Pourquoi la Russie est revenue dans l’accord d’exportation de denrées alimentaires avec l’Ukraine

La puissance de la Turquie dans la mer Noire a peut-être persuadé la Russie de revenir sur l’accord d’exportation de céréales de l’Ukraine. Mais l’accord soulève également d’autres questions.

epaselect epa10281688 Cargo ship Zante, carrying Ukranian grain, sails on the Bosphorus Strait in front of the 15 July Martyrs Bridge, in Istanbul, Turkey, 02 November 2022. On 02 November Russian Defence Ministry in a statement announced Russia will resume its participation in the grain exports deal, after suspending its participation on 29 October. Photo: picture alliance/EPA/ERDEM SAHIN
Le cargo Zante, transportant des céréales ukrainiennes, navigue sur le détroit du Bosphore devant le pont des Martyrs du 15 juillet, à Istanbul, en Turquie, le 02 novembre 2022
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La puissance de la Turquie dans la mer Noire a peut-être persuadé la Russie de revenir sur l’accord d’exportation de céréales de l’Ukraine. Mais l’accord soulève également d’autres questions.

Le 29 octobre, la Russie a annoncé qu’elle quittait l’accord négocié par la Turquie et les Nations unies pour permettre à l’Ukraine d’exporter des céréales par voie maritime. Selon Moscou, cette décision constituait une réponse à une attaque de drones ukrainiens contre la flotte russe autour de Sébastopol. Malgré ce retrait, le 31 octobre, 12 navires ukrainiens et des Nations unies ont pris la mer en direction du couloir sécurisé par l’accord, qui s’étend à travers la mer Noire, fortement minée,  le détroit du Bosphore et jusqu’en mer Méditerranée. Peu après, le Ministère de la défense russe a déclaré qu’il revenait dans l’accord, citant des « garanties écrites » fournies par l’Ukraine, selon lesquelles ce corridor ne serait pas utilisé pour mener des opérations militaires. La Turquie a joué un rôle clé à cet égard, le ministre de la Défense russe, Sergei Shoigu, s’étant entretenu avec son homologue d’Ankara avant l’annonce de la Russie, et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, ayant tenu à annoncer la nouvelle.

Au cours des premiers mois de la guerre en Ukraine, la marine russe a empêché le trafic maritime à destination et en provenance des ports ukrainiens de la mer Noire. Cela a provoqué une flambée des prix des denrées alimentaires à l’échelle mondiale et a constitué une menace majeure pour les pays déjà exposés à l’insécurité alimentaire à travers le monde. Avant la guerre, l’Ukraine était l’un des principaux exportateurs mondiaux de céréales, représentant à elle seule 42 % des exportations d’huile de tournesol, 16 % des exportations de maïs et près de 10 % des exportations de blé. Certains pays étaient fortement dépendants des approvisionnements en provenance d’Ukraine, qui fournissait également environ 40 % des approvisionnements en blé du Programme alimentaire mondial.

Pour éviter une catastrophe humanitaire et protéger les routes commerciales en temps de guerre, la Russie, la Turquie et l’Ukraine ont convenu en juillet d’autoriser l’exportation de céréales et d’engrais à partir des trois principaux ports ukrainiens encore ouverts : Odesa, Chornomorsk et Yuzhny. L’accord prévoit des inspections conjointes russo-turques et ukrainiennes des navires en Turquie et garantit un passage sûr vers et depuis les ports. Sa période initiale devait s’étendre jusqu’au 19 novembre 2022 et, suite à sa mise en œuvre, les prix des denrées alimentaires ont baissé de 7,90 % à partir de mars 2022. Depuis la signature de l’accord, environ 9,5 millions de tonnes de produits céréaliers ont quitté l’Ukraine par la mer.

Cet accord a eu d’énormes répercussions sur l’économie ukrainienne, notamment dans le sud-ouest du pays. Depuis le 24 février, six ports ukrainiens de la mer Noire sont de facto soumis à un blocus, certains ayant subi de lourds dommages dus aux bombardements. L’accord a permis la reprise partielle de l’activité du port d’Odessa, qui soutient l’économie régionale au sens large et représente une bouée de sauvetage pour le secteur agricole ukrainien. Trois autres petits ports sur le Danube continuent de fonctionner normalement et ont augmenté leur capacité pour compenser la perte d’autres voies d’exportation.

La Russie n’a cessé de critiquer l’accord depuis sa signature, affirmant que les céréales ne parvenaient pas aux pays qui en avaient le plus besoin, et accusant à plusieurs reprises l’Ukraine d’utiliser l’accord à des fins militaires (d’abord après l’explosion qui a visé le pont de Kertch, puis après l’opération de drones autour de Sébastopol). Alors pourquoi la Russie revient-elle dans l’accord quatre jours seulement après l’avoir quitté ? La première explication est que la Russie a reconnu sa propre position de faiblesse, et notamment son incapacité à empêcher la mise en œuvre de l’accord tant que la Turquie continuait à l’appliquer. Le rôle de la Turquie, qui a à la fois permet la poursuite de l’accord – avec ou sans la Russie – et convaincu la Russie de s’y rallier, illustre l’influence considérable qu’elle exerce en mer Noire, où elle joue de plus en plus un rôle de contre-pouvoir face à la Russie. De fait, toute la rive sud de la mer Noire appartient à la Turquie et le pays dispose d’une importante puissante marine. La Russie a peut-être craint un nouvel affaiblissement de sa position en mer. En faisant fi du bluff de Moscou et en continuant à appliquer l’accord pendant ces quatre jours, Kiev et Ankara ont effectivement exposé la faiblesse de la Russie aux yeux du monde entier.

Même une courte suspension de l’accord sur les céréales pourrait avoir donné à la Russie exactement ce qu’elle voulait.

Mais la situation pourrait être plus complexe qu’il n’y paraît. Même une courte suspension de l’accord pourrait avoir donné à la Russie exactement ce qu’elle voulait. Lorsqu’elle a signé cet accord, l’intention de Moscou n’était pas d’atténuer les conséquences de la guerre sur la sécurité alimentaire mondiale ; il s’agissait de se doter d’un moyen de pression supplémentaire à travers un instrument lui permettant de faire monter les enchères avec un effort minimal. Il a suffi de déclarer qu’elle suspendait sa participation à l’accord pour faire bondir les prix du blé de plus de 5 % et provoquer un regain d’inquiétude en Ukraine et au-delà. La Russie utilisera certainement cet effet de levier lors du sommet du G20 de la semaine prochaine, qui se tiendra quelques jours seulement avant l’expiration de l’accord, afin de maximiser les avantages qu’elle peut tirer du processus de renouvellement de l’accord.

Jusqu’à l’émergence d’une alternative crédible pour l’exportation des céréales ukrainiennes, la Russie restera en mesure d’utiliser cet accord comme levier. Il est donc important que l’Union européenne explore des solutions alternatives pour permettre les exportations de céréales – notamment en investissant dans les infrastructures de transport terrestre. Depuis le début de la guerre, le transport routier de marchandises à destination et en provenance d’Ukraine a considérablement augmenté, conséquence directe du blocus maritime. Des sources ukrainiennes ont laissé entendre qu’un cargo aurait la capacité de transporter l’équivalent de 3 000 camions de marchandises. Pour preuve, des centaines de camions transitent déjà chaque jour par la Moldavie à destination et en provenance du sud de l’Ukraine. Mais le transport routier ne peut être la seule alternative et ne constitue pas une solution durable compte tenu de la qualité des infrastructures, tant en Ukraine qu’en Moldavie. L’UE doit donc également renforcer rapidement les infrastructures ferroviaires et les adapter afin de fournir un transport terrestre supplémentaire sûr et durable pour les exportations alimentaires ukrainiennes.

La crise actuelle nous rappelle que, indépendamment de la poursuite de l’accord sur les céréales, des solutions alternatives et à plus long terme sont nécessaires pour minimiser les perturbations des exportations de céréales de l’Ukraine – et pour renforcer la résistance contre l’utilisation, par la Russie, de cet outil comme levier dans la guerre.

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