Tenez-vous prêts : Les leçons de la mutinerie Wagner pour l’Occident
Les européen devraient se préparer dès maintenant aux scénarios possibles qui se profilent – et échanger avec la société civile russe pour mieux comprendre ce qui pourrait se passer
Le dirigeant russe, Vladimir Poutine, vient de subir ce qui est peut-être la plus grande remise en cause de son autorité depuis qu’il est à la tête du pays. L’action armée menée par la société militaire privée Wagner, sous le commandement de son chef, Evgueni Prigojine, s’est déroulée à quelques centaines de kilomètres de Moscou, abattant sept avions et tuant treize militaires russes sur son passage.
La crise permet de mieux comprendre la Russie sur trois plans : politique, sécurité et société. La confrontation doit alerter les décideurs politiques occidentaux sur la probabilité d’autres épisodes de déstabilisation du système politique russe, y compris des troubles armés encore plus violents. Ils doivent se préparer à de tels scénarios et soutenir les activistes de la société civile russe.
Politique
- Aucun membre de l’élite russe n’a soutenu publiquement E. Prigojine. Samedi soir, plusieurs gouverneurs régionaux et membres de l’élite fédérale avaient déclaré leur soutien à Vladimir Poutine. Cela montre les limites de l’opposition à Poutine dans les hautes sphères politiques. Les réactions ont été diverses, mais plutôt que de se retourner contre le dirigeant, les membres de l’élite sont soit restés silencieux, soit ont traîné les pieds avant d’exprimer leur soutien, soit ont soutenu ouvertement le président.
Sécurité
- Vladimir Poutine a commis une erreur stratégique en laissant Wagner grandir et prospérer pendant tant d’années. Cela lui offrait la possibilité de nier l’implication directe de la Russie en Afrique et au Moyen-Orient, où Wagner a soutenu les régimes locaux en offrant une assistance paramilitaire à la sécurité dans des pays tels que la Syrie, la Libye et la République centrafricaine, et en promouvant des campagnes de désinformation à Madagascar et au Mali. Il est même arrivé que Wagner combatte aux côtés des casques bleus pour repousser une attaque sur Bangui. Poutine a permis à Prigojine de développer ses forces, en nombre et expertise. En Ukraine, Wagner a reçu des chars, de l’artillerie et des systèmes de défense aérienne modernes, ainsi que des milliers de détenus des prisons russes. Cela a permis aux Russes de réaliser des gains opérationnels à court terme. Tout cela s’est traduit par la présence d’une force de combat bien armée et expérimentée que l’État russe ne contrôlait pas.
- Wagner était donc un corps étranger dans les systèmes politique et de sécurité russes. Jamais auparavant les dirigeants russes n’avaient accordé autant de pouvoir à un groupe armé quasi-institutionnel. Malgré son inefficacité, le système russe est relativement bureaucratisé, avec des règles et des organisations formelles qui servent de canaux et de limites à l’action politique. Prigojine existait en dehors des limites de ce système.
- Les différentes forces de sécurité russes sont restées fidèles aux dirigeants civils. Wagner s’est emparé du quartier général du district militaire sud, mais cela n’a pas entraîné de troubles plus importants ni de déstabilisation des lignes de front. Aucun officier russe en exercice n’a rejoint Wagner. Et ce, malgré la détestation que suscite dans les rangs le chef de l’état-major général de l’armée, Valery Gerasimov, et plus encore le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. En fin de compte, cet épisode a démontré la subordination continue des militaires aux dirigeants civils.
- Le secteur de la sécurité russe manque cruellement d’initiative et de coordination. Pendant près de 24 heures, les troupes Wagner ont pu se déplacer relativement librement, avec seulement quelques cas d’engagement de la part de l’armée de l’air russe. Prigojine a contourné les bases de l’armée, de la police et du FSB russes sans que ces unités ne tentent de l’arrêter. Cette situation met en lumière la fragilité du système politique russe. En l’absence de décision exécutive claire de la part du centre dans les premières heures de la mutinerie, les décideurs locaux étaient susceptibles de ne rien faire plutôt que de faire preuve d’initiative et d’agir de manière autonome.
Société
- La société russe est restée largement passive face aux événements en cours. Certains se sont montrés curieux de ce qui se passait, mais guère plus. Faute de dirigeants indépendants compétents, les organisations de la société civile russe n’ont pas pu agir de leur propre chef et prendre l’initiative alors que le système politique était mis à rude épreuve comme jamais auparavant. Dans le même temps, des groupes sociaux prétendument pro-Poutine, tels que des médias sociaux populaires favorables à la guerre, des mouvements de jeunesse affiliés au gouvernement, ou même l’ONG d’anciens combattants « la Fraternité de Combat », ne se sont pas rangés derrière le président avant que les dirigeants russes ne réagissent officiellement le samedi. Les réactions du public à l’incident suggèrent plutôt que le soutien au Kremlin découle principalement d’une acceptation passive du statu quo plutôt que d’un mouvement social en faveur de Poutine. Les Russes ont tendance à s’abstenir de participer activement à la vie politique, y compris de protester, choisissant au contraire de s’adapter à diverses circonstances, qu’il s’agisse de la répression politique, du conflit en Ukraine, de la mobilisation militaire ou de cas de révolte anti-système, comme la récente mutinerie et les manifestations pacifiques pro-démocratie.
Leçons pour l’Occident
Tenez-vous prêts
Pour éviter d’être pris au dépourvu par les développements internes en Russie, les États européens et leurs alliés devraient entreprendre un sérieux jeu de scénarios stratégiques à long terme. En Russie, rien ne change jamais jusqu’à ce que tout change en un instant. En élaborant des réponses à divers scénarios, les dirigeants politiques occidentaux seront mieux armés pour éclairer leur propre prise de décision.
Soutenez la société civile russe et les leaders politiques pro-démocratie
Les responsables politiques européens devraient veiller à collaborer avec la société civile et politique alternative possédant un programme constructif, et à aider leurs dirigeants les plus raisonnables qui en sont issus. Avec la guerre en Ukraine, il est difficile d’imaginer que les Russes pro-démocratie puissent se concentrer sur autre chose. Mais les 25 % de Russes qui déclarent vouloir participer plus activement à la vie politique doivent avoir le sentiment que leur engagement fera la différence. Ce message doit être transmis en termes simples, adaptés au contexte local et partagés par les activistes restés en Russie.
Les responsables politiques européens doivent veiller à ce que les leaders de la société civile et des forces politiques démocratiques russes participent aux exercices de simulation afin qu’ils puissent partager leur expertise et instaurer entre eux un climat de confiance. Lors de la mutinerie Wagner, les réponses de l’opposition russe ont varié en nature et en message, et nombre d’entre elles n’ont été diffusées qu’après que la révolte se soit calmée. Mikhaïl Khodorkovski a publiquement soutenu l’action armée et a appelé d’autres personnes à l’aider. Le réseau populaire Résistance féministe anti-guerre s’est déclaré contre le soutien aux mercenaires. Maria Pevchikh, directrice de la Fondation anticorruption du leader de l’opposition Alexeï Navalny, a fait de même. Toutefois, à l’instar des élites, aucun d’entre eux n’a réussi à tirer profit de l’incident. Ils devront commencer dès maintenant à réfléchir à la meilleure manière de tirer parti de ce type d’événements à l’avenir s’ils souhaitent apporter le changement auquel ils aspirent en Russie.
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