Les divisions invisibles de l’Europe : comment le Covid-19 polarise la politique européenne

Berlaymont building, headquarters of the European Commission in Brussels
Image par Ronn Aldaman
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  • Le nouveau rapport de l’ECFR, étayé par des sondages réalisés dans 12 États membres de l’Union européenne (UE), et rédigé par Ivan Krastev et Mark Leonard, révèle qu’en France, 1 personne sur 5 se sent « libre » dans sa vie quotidienne – contre 64 % qui déclaraient se sentir libres avant la pandémie.  
  • Le soutien aux mesures de confinement est mitigé en Europe à l’approche de l’automne. Le scepticisme à l’égard des motivations sous-tendant les restrictions sanitaires est le plus prononcé en Pologne, en Bulgarie et en France. 
  • Le sondage révèle également un clivage générationnel et géographique en Europe. Les jeunes, en particulier, se sentent non seulement plus touchés par la pandémie, mais aussi plus susceptibles de désigner des responsables pour la situation actuelle.  
  • Alors que la plupart des citoyens européens déclarent ne pas avoir été affectés par la pandémie, une majorité des personnes interrogées en Europe du Sud et de l’Est révèlent qu’elles ont subi une maladie grave, un deuil ou une détresse économique. 72 % des Danois, par exemple, déclarent ne pas avoir été affectés « du tout » par le COVID-19, alors que 65% des Hongrois disent avoir été confrontés à des difficultés personnelles. En France, 64 % disent ne pas avoir été personnellement touchés par le virus. 
  • Les divergences géographiques et générationnelles nées du COVID pourraient avoir des « implications durables » en Europe, notamment pour les débats sur la santé publique, l’équité économique et l’idée de liberté.  
  • La Pologne, l’Allemagne et la France pourraient apparaître comme des archétypes de la politique post-pandémique. 

Dix-huit mois après l’apparition du COVID-19 en Europe, de profonds clivages géographiques et générationnels menacent de remodeler l’attitude des citoyens à l’égard du rôle de l’État et de l’idée de liberté dans de nombreux pays de l’UE, dont la France, selon un nouveau rapport étayé par des sondages publié aujourd’hui par l’ECFR.  

L’enquête menée par l’ECFR au sein de 12 États membres de l’UE – qui comptent collectivement plus de 300 millions de citoyens et représentent 80 % du PIB de l’Union – révèle qu’une majorité d’Européens (54 %) estime ne pas avoir été affectée « du tout » par la pandémie du coronavirus.  

Cependant, les données de l’ECFR racontent l’histoire de deux pandémies au sein du bloc : la majorité des Européens du Sud et de l’Est disent que le virus leur a causé une maladie grave, un deuil ou une détresse économique, alors qu’en Europe de l’Ouest et du Nord, c’est le contraire qui se produit, la plupart des personnes interrogées considérant le COVID-19 plutôt comme un horrible spectacle.  

Par exemple, en Hongrie, 65 % des personnes interrogées dans le cadre du sondage de l’ECFR ont déclaré avoir subi des répercussions personnelles du fait du virus, contre 72 % des Danois, qui ont indiqué que la pandémie ne les avait pas affectés « du tout ». En France, 64 % déclarent que le virus n’a pas eu d’impact sur eux. Le sondage a également révélé un autre clivage autour de l’idée de liberté individuelle, puisque seuls 22 % des Européens déclarent se sentir actuellement « libres », contre 64 % il y a deux ans. Le sentiment de ne pas se sentir libre actuellement est plus prononcé en Allemagne, où près de la moitié des personnes interrogées (49 %) déclarent ne pas pouvoir vivre leur vie quotidienne comme elles l’entendent. Un peu plus d’un quart (26 %) des Français interrogés disent qu’ils ne se sentent pas « libres ». Sur cette question, la Hongrie se situe à l’extrême opposé, avec 88 % des personnes interrogées qui se sentent « libres » ou « partiellement libres ». 

Le sondage a également mis en lumière un écart troublant entre les générations au sein de la société européenne. Près des deux tiers (64 %) des personnes âgées de 60 ans et plus ne se sentent pas personnellement touchées par la crise, tandis qu’une majorité de jeunes de moins de 30 ans (57 %) déclarent avoir été confrontés à la maladie et à des difficultés économiques au cours des dix-huit derniers mois.  

Une ligne de faille a également été détectée entre ceux qui font confiance aux raisons invoquées par leur gouvernement pour introduire des restrictions nationales et ceux qui pensent que les mesures de confinement imposées par l’État sont « une excuse pour contrôler le public » ou un moyen pour les gouvernements d’avoir l’air de contrôler la crise. Les personnes interrogées en Pologne font figure d’exception dans ce cas, puisque 62 % de celles qui ont exprimé leur opinion doutent des motivations du gouvernement. En France, où un grand nombre de citoyens notent qu’ils n’ont pas été personnellement affectés par le COVID, 44 % ont exprimé leur scepticisme à l’égard du gouvernement et de sa stratégie en matière de coronavirus. 

Les résultats contenus dans le rapport «Les divisions invisibles de l’Europe : comment le Covid-19 polarise la politique européenne  » rédigé par les experts en politique étrangère Ivan Krastev et Mark Leonard, suggèrent que ces nouvelles divisions au sein de l’Europe, induites par le coronavirus, pourraient avoir de profondes répercussions sur certains des plus grands projets de l’UE, tels que la liberté de circulation, l’avenir du plan de relance paneuropéen de l’Union et ses relations avec le reste du monde par le biais de la diplomatie vaccinale, de l’aide extérieure, etc. 

Résultats de l’enquête paneuropéenne de l’ECFR menée dans 12 États membres de l’UE 

  • Une majorité d’Européens estiment ne pas avoir été personnellement affectés par le COVID-19. 54 % des personnes interrogées par l’ECFR ont déclaré que le coronavirus ne leur avait pas causé de maladie grave, de deuil ou de détresse économique au cours des dix-huit derniers mois – ce point de vue étant le plus marqué au Danemark (72 %), en Allemagne (65 %), en France (64 %) et aux Pays-Bas (63 %). 
  • Toutefois, en Europe du Sud et de l’Est, on observe le contraire. En Hongrie (65 %), en Espagne (64 %), au Portugal (61 %), en Pologne (61 %), en Bulgarie (59 %) et en Italie (51 %), une majorité de personnes interrogées ont signalé qu’elles avaient été personnellement affectées par le COVID-19. 
  • À peine 1 Européen sur 5 (22 %) se sent « libre » au quotidien, dans sa capacité à mener sa vie comme il l’entend. Ce chiffre est en baisse par rapport aux 64 % qui disent qu’ils se sentaient « libres » deux ans avant la crise. En France, seulement 19 % des personnes interrogées se sentent « libres », contre 64 % avant la pandémie. En Europe, la part de ceux qui se sentent « non libres » est plus importante (37 %) parmi ceux qui affirment que la pandémie leur a causé des difficultés économiques, mais pas de problèmes de santé, par rapport à ceux qui ont subi des effets sur leur santé (26 %), ou qui n’ont pas du tout été affectés par le COVID (25 %). Dans l’ensemble, ce sentiment était le plus marqué en Allemagne, première économie de l’UE, où près de la moitié des personnes interrogées (49 %) ont déclaré se sentir « non libres » dans leur vie quotidienne.  
  • Dans l’ensemble, les personnes interrogées dans les États de l’UE sondés (48 %) pensent que les individus ne respectant pas les règles, les personnes revenant de voyage et les citoyens étrangers sont les plus responsables de l’impact du coronavirus dans leur pays. Les majorités qui pensent que les menaces viennent d’autres personnes se retrouvent aux Pays-Bas (63 %), au Portugal (57 %), en Autriche (56 %), en Suède (54 %), au Danemark (54 %) et en Allemagne (53 %). 
  • Presque autant (43 %) de citoyens européens attribuent l’apparition et la propagation du COVID-19 aux gouvernements, dont le leur, à des acteurs étrangers, comme le gouvernement chinois, ou à des institutions. En Pologne (58 %), en Espagne (57 %) et en France (52 %), une majorité de citoyens sont de cet avis. En Italie – pays qui a bénéficié d’une aide chinoise très médiatisée lors de la première vague de la pandémie, sous forme de matériel médical, d’expertise et de soutien à la recherche – les citoyens sont sur la défensive. En effet, près de la moitié des personnes interrogées (47 %) accusent les gouvernements et les institutions d’être responsables de l’apparition et de la propagation du virus. 
  • Il existe un important fossé entre les générations en Europe concernant les impacts de la pandémie. Alors que près des deux tiers (64 %) des personnes interrogées de plus de 60 ans déclarent n’avoir subi aucune répercussion personnelle du COVID-19, la proportion tombe à 43 % chez les moins de 30 ans. La France et le Danemark sont les seuls pays sondés où une majorité des moins de 30 ans déclare ne pas être touchée par la crise. Les valeurs les plus éloignées de la moyenne chez les plus de 60 ans se trouvent en Espagne, au Portugal, en Hongrie et en Pologne, où des majorités se sentent affectées par la crise. 
  • Les jeunes Européens sont également beaucoup plus susceptibles de remettre en question les restrictions imposées par le gouvernement. 43 % des moins de 30 ans pensent que les gouvernements nationaux ont introduit des confinements comme « une excuse pour contrôler le public » (20 %) ou pour donner l’impression qu’ils « contrôlaient la situation » (23 %). 71 % des plus de 60 ans, quant à eux, considèrent les mesures de confinement comme un moyen de limiter la propagation du virus. 
  • Toutefois, d’un point de vue paneuropéen, la plupart des citoyens font confiance aux motivations qui sous-tendent les stratégies de leur pays pour lutter contre le coronavirus. Près des deux tiers des personnes interrogées (64 %) dans l’ensemble, et 59 % en France, pensent que les confinements ont été mis en place pour contenir la propagation du virus.  
  • Concernant l’application des restrictions, parmi ceux qui ont déclaré avoir été affectés par la maladie ou avoir perdu quelqu’un, des majorités de personnes interrogées en Hongrie (71 %), au Danemark (62 %), en Bulgarie (56 %) au Portugal (55 %) et en Autriche (52 %) estiment que les interventions de leur gouvernement étaient « à peu près correctes ». En revanche, en Suède, une majorité (52 %) de ceux qui ont déclaré avoir été touchés par la maladie ou le deuil – et en France (42 %) et en Allemagne (40 %), une pluralité dans ce groupe – pensent que les restrictions n’étaient « pas assez strictes ». En Pologne, une majorité de personnes ayant répondu à l’enquête de l’ECFR (43 %) ont déclaré qu’elles estimaient que les restrictions étaient « trop strictes ».  
  • Le scepticisme à l’égard des motivations des gouvernements nationaux gagne du terrain dans certaines parties d’Europe. 17 % des personnes interrogées pensent que les motivations de leur gouvernement au cours des dix-huit derniers mois de restrictions étaient de « contrôler le public ». Parmi les habitants des 12 États membres interrogés, les Polonais se sont montrés les plus sceptiques sur ce point, avec seulement 38 % qui pensent que la stratégie de leur gouvernement vise uniquement à limiter la propagation du virus. En France également, une forte minorité (24 %) pense que la motivation première de l’intervention de l’État est de « contrôler le public » (ce chiffre est encore plus élevé – 37 % – parmi les partisans actuels de la candidate présidentielle d’extrême droite, Marine Le Pen). 

Dans leur analyse des données du sondage, Ivan Krastev et Mark Leonard affirment que cette histoire de deux pandémies est une histoire de deux Europes, et que les différences entre les expériences des pays rappellent celles entre les pays créditeurs et débiteurs dans la crise de l’euro, et entre les États membres qui ont accueilli des réfugiés en 2015 et ceux qui ne l’ont pas fait.  

Dans ses premiers stades, la pandémie a semblé fédérer les Européens, les gouvernements ayant acheté collectivement des vaccins et pris la mesure audacieuse de lancer un fonds de relance paneuropéen. Cependant, alors que l’Europe commence à faire face à l’impact à long terme du COVID-19, les disparités dans les expériences personnelles pourraient passer d’une « fracture silencieuse » à un « schisme majeur ».  

Soulignant explicitement les clivages d’opinion entre les générations, Ivan Krastev et Mark Leonard préviennent que les gouvernements nationaux et l’UE pourraient être confrontés à des problèmes, notamment en ce qui concerne les politiques relatives à la santé publique, aux opportunités économiques et à l’idée de liberté, et affirment que, si les gouvernements européens « ont eu raison de se concentrer sur la sauvegarde de la vie des plus âgés au pic de la crise, le temps est maintenant venu de se concentrer sur les problèmes des jeunes ». 

Le directeur et fondateur de l’ECFR, co-auteur de ce rapport, Mark Leonard, affirme que : 

« Alors qu’aux premiers stades de la pandémie du coronavirus, il semblait que les Européens se rassemblaient et se coalisaient autour d’une réponse unifiée, de profondes divisions sont apparues depuis, qui pourraient être aussi graves que celles qui ont marqué les crises de l’euro et des réfugiés. 

Aujourd’hui, l’Europe est un continent aux expériences diverses : ceux qui ont été confrontés à un traumatisme personnel dû à la pandémie et ceux qui ne l’ont pas été. Ceux qui sont favorables à des restrictions à long terme et ceux qui pensent que nos libertés civiles devraient être restaurées dans leur intégralité. Enfin, et c’est peut-être le plus inquiétant, alors que nous cherchons à trouver une issue à cette crise sanitaire, ceux qui font confiance aux motivations de leur gouvernement et ceux qui ne le font pas. 

Cela crée un climat fragile dans de nombreuses régions d’Europe et pourrait poser problème aux gouvernements nationaux et à l’UE, alors qu’ils cherchent à restaurer les libertés individuelles et à déployer leurs plans de relance COVID. »  

Le président du Centre for Liberal Strategies et co-auteur de ce rapport, Ivan Krastev, ajoute que : 

« Depuis sa création, l’Union européenne a été façonnée par les crises. Il est trop tôt pour comprendre le plein impact du COVID-19 sur la vie publique européenne. Néanmoins, les divisions qui deviennent apparentes sur tout le continent pourraient créer une nouvelle ère politique en Europe. Les différences sont non seulement visibles entre les pays, mais les tensions sociétales remontent également à la surface au sein de nombreux pays.  

L’une des conséquences les plus évidentes à ce jour – et potentiellement la plus dramatique – est le fossé générationnel. Dans toute l’Europe, les gouvernements ont eu raison de se concentrer sur la sauvegarde de la vie des plus âgés, mais cela a eu un coût. Toute une génération a le sentiment que son avenir a été sacrifié au profit de celui de ses parents et grands-parents. Alors que les décideurs politiques continuent à élaborer le plan de relance du continent pour lutter contre la pandémie, il est temps pour eux de se concentrer sur les problèmes des jeunes. 

La pandémie semble avoir entraîné un grand changement dans la manière dont les partis politiques abordent la liberté : de nombreux partis traditionnels se sont employés à soutenir l’action gouvernementale, tandis que de nombreux partis populistes deviennent plus libertaires. » 

Ce rapport et ses recommandations font partie d’un projet plus large de l’ECFR visant à comprendre les souhaits des Européens en matière de politique étrangère. Les publications antérieures du projet « Unlock Europe’s Majority » comprennent des examens de la façon dont la crise du COVID-19 a réorganisé les opinions et les identités politiques au cours des 18 derniers mois, ainsi que des recherches fondées sur des sondages sur les attitudes et les attentes des Européens à l’égard des États-Unis pendant les présidences Trump et Biden.  

Vous trouverez de plus amples informations, ainsi que des détails sur les productions de l’ECFR dans le cadre de ce programme, à l’adresse suivante : https://www.ecfr.eu/europeanpower/unlock

Cette semaine, Penguin Random House lancera également le nouveau livre de Mark Leonard, intitulé « The Age of Unpeace – How Connectivity Causes Conflict ». Vous pouvez trouver plus d’informations sur ce texte, et en commander un exemplaire, ici.  

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.