’UE et ses États membres doivent tirer parti de leur présence au sein de diverses institutions multilatérales, à la fois pour réformer leur capacité à répondre aux situations d’urgence et pour les rapprocher des standards européens. Les Européens peuvent y contribuer en formant des groupes européens pour la santé au sein des organisations internationales, en organisant des initiatives mondiales dans le cadre de plateformes européennes et en cherchant à débloquer les institutions multilatérales.

LA SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE. La Commission européenne cherche depuis longtemps à réduire la dépendance de l’Europe vis-à-vis d’autres pays pour les matériaux et technologies critiques – comme l’a récemment illustré la nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe. Toutefois, les mesures suivantes pourraient aller plus loin et réduire les vulnérabilités de l’Europe à un coût raisonnable.

  • Délocaliser et diversifier les chaînes d’approvisionnement. Cela pourrait se faire en étudiant la viabilité économique d’une relocalisation en Europe ou dans son voisinage (on-shoring ou near-shoring) des activités économiques dans des secteurs européens clés. L’UE pourrait également réduire sa dépendance à l’égard des produits fabriqués en Chine en concluant des accords de commerce et d’investissement plus approfondis avec l’Inde et les pays de l’ASEAN. L’accord de libre-échange UE-Japon serait un bon modèle à suivre, selon Mark Leonard et Jeremy Shapiro.
  • Mettre en place des conditions de concurrence équitables, tant au niveau national qu’international. L’utilisation abusive des aides d’État peut être contrée par un contrôle vigilant du commerce international et des investissements soutenus par les gouvernements étrangers. Les subventions directes et indirectes devraient, si possible, être traitées dans le cadre de l’OMC. Toutefois, si cela n’est pas possible, l’UE devrait revoir ses instruments de politique de concurrence.
  • Dissuader et réagir aux sanctions secondaires. Les sanctions sont un outil important pour garantir la souveraineté stratégique européenne et, si elles sont utilisées efficacement, elles peuvent accroître la capacité d’action de l’UE. L’UE devrait améliorer cet outil précieux en développant un canal de paiement institutionnalisé qui soit isolé du système financier américain. Cela lui permettrait d’agir et de répondre de manière indépendante aux sanctions unilatérales qu’elle désapprouve.

LA SOUVERAINETÉ EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ. L’UE est dangereusement vulnérable aux menaces de la Chine, de la Russie, de la Turquie et d’autres acteurs étatiques et non étatiques, et dépend, dans une large mesure, des États-Unis pour sa défense. L’UE et ses États membres devraient donc explorer les options qui permettront d’accroître la capacité d’action de l’Union face aux menaces extérieures. Ces options devraient inclure :

  • Le renforcement d’un pilier européen au sein de l’OTAN. Renforcer la capacité des pays européens au sein de l’OTAN, sous les auspices de cette organisation, à mener au moins une opération conjointe majeure et trois opérations conjointes de moindre envergure pour la gestion des crises avec un soutien américain très limité. 
  • Créer un Conseil de sécurité européen pour permettre une prise de décision plus rapide et plus efficace en matière de politique étrangère. Créer un organe basé sur un sous-ensemble de membres de l’UE, et éventuellement le Royaume-Uni, sur une base rotative qui pourrait, en étroite coordination avec le Haut représentant, répondre aux crises de politique étrangère européenne. 
  • Établir une base avancée européenne pour rassurer les pays d’Europe orientale et renforcer la solidarité. Établir un Fort Charlemagne en Pologne plutôt que le Fort Trump précédemment discuté, ou un autre véhicule pour une présence dirigée par les États-Unis en Europe orientale. 
  • Intensifier les opérations de solidarité. Développer les opérations existantes qui font appel à de larges capacités européennes pour résoudre des problèmes critiques pour certains États membres, comme le déploiement de troupes estoniennes en République centrafricaine, la police aérienne française dans les États baltes et les contributions de divers États membres aux patrouilles de migration en Méditerranée orientale et en mer Égée.

LA SOUVERAINETÉ NUMÉRIQUE. De nombreux États membres de l’UE possèdent des entreprises technologiques de classe mondiale, une main-d’œuvre bien formée et des capacités de recherche et développement. Mais ils ont du mal à transformer ces atouts en influence géopolitique. Cela a placé le bloc « au milieu », « pris en sandwich entre les États-Unis et la Chine » et dépourvu d’influence mondiale. Compte tenu des comportements agressifs des autres pays, il est clair que les Européens doivent maintenant réfléchir à la manière d’adapter le marché unique aux nouvelles réalités numériques et d’exercer leur pouvoir réglementaire pour façonner l’environnement international. Pour ce faire, ils pourraient :

  • Développer une taxe numérique européenne basée sur le lieu où sont générés leurs revenus. L’établissement de ce principe, quel que soit le niveau de la taxe, permettrait à l’UE de mieux tirer parti de l’accès à son marché. L’UE tente à juste titre de négocier cela d’abord au niveau mondial, mais comme l’a conclu Mme von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union en 2020, « si d’ici la fin de 2020, il n’existe toujours pas de solution mondiale pour une taxe numérique équitable, l’UE devrait agir seule ».
  • Créer une base de données anonymes pour la recherche en intelligence artificielle (IA) et un cadre réglementaire pour l’IA éthique. Cela inspirerait d’autres personnes à imiter et à encourager le respect des idées européennes et donnerait à l’UE un certain contrôle sur cette industrie du futur. 
  • Encourager la formation de champions européens du numérique, notamment dans les technologies émergentes. Cela permettrait de tirer parti de la compétence de l’UE en matière de politique de concurrence, de sa capacité à financer la recherche et de son régime émergent de protection des investissements pour obtenir un avantage dans certaines technologies clés. La Commission européenne prévoit déjà d’investir 8 milliards d’euros dans le domaine de la superinformatique. 
  • Améliorer la politique industrielle et la réglementation des technologies avec les centrales technologiques asiatiques. Cette démarche est opportune en ce qui concerne le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, qui cherchent également à diversifier davantage l’offre de biens numériques. 

LA SOUVERAINETÉ CLIMATIQUE. L’UE est extrêmement vulnérable à l’impact de la crise climatique. Les Européens en subiront non seulement les conséquences directes sous la forme de phénomènes météorologiques extrêmes, de pénuries d’eau et de perte de biodiversité, mais aussi les conséquences indirectes de l’augmentation des migrations vers leurs l’Europe. En 2017, les phénomènes météorologiques extrêmes ont coûté près de 14 milliards d’euros. Les pertes annuelles pourraient s’élever à 120 milliards d’euros, avec une nouvelle hausse des températures de 1 °C. Des pressions s’exercent donc pour que l’UE agisse et prenne la tête du mouvement mondial de réduction des émissions anthropiques. Des mesures efficaces, au niveau européen, pourraient consister à :

  • Établir un régime réglementaire pour les technologies propres. La Commission européenne a déjà proposé de consacrer quelque 37 % du Fonds européen de relance économique, soit environ 277 milliards d’euros, pour le Green Deal européen. Pourtant, cette évolution vers l’énergie propre comporte à la fois des risques et des opportunités. Le recours aux énergies renouvelables crée de nouvelles dépendances, par exemple à l’égard de la Chine, qui est déjà un leader dans la fabrication de panneaux solaires et de voitures électriques. Toutefois, elle offre également la possibilité, grâce à la technologie de pointe et au marché unique européen, de créer un régime réglementaire pour les produits propres. Une telle démarche, associée à l’idée d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pour encourager l’importation de biens à moindre intensité de carbone, pourrait renforcer l’influence européenne et normaliser les objectifs en matière d’émissions dans le monde entier. 
  • Associer le Green Deal européen à des programmes internationaux de commerce et de développement. Étant donné que l’Europe produit moins de 10 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète, l’UE devrait regarder au-delà de ses frontières et envisager de faire de l’adoption de ses politiques vertes par les pays tiers une condition de l’investissement et du commerce. Les relations entre la Chine et nombre de ses partenaires au sein des Routes de la Soie s’étant dégradées, l’UE a la possibilité d’intervenir en proposant une meilleure offre qui tienne compte du changement climatique, respecte les trajectoires de développement de ses partenaires et leur permette un accès responsable au marché intérieur européen.

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