Réparer, remplacer, rembourser : Développer une coalition pour les chars en Ukraine

L’aide militaire à l’Ukraine fait face à de sérieuses questions de logistiques, mais d’autres pays doivent encore se manifester. Voici à quoi pourrait ressembler la prochaine étape de la coalition.

Ketten eines Leopard 2A6 Kampfpanzer im freien Feld und Schlamm. Bundesverteidigungsminister Boris Pistorius (SPD) besucht das Panzerbataillon 203 auf dem Übungsgelände der Generalfeldmarschall-Rommel-Kaserne in Augustdorf bei Bielefeld. Von hier aus sollen Leopard 2A6 Kampfpanzer in die Ukraine verlegt werden.
Chaînes d’un char de combat Leopard 2A6 en plein champ et dans la boue
Image par picture alliance / Kirchner-Media | David Inderlied
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Le 25 janvier, le gouvernement allemand a autorisé le transfert des stocks européens de chars Leopard 2 vers l’Ukraine. La décision du chancelier Olaf Scholz est intervenue cinq jours après la dernière réunion du format Ramstein, où les attentes pour une telle annonce étaient élevées. L’Allemagne fournira désormais à l’Ukraine 14 de ses propres chars Leopard 2 et permettra à d’autres pays européens de fournir les leurs également ; les livraisons devraient commencer prochainement. Auparavant, les gouvernements de la Pologne et de la Finlande s’étaient déclarés prêts à le faire dans le cadre d’une coalition de pays européens. Mais le silence assourdissant de certaines capitales sur l’envoi effectif de Léopard nous rappelle que beaucoup de travail reste à faire pour développer, et en fin de compte étendre la future flotte de chars européens de l’Ukraine.

Depuis le début des années 1990, le nombre de chars de combat opérationnels dans les armées européennes a considérablement diminué. L’idée était répandue en Europe que les conflits à grande échelle appartenaient au passé ; les mesures d’austérité ont entraîné une réduction des stocks de chars, de pièces détachées et de munitions de l’époque de la guerre froide. Cet héritage signifie que seule une coalition européenne peut mobiliser, remettre en état et fournir un nombre significatif de chars Leopard 2 à l’Ukraine. En septembre 2022, nous avons plaidé en faveur d’une telle coalition européenne et ukrainienne pour le Leopard 2, étant donné le besoin pressant de Kiev en blindés lourds de fabrication occidentale et les stocks nationaux limités de ces systèmes dans les différents pays européens. Il nous faut reconnaître que nous avions espéré que les partenaires européens de l’Allemagne se montreraient plus favorables à cette initiative une fois que Berlin aurait pris sa décision.

L’Allemagne et la Pologne coopèrent actuellement pour faire exister la nouvelle coalition Leopard. Leur objectif est d’assembler et d’équiper rapidement deux bataillons de chars ukrainiens avec 31 Leopard 2 chacun. Cette entreprise s’est avérée ardue. Certains des gouvernements qui ont exercé le plus de pression sur Berlin pour « libérer les Leopards » ne disposent pas de ces chars dans leurs propres stocks. Et certains de ceux qui en possèdent sont maintenant moins enclins à s’engager sur des nombres spécifiques. La Finlande, la Norvège et l’Espagne, par exemple, déclarent qu’elles sont généralement d’accord pour en fournir, mais elles n’ont pas encore donné de chiffres concrets. (Outre les 14 chars de l’Allemagne, la Pologne en a promis le même nombre, tandis que le Canada en fournit quatre et que le Portugal a promis d’en envoyer trois). Berlin aurait sûrement dû tendre la main à ses partenaires européens plus tôt, mais il y a des raisons de soupçonner que certaines déclarations antérieures n’ont été faites que pour faire pression sur les Allemands. Si les Européens échouent dans leur effort collectif pour mobiliser ne serait-ce que 62 chars Leopard 2 pour l’Ukraine (sans parler de maintenir puis d’augmenter leur nombre), ce ne serait rien de moins qu’une faillite stratégique. Cela est d’autant plus vrai que de nombreux dirigeants européens ont souligné pendant des années la nécessité d’une plus grande souveraineté stratégique en matière de défense et d’un pilier européen fort au sein de l’OTAN.

En fin de compte, c’est la décision de l’administration Biden d’engager 31 chars M1A2 Abrams qui a convaincu Scholz de donner le feu vert aux livraisons de Léopard. Pour le président américain, les considérations politiques visant à maintenir l’unité de l’alliance occidentale semblent avoir pris le pas sur les préoccupations logistiques de ses conseillers militaires. Mais, pour Washington, les chars de combat principaux ont une capacité que les Européens doivent être en mesure de fournir. Les États-Unis ont fourni les lanceurs HIMARS de l’Ukraine permettant de frapper en profondeur, ils ont fourni les obus d’artillerie de 155 mm et de nombreux autres types de munitions et de missiles guidés, et ce sont eux qui ont accordé le plus d’aide à l’Ukraine en général. Les données de renseignement et de ciblage très précises qu’elle a partagées avec l’Ukraine se sont révélés également cruciales. Les États-Unis jugeront donc les Européens en tant que partenaires de sécurité en fonction de leur performance dans ce rôle – ou leur absence.

La décision de fournir des chars Leopard 2 à l’Ukraine doit être accompagnée d’une stratégie de soutien complexe et difficile, mais nécessaire et réalisable.

Il ne fait aucun doute qu’une coalition européenne de chars Leopard 2 représente un effort majeur pour les États utilisateurs européens, ralentissant leur logistique de préparation et donc des arbitrages difficiles. Cependant, comme nous l’avons expliqué en septembre, la disponibilité de ce char et la production continue de nouveaux véhicules en font le seul char de combat européen qui peut être fourni à l’Ukraine et soutenu à grande échelle. Ni le Leclerc français ni le Challenger 2 britannique ne sont encore en production. Mais une telle approche signifie que le transfert initial ne peut être one-off. Au contraire, la décision de fournir des chars Leopard 2 à l’Ukraine doit être accompagnée d’une stratégie de soutien complexe et difficile, mais nécessaire et réalisable, à court, moyen et long terme. Si les Européens avaient mis à profit les onze derniers mois pour établir des plans d’urgence et prendre des mesures préparatoires pour accroître la production de l’industrie de la défense, réparer les véhicules en stock et reconstituer les stocks de munitions, ils seraient en meilleure position pour s’attaquer à la suite. Au lieu de cela, ces mesures et d’autres doivent maintenant être prises en parallèle. Mais s’ils mettent en place les bonnes politiques, l’Union européenne et ses États membres peuvent renforcer leurs propres défenses et fournir à l’Ukraine des chars modernes.

Les forces motrices de la coalition peuvent prendre un certain nombre de mesures pour accélérer les progrès.

Élargir la coalition et ce qu’elle fait

Dans les jours et les semaines à venir, la coalition devrait s’efforcer d’intégrer de nouveaux partenaires afin d’accroître la disponibilité des chars Leopard 2, des obus de chars de 120 mm au standard OTAN et des pièces de rechange, de la formation des équipages et des mécaniciens de chars ukrainiens et du soutien logistique. L’Ukraine aura également besoin de nouveaux véhicules de dépannage et d’autres véhicules militaires de génie et de transport pour soutenir l’utilisation de ses chars de production occidentale, qui sont nettement plus lourds que la plupart des matériels de production soviétique. Les pays qui possèdent des chars autres que les Léopard dans leurs propres inventaires pourraient encore être en mesure de fournir de telles capacités à l’Ukraine. Les échanges de Ringtausch entre l’Allemagne et la République tchèque et la Slovaquie doivent être complétés par d’anciens Panzer 87, une variante de Leopard 2A4 construite sous licence suisse que l’industrie de la défense allemande a achetée à la Suisse en 2010. Cela pourrait devenir un modèle pour d’autres pays hésitant à donner des chars de leurs stocks actifs, comme la Finlande, où la plupart des chars sont affectés à des rôles opérationnels spécifiques. Quatre-vingt-seize autres Panzer 87 sont encore stockés en Suisse et pourraient être mobilisés pour de tels accords d’échange.

Parallèlement, les gouvernements allemand, polonais et slovaque devraient s’efforcer d’accroître la capacité des centres de maintenance à proximité de la frontière avec l’Ukraine. Ces centres devraient employer des mécaniciens ukrainiens qui pourront ensuite être transférés en Ukraine après la guerre, avec les outils et les machines nécessaires, pour reconstruire l’industrie de la défense du pays. Les mécaniciens soulageraient également la pression exercée sur les centres de mécanique et de maintenance européens et contribueraient à la mise en place d’une capacité de réparation autochtone en Ukraine, afin d’assurer un service plus rapide sur la ligne de front. Dans l’optique de la future production nationale de chars et de la capacité de maintenance de l’Ukraine, la coopération industrielle entre les entreprises de défense allemandes KMW et Rheinmetall et l’entreprise ukrainienne Ukroboronprom pourrait doter les machinistes et les soudeurs ukrainiens, travaillant aux côtés de leurs homologues allemands, des compétences nécessaires à la production de nouveaux chars Leopard et à la modernisation des anciennes versions. Après tout, l’Ukraine pourrait bien finir par être l’un des plus grands utilisateurs de Leopard 2.

Le secteur de la défense polonais a participé à la maintenance et à la modernisation du Leopard 2 pour les forces armées polonaises. Il peut également produire des pièces de rechange, notamment de nouveaux canons. Toutefois, la coopération industrielle en matière de défense entre la Pologne et l’Allemagne n’a pas été exempté de frictions, et les entreprises polonaises sont actuellement débordées par la réparation et la maintenance d’autres systèmes de combat pour l’Ukraine, y compris les diverses plateformes de l’ère soviétique données précédemment. Des financements appropriés et une plus grande volonté politique peuvent tous deux contribuer à atténuer ce problème.

L’Allemagne et l’Espagne peuvent également réparer et remettre en état de vieux véhicules de rechange. La plupart de leurs chars Leopard 2 stockés pourraient être prêts au combat dans le courant de l’année 2023. En Norvège, des discussions sont en cours pour savoir si une contribution financière à un tel effort serait la mesure de soutien la plus efficace, et les Pays-Bas et le Danemark, éventuellement avec la Belgique, ont opté pour le financement des livraisons de Leopard 1 pour le moment. Étant donné que de nombreuses forces armées européennes sont elles-mêmes confrontées à des pénuries de véhicules de combat, un effort de réparation du Leopard 2 permettrait au moins de fournir des capacités initiales jusqu’à ce que davantage de pays soient prêts à engager des véhicules supplémentaires.

Stimuler l’industrie de la défense européenne grâce aux dépenses publiques

L’industrie de la défense allemande jouera un rôle central dans le maintien à long terme de la flotte de Leopard 2 de l’Ukraine. Depuis que les forces armées européennes ont réduit une grande partie de leurs blindages lourds après la fin de la guerre froide, l’industrie européenne de la défense s’est moins concentrée sur la production de nouveaux véhicules que sur l’entretien et la modernisation du stock existant et la remise à neuf pour le marché mondial. Les gouvernements, en particulier celui de l’Allemagne, devront inciter l’industrie à augmenter sa capacité de production. Cela vaut aussi bien pour les chars que pour les munitions d’artillerie, les missiles de croisière et les systèmes de défense aérienne. Il faudra former des ingénieurs et des mécaniciens, établir des chaînes d’approvisionnement pour les produits intermédiaires et les matières premières, et construire de nouvelles usines et des installations de stockage. L’industrie a une certaine capacité à financer des investissements sur ses propres deniers, comme certaines entreprises l’ont fait depuis le 24 février 2022. Mais pour l’expansion à grande échelle nécessaire pour continuer à soutenir l’Ukraine et reconstruire les forces armées européennes, des augmentations soutenues des dépenses de défense et des contrats fiables à long terme sont nécessaires. Seuls les gouvernements peuvent les garantir.

Acheter des Leopard supplémentaires

À long terme, des véhicules supplémentaires ne pourront être construits pour l’Ukraine que si les pays achètent de nouveaux chars Leopard 2A7 pour éliminer progressivement – et donner – les véhicules plus anciens. Le délai de livraison actuel d’un nouveau char Leopard est de trois ans, et ils ne peuvent arriver qu’au rythme de deux par mois. Des commandes plus importantes pourraient raccourcir ces délais et augmenter la capacité de production globale. Pour l’instant, la production de Leopard est maintenue en vie par une commande hongroise de 44 nouveaux chars. La Norvège prévoit de commander 54 nouveaux Leopard 2A7, tandis que la République tchèque envisage un achat. La Bundeswehr allemande a récemment opté pour des coques neuves afin d’élargir sa flotte de Leopard 2A7 au lieu de moderniser les véhicules plus anciens, car cette dernière opération aurait été trop coûteuse et compliquée en raison du vieillissement de leurs coques. Toutefois, les 68 Leopard 2A4 et 16 Leopard 2A6 que Berlin envisageait à l’origine pour ce programme de modernisation pourraient être rénovés à la place – l’Ukraine n’a pas besoin qu’ils durent des décennies alors que le besoin immédiat est de disposer de chars prêts au combat. Il en va de même pour d’autres pays qui utilisent des versions plus anciennes du char et envisagent de les moderniser. L’année dernière, la Commission européenne a proposé la création d’un fonds de 500 millions d’euros pour faciliter les achats de défense commune. Une commande conjointe importante de nouveaux Leopard 2A7 pourrait permettre de mobiliser ces fonds. Une coordination politique sur toutes ces questions est nécessaire ; étant donné que le Leopard est un char allemand construit par l’industrie allemande, Berlin devrait assumer ce rôle. 

La décision d’acheter de nouveaux chars Leopard engagerait ses utilisateurs sur la plate-forme pour 30 années supplémentaires – une étape que peu de gouvernements prennent à la légère, mais qu’ils devraient certainement envisager. Deux mises en garde s’imposent toutefois. La première est d’ordre politique : après tous les tiraillements et les retards liés à la décision de Berlin de mettre les chars produits en Allemagne à la disposition de l’Ukraine, un achat ne serait-il pas un pari trop risqué dans le contexte actuel de forte instabilité sécuritaire ? Le contrepoint à cela est que les autres fournisseurs viennent avec leur propre bagage : Washington a également hésité à livrer des véhicules blindés de combat, on n’a aucune expérience de l’envoi d’armes produites en Corée du Sud en Ukraine, et Israël refuse qu’une seule arme de fabrication israélienne ne soit envoyée en Ukraine à partir des stocks européens. Aussi frustrant que le débat sur le Leopard 2 ait été, l’Allemagne est après tout devenue le plus grand fournisseur européen d’aide militaire à l’Ukraine.

La deuxième mise en garde est d’ordre technique et concerne le caractère de la guerre future, la manière dont l’intelligence artificielle et la robotique façonneront les opérations militaires sur terre et, par conséquent, les exigences qui devraient guider le développement de la plate-forme qui succédera au Léopard. La combinaison unique de puissance de feu, de protection et de mobilité qu’offrent les chars modernes aura sans aucun doute sa place sur les champs de bataille de l’avenir. Mais il est impossible de faire des prédictions sérieuses sur la façon dont les technologies et concepts émergents affecteront ces caractéristiques. Pour ces mêmes raisons, il n’est pas certain que le projet franco-allemand « Main Ground Combat System », qui est censé produire une capacité de guerre terrestre en réseau centrée sur un char de combat de nouvelle génération, permette d’obtenir de nouvelles capacités à grande échelle. Des efforts similaires dans d’autres pays n’ont produit que des véhicules expérimentaux et des essais à petite échelle. Cela dit, les Européens auront besoin de chars de combat pour leur propre défense pendant de nombreuses années encore. La demande d’après-guerre sera à elle seule énorme, et d’autres pays pourraient vouloir se débarrasser de leurs chars de production soviétique. Et, même après cela, il est peu probable que les Léopard deviennent complètement obsolètes, mais soient relégués à des rôles secondaires tels que l’appui-feu ou les forces de réserve. C’est donc un pari solide que d’acquérir la génération actuelle de véhicules au lieu d’attendre les projets d’armement de « génération future » qui ont jusqu’à présent donné peu de résultats de part et d’autre de l’Atlantique. Pour reprendre les termes de M. Scholz, l’Ukraine peut compter sur le soutien de l’Occident « aussi longtemps qu’il le faudra » pour rétablir sa souveraineté et son intégrité territoriale. Les décisions successives d’étendre la portée et l’ampleur de l’aide militaire occidentale à l’Ukraine – les chars lourds étant le dernier ajout – signifient que le maintien du soutien devient moins une question politique de haut niveau qu’un défi de gestion impliquant l’industrie de défense et la logistique militaire. C’est un défi de taille. Mais la détermination de l’Ukraine et la coopération européenne permettront de le relever. Le sommet de cette semaine, dirigé par l’Allemagne, la Pologne et l’Ukraine, devrait jeter les bases de la coalition européenne et ukrainienne pour le Leopard 2 afin de mettre fin à la guerre sur des termes satisfaisants pour l’Ukraine

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