La puissance américaine en crise : comment les Européens voient l’Amérique de Biden

Une nouvelle enquête de l’ECFR révèle que même si les Européens ont célébré la victoire de Joe Biden en novembre, la plupart d’entre eux sont sceptiques quant à une résurgence mondiale de la puissance américaine

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  • Une nouvelle enquête de l’ECFR révèle que même si les Européens ont célébré la victoire de Joe Biden en novembre, la plupart d’entre eux sont sceptiques quant à une résurgence mondiale de la puissance américaine.     
  • Six Européens sur dix pensent que le système politique américain est défaillant et que la Chine deviendra une puissance plus forte que les États-Unis au cours des dix prochaines années. 
  • Les Européens semblent tirer des conséquences radicales de ces leçons. Une majorité souhaite que leur pays reste neutre dans un conflit entre les États-Unis et la Chine, et il ny a aucun des pays sondés dans lequel une majorité voudrait se ranger du côté de Washington en cas de guerre contre la Russie.  
  • Deux tiers des Européens interrogés ont déclaré que l’Europe ne peut pas toujours compter sur les États-Unis et qu’elle doit s’occuper de ses propres capacités de défense, tandis que 10% seulement pensent que les États-Unis protégeront toujours l’Europe.  
  • Dans ce contexte, les Européens se tournent vers leurs voisins pour obtenir soutien et protection, selon l’enquête de l’ECFR. 

Même si la plupart des Européens se sont réjouis de la victoire de Joe Biden lors de l’élection présidentielle américaine de novembre, peu d’entre eux sont convaincus que les États-Unis vont faire leur retour en tant quacteur mondial de premier ordre sous sa présidence. C’est la principale conclusion d’une grande enquête paneuropéenne menée auprès de plus de 15 000 personnes dans onze pays, publiée aujourd’hui par l’ECFR. L’enquête a été menée en novembre et décembre 2020 par Datapraxis et YouGov. 

Elle constitue la base d’un nouveau rapport majeur de Mark Leonard et Ivan Krastev, intitulé : « La puissance américaine en crise : comment les Européens voient l’Amérique de Biden», qui montre comment la foi des Européens dans la puissance américaine s’érode. Une majorité d’Allemands s’accordent aujourd’hui à dire qu’après que les Américains ont voté pour Donald Trump en 2016, on ne peut plus leur faire confiance, affirmation qui obtient un large soutien parmi les personnes interrogées dans toute l’Europe.   

Cette évolution se traduit par une volonté très limitée des Européens de soutenir les États-Unis dans d’éventuels désaccords internationaux. Par exemple, la moitié ou plus des citoyens des onze pays européens interrogés estiment que leur gouvernement devrait être neutre dans un conflit entre les États-Unis et la Chine et, il n’y a aucun des pays interrogés dans lequel plus de 40% de la population ne voudraient prendre le parti de Washington contre la Russie.  

Le rapport affirme que la présidence tumultueuse de Donald Trump a profondément affecté la relation transatlantique, au point qu’il existe maintenant un profond scepticisme au sein du bloc sur la question de savoir si Joe Biden peut arrêter le déclin des États-Unis sur la scène mondiale. Les Européens pensent que l’isolationnisme et l’imprévisibilité de l’administration Trump, associés à de profonds problèmes internes aux États-Unis, auront un impact sur Joe Biden et sa capacité à redorer l’image des États-Unis dans le monde. 

Dans un tel climat, l’Europe ne peut pas rester sans rien faire, selon Mark Leonard et Ivan Krastev. En distinguant quatre « tribus » géopolitiques en Europe, qui ressortent de leur segmentation des données de l’enquête de l’ECFR, ils soulignent l’opinion dominante de plus de 6 Européens sur 10 interrogés selon laquelle les États-Unis sont « cassés », alors qu’ils évaluent l’UE et/ou les systèmes de leurs propres pays de manière beaucoup plus positive. Selon eux, cela représente une opportunité d’utiliser le pouvoir collectif du bloc européen pour le profit et la protection de ses citoyens. 

Les principales conclusions de l’enquête paneuropéenne de l’ECFR sont les suivantes : 

  • Les Européens sont rassurés par le résultat des élections de novembre, mais ils sont sceptiques quant à la capacité de Joe Biden à enrayer le déclin des États-Unis sur la scène internationale. Sur les onze pays interrogés, une majorité (51%) ne partage pas l’opinion selon laquelle, sous la présidence de Joe Biden, les États-Unis sont susceptibles de réparer leurs divisions internes et de s’investir dans la résolution de problèmes internationaux tels que le changement climatique, la paix au Moyen-Orient, les relations avec la Chine et la sécurité européenne. En France, 23% des personnes interrogées pensent que l’administration Biden risque d’être consumée par des divisions internes et qu’il ne restera que peu de marge de manœuvre pour investir dans la résolution des problèmes mondiaux. Les Européens ont également le sentiment que la Chine dépassera les États-Unis en tant que première superpuissance mondiale au cours de la prochaine décennie. Cette opinion est largement partagée par les pays interrogés, notamment en Espagne (79%), au Portugal (72%), en Italie (72%) et en France (63%).  
  • L’héritage de l’administration Trump a sapé la confiance dans les États-Unis. Près d’un tiers (32%) des personnes interrogées dans le cadre du sondage de l’ECFR conviennent qu’après avoir voté pour Donald Trump en 2016, on ne peut plus faire confiance aux Américains. Il est frappant de constater que 53% des personnes interrogées en Allemagne partagent ce point de vue, ce qui fait d’eux un cas particulier sur ce point. Ce n’est qu’en Hongrie et en Pologne que les personnes en désaccord avec cette affirmation sont en nette supériorité. En France, 26% des personnes interrogées estiment qu’on ne peut pas faire confiance aux Américains. 
  • Très peu d’Européens pensent que les États-Unis interviendraient en leur faveur en cas de crise militaire. Seulement 10% des personnes interrogées considèrent les États-Unis comme un partenaire « fiable » qui protégera toujours l’Europe en cas de conflit, tandis qu’au moins 60% des sondés dans chaque pays interrogé – et 67% dans l’ensemble des pays – estiment que leur pays ne peut pas compter sur le soutien des États-Unis en cas de crise majeure. En France, 70% des personnes interrogées estiment que l’Europe ne peut pas toujours compter sur les États-Unis. 
  • En Europe, les divisions sur les États-Unis ont changé et ont beaucoup à voir avec l’impression de déclin ou de croissance que les gens ont de l’UE, des États-Unis ou de la Chine. Nous avons identifié quatre nouvelles tribus géopolitiques : « Pro-Européens » (la plus importante avec 35% des personnes interrogées) ; « Déclinistes » (la deuxième avec 29%) ; « Occidentalistes » (20%) ; « Atlantistes » (9%).  

Il y a des conséquences géopolitiques à cela : 

  • L’investissement dans la défense au niveau européen bénéficie d’un soutien important. Deux tiers des personnes interrogées en Europe soulignent qu’il est important que l’Europe s’occupe de ses propres capacités de défense plutôt que de compter principalement sur les États-Unis. Cet avis est le plus marqué au Portugal (72%), en Suède (71%), en Espagne (71%), en France (70%) et en Pologne (69%). Il est intéressant de noter que 74% des sondés britanniques partagent également ce point de vue, bien que le Royaume-Uni ne soit plus un État membre de l’UE. 
  • Il existe une profonde ambivalence à l’égard des États-Unis en cas de conflit avec la Chine ou la Russie – de nombreux Européens souhaitant rester neutres dans un tel scénario. Au moins la moitié de l’électorat des pays interrogés souhaite que leur gouvernement reste neutre en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine, et dans aucun des pays interrogés, une majorité ne souhaite prendre le parti de Washington contre Moscou. Étonnamment, seuls 36% des personnes interrogées en Pologne et 40% au Danemark déclarent que leur pays devrait se ranger du côté des États-Unis dans un conflit contre la Russie. Sur les onze pays interrogés, seuls 23% des sondés sont de cet avis, tandis que 59% souhaitent que leur pays reste neutre. Au Danemark et en Pologne, la neutralité est l’option privilégiée par 47% et 45% des électeurs respectivement. En France, 55% des personnes interrogées seraient favorables à la neutralité en cas d’escalade du désaccord entre les États-Unis et la Chine ou la Russie. 
  • Les Européens veulent que l’UE soit plus stricte au niveau international, sur des questions économiques telles que le commerce, la fiscalité et la réglementation. Parmi les huit pays dans lesquels l’ECFR a interrogé les électeurs sur cette question, des pluralités en Allemagne (38%), en France (48%), en Grande-Bretagne (37%) et en Italie (43%) pensent qu’il faudrait adopter une position plus dure à l’égard des abus économiques des États-Unis. La Pologne est un cas particulier sur ce point, avec seulement un électeur sur dix qui est de cet avis.  
  • L’Allemagne est le pays le plus susceptible d’être considéré par les Européens comme celui avec lequel il est le plus important « d’avoir de bonnes relations ». Les personnes interrogées en France, en Espagne, au Danemark, aux Pays-Bas, au Portugal et en Hongrie sont les plus susceptibles de choisir l’Allemagne comme le pays avec lequel il est le plus important d’entretenir de bonnes relations. Alors qu’en Allemagne, 38% ont choisi la France comme leur allié le plus important. Seuls les sondés de Grande-Bretagne (55%), de Pologne (45%), d’Italie (36%) et de Suède (36%) ont classé les États-Unis en tête de ce classement, devant l’Allemagne. 
  • Les Européens ont développé un avis plus positif à l’égard de l’UE au cours des deux dernières années, malgré la crise du COVID-19 et le Brexit. Au Danemark, en France, en Allemagne, en Hongrie, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne, en Espagne et en Suède – des pays où l’ECFR a également réalisé des sondages en 2019 et en 2020 –, la proportion moyenne de personnes qui affirment que le système politique de l’UE fonctionne très bien ou assez bien est passée de 46% à 48% depuis janvier 2019. Parallèlement, le pourcentage de personnes qui disent que le système est quelque peu ou totalement défaillant a diminué, passant de 45% à 43% au cours de cette période. 
  • Les attitudes envers l’UE semblent souvent être en corrélation avec l’opinion des gouvernements nationaux. Par exemple, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark et en Suède, la plupart des gens sont convaincus que leur système politique national fonctionne et croient également au succès de l’UE. En revanche, des majorités en Espagne, en Italie et en France (ainsi qu’en Grande-Bretagne, qui n’est plus membre de l’UE) considèrent que leur propre système politique est défaillant ; et, dans ce deuxième groupe de quatre pays, les personnes à penser que l’UE est défaillante sont plus nombreuses que celles qui pensent qu’elle fonctionne. La Pologne, la Hongrie et le Portugal font exception à cette règle : des majorités dans tous ces pays pensent que leur système politique national est défaillant, mais semblent considérer Bruxelles comme leur salut, avec des majorités importantes qui pensent que l’UE fonctionne. 

Pour Mark Leonard, directeur et fondateur de l’ECFR, co-auteur de ce nouveau rapport important sur les relations transatlantiques : 

« Les Européens aiment Biden, mais ils ne pensent pas que les États-Unis reviendront sur le devant de la scène en tant que leader mondial. La plupart pensent que le système politique américain est brisé, que la Chine sera plus puissante que les États-Unis et que Washington ne les défendra pas.  

Ils en tirent des conclusions radicales : ils veulent que leurs gouvernements restent neutres dans un conflit entre Washington et Pékin et ils veulent investir dans la défense européenne.   

Lorsque George W. Bush était président, les Européens étaient divisés sur la manière dont les États-Unis devaient utiliser leur puissance. Avec l’entrée de Biden à la Maison Blanche, ils sont divisés sur la question de savoir si les États-Unis ont encore un quelconque pouvoir. »  

Pour Ivan Krastev, co-auteur, politologue et président du Centre for Liberal Strategies : 

« Donald Trump n’est pas Evita Perón. Peu de gens pleureront lorsqu’il partira. Pourtant, il est clair que sa présidence tumultueuse a laissé une empreinte indélébile sur l’attitude de l’Europe envers les États-Unis.  

La majorité des Européens sont sceptiques quant à la capacité des États-Unis à façonner le monde. Ils sont nombreux à opter, à tort ou à raison, pour un rôle plus indépendant de l’Union européenne dans le monde. 

Cependant, alors que les dirigeants européens ont tendance à considérer la souveraineté européenne comme le reflet d’un désir de jouer un rôle plus important dans la politique mondiale, pour de nombreux Européens, la « souveraineté européenne » signifie une sorte de neutralité et de politique étrangère prudenteC’est une demande de retraite anticipée du concours des grandes puissances. » 

Les « tribus » citées par Mark Leonard et Ivan Krastev, dans leur rapport sont les suivantes : 

« Atlantistes » 

Il s’agit de la plus petite tribu, comprenant 9% de tous les sondés. Ses membres pensent que les États-Unis sont forts et fonctionnent bien, alors que l’UE est brisée et en déclin. On rencontre le plus souvent des membres de cette tribu en Italie, en Pologne et en France, où respectivement 22%, 12% et 12% des sondés sont de cet avis. Les membres de cette tribu sont généralement conscients des problèmes que connaissent les États-Unis, mais savent que, historiquement, les États-Unis ont toujours rebondi après une crise.  

« Occidentalistes » 

Ce groupe comprend environ 20% des sondés et est composé de personnes qui disent que les États-Unis et l’UE sont prospères. Ils sont plus susceptibles d’être convaincus de la supériorité du système politique et économique occidental, et un peu moins susceptibles que d’autres tribus de craindre que la Chine soit le moteur de la géopolitique mondiale à l’avenir. On a le plus de chance de rencontrer ces personnes en Europe centrale : elles constituent près de la moitié des électeurs en Pologne et en Hongrie. 

« Déclinistes »

Cette tribu comprend 29% des sondés, ce qui en fait le deuxième groupe de la segmentation. Les membres de ce groupe pensent que l’Europe et les États-Unis sont tous deux brisés et en déclin. Ils sont plus susceptibles de penser que la Chine va dépasser l’Occident en tant qu’artisan de la politique internationale (68% pensent que la Chine sera probablement plus puissante que les États-Unis d’ici 10 ans, et 32% disent la même chose de la Russie). Ces fatalistes géopolitiques constituent la plus grande tribu dans quatre pays : France (43% des sondés), Grande-Bretagne (43%), Espagne (38%) et Italie (36%). 

« Pro-Européens »

Il s’agit de la plus grande tribu, qui représente 35% de l’ensemble des personnes interrogées. Elle est composée de personnes qui pensent que, politiquement, l’Europe est saine, mais que les États-Unis sont défaillants. Ses membres viennent pour la plupart de pays plus prospères, et c’est la plus grande tribu du Danemark (où elle représente 59% des sondés), d’Allemagne (52%), de Suède (51%), des Pays-Bas (49%) et du Portugal (38%). Dans l’ensemble des pays étudiés, 47% des personnes interrogées qui ont l’intention de voter pour des partis non populistes appartiennent à ce groupe. 

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