La familiarité engendre le mépris : Pourquoi la Russie fait des erreurs sur la scène internationale

En dépit de toutes les croyances qui ont fait cours, la Russie échoue largement à atteindre ses objectifs fondamentaux de politique étrangère.

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En dépit de toutes les croyances qui ont fait cours, la Russie échoue largement à atteindre ses objectifs fondamentaux de politique étrangère.

Au cours des dernières années, pas une semaine ne s'est écoulée sans l’annonce d’un nouveau geste fort de la politique étrangère russe signalant que « la Russie est de retour ». Les histoires et les preuves d'ingérence dans la politique américaine et européenne abondent, que ce soit à travers des moyens cyber, via les médias ou le financement des partis. La victoire en Syrie. Les revendications appuyées sur l'Arctique. Des discussions sur des mercenaires russes en Syrie, en République centrafricaine, au Tchad et peut-être au Venezuela. Tous ces événements racontent l'histoire d'une Russie de plus en plus importante et influente au niveau mondial. Cette tendance a tout d’une évidence.

Pourtant, une tendance tout aussi importante est généralement négligée : celle d'une importante fuite de la puissance russe. Pour chaque salve de politique étrangère de la Russie sur la scène mondiale, il y a un revers ou un échec à constater plus près de chez elle. Pour chaque nouvel allié géopolitique que le pays acquiert grâce à une diplomatie compétente ou à une projection brutale de sa puissance, elle perd aussi un ami à cause d'une diplomatie maladroite ou de sa simple incapacité à imposer sa volonté.

Ainsi, les analystes de la politique étrangère mondiale peuvent s'émerveiller devant la toute première visite à Moscou d'un roi saoudien, ou devant le « high-five » échangé entre Vladimir Poutine et Mohammed Bin Salman. Mais le flot de revers et d'échecs flagrants de la Russie ne parvient pas à gagner le même nombre de « likes », de « retweets » et de « partages ». Il ne faut pourtant pas les négliger. Car la Russie gagne une certaine influence mondiale tout en perdant beaucoup en Europe de l'Est, en Asie centrale et dans les Balkans.

Une fuite de puissance post-soviétique

Prenez l'espace post-soviétique et l'Ukraine. La Russie a obtenu la Crimée et a gagné le contrôle sur certaines parties du Donbass. Mais, au regard des objectifs de la politique étrangère russe en Ukraine entre 1991 et 2014, le contrôle de la Crimée et de Donbass est un échec géopolitique majeur. L'objectif de la Russie a toujours été de garder un certain degré de contrôle de l'ensemble de l'Ukraine, et non de certaines parties de Donbass. Il ne s'agissait pas simplement d'un objectif de politique étrangère – c'était à l’époque le principal objectif de politique étrangère de la Russie. Poutine a échoué à atteindre cet objectif. Et cet échec ne fait que s'aggraver. Pas plus tard qu'il y a un an, le discours des responsables russes – des diplomates de haut rang et experts affiliés au Kremlin avec qui je m’étais entretenu – pouvait se résumer ainsi : « Qu’est-ce que ça peut faire que la Russie ait eu une guerre avec la Géorgie en 2008 et ait reconnu l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud ? Moins d'une décennie plus tard, nous sommes de nouveau sur la bonne voie avec la Géorgie. Cette reprise de l'influence russe en Ukraine sera tout aussi rapide. Nous aurons tous les deux la Crimée et regagnerons progressivement de l'influence dans le reste de l'Ukraine. »

En 2018, une  » révolution de velours  » a évincé du pouvoir les partenaires privilégiés et éprouvés de la Russie

Cet optimisme quant au fait d’avoir le beurre et l’argent du beurre a disparu maintenant dans ces mêmes cercles. Au cours de l'année dernière, le fossé avec l'Ukraine n'a pas commencé à se combler. Au lieu de cela, il s'est développé. Les tensions sécuritaires autour de la mer d'Azov, un incident militaire dans le détroit de Kertch, l'octroi de l'autocéphalie à l'Église orthodoxe ukrainienne par le patriarcat de Constantinople sont autant de problèmes de long terme pour l'espoir de la Russie d'un retour géopolitique en Ukraine.

Prenez sinon la Moldavie. Le pays est dirigé depuis une décennie par une classe de politiciens corrompus qui se disent pro-européens. Lors de la négociation puis de la signature d'un accord d'association avec l'Union européenne, certains membres de la classe politique ont également réussi à détourner un milliard de dollars du système bancaire. La population était en colère contre eux et déçue par l'Europe. Les forces politiques favorables à la Russie avaient le vent en poupe. Mais elles se sont effondrées. Certes, c’est un champion pro-Russe qui a été élu de justesse à la présidence en 2016, mais il a peu de pouvoir dans ce qui est une république parlementaire. Et lors des récentes élections législatives, les forces politiques favorables à la Russie ont obtenu leur pire résultat en deux décennies. Et ce, malgré le soutien massif de la Russie à ses candidats préférés : des poignées de main avec Poutine et une conférence de presse du ministère russe de l'Intérieur affirmant qu’un oligarque moldave qui dirige le parti au pouvoir était un citoyen russe et qui faisait l'objet d'une enquête pour blanchiment de capitaux. Cet oligarque indocile avait expulsé trois diplomates russes en solidarité avec le Royaume-Uni dans l'affaire Skripal (après en avoir expulsé cinq en 2015). Seuls les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Ukraine ont expulsé davantage de diplomates russes ces dernières années. 

Les nouvelles en provenance d'Arménie, quant à elles, n'ont pas été aussi dramatiques, mais elles ne sont pas plus encourageantes pour la Russie. En 2018, une  » révolution de velours  » a évincé du pouvoir les partenaires privilégiés et éprouvés de la Russie, y compris un premier ministre qui avait pris ses fonctions après avoir été un dirigeant de Gazprom. L'Arménie, qui est en conflit avec l'Azerbaïdjan, dépend trop de la Russie en ce qui concerne sa sécurité pour opérer un revirement total en matière de politique étrangère. Elle ne quittera pas l'Union économique eurasienne dirigée par la Russie, ni l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), une alliance de défense. Mais elle a tout de même choisi de piquer diplomatiquement l'ours russe à un certain nombre d'occasions. Elle a retiré un général arménien du poste de secrétaire général de l'OTSC, malgré les demandes explicites de la Russie de ne pas le faire. Et elle a arrêté l'ancien président Robert Kocharyan, à nouveau contre un lobbying russe intensif pour ne pas le toucher.

Sur un plan plus structurel, presque toutes les économies post-soviétiques se sont de plus en plus détachées de l'économie russe. Presque tous ces pays (à l'exception du Bélarus, du Kazakhstan et de l'Arménie) ont plus de 80 % de leur commerce extérieur avec des pays autres que la Russie, l'Union européenne ou la Chine étant généralement les principaux partenaires commerciaux. Ces flux commerciaux ne prédéterminent pas les choix géopolitiques, mais ils les limitent. Prenons l'exemple de la Moldavie : avec 60 % des échanges commerciaux avec l'UE et 10 % avec la Russie, même si les partis pro-russes reviennent au pouvoir, ils ne seront pas en mesure de prendre des risques avec les principaux marchés d'exportation de leur pays.

Des revers euro-balkaniques  

La fuite de puissance russe dans les Balkans et alentours n'a pas été aussi dramatique, mais elle n'en est pas moins perceptible. Depuis des années, l'un des États les plus amicaux avec la Russie au sein de l'UE est la Grèce. Son dirigeant actuel, autrefois populiste de gauche, est arrivé au pouvoir avec un programme anti-austérité (et antiallemand), et a même cherché des fonds pour un plan de sauvetage à Moscou. Pourtant, la Russie a réussi à gérer ses relations avec un pays ami de telle sorte qu'Athènes a finalement expulsé quatre officiers de renseignement russes présumés avoir tenté d'attiser les tensions sur la question du nom de ce qui est maintenant la Macédoine du Nord. Soit dit en passant, cet accord ouvre également la voie à l'adhésion de la Macédoine du Nord à l'OTAN.

Prenez sinon l'histoire du Monténégro. Il y a dix ans, une grande partie de son PIB et la moitié de ses exportations (essentiellement de l'aluminium) étaient produites par des entreprises sous contrôle russe. Après la chute des prix de l'aluminium, une confrérie d'agents russes et serbes a tenté de mener un coup d'État au Monténégro. Néanmoins, le pays a adhéré à l'OTAN peu de temps après. Les relations avec la Russie sont maintenant en lambeaux.

Une réponse paneuropéenne unie à l'affaire Skripal – la tentative d'empoisonner un ancien officier de renseignement russe sur le sol britannique avec un agent neurotoxique de qualité militaire – a conduit à une expulsion coordonnée des diplomates russes par plus d’une vingtaine de pays. Rien de tout cela n'est dramatique pour la puissance russe, mais tout comme on peut s’émerveiller de la polyvalence de la diplomatie russe au Moyen-Orient, on peut garder à l’esprit que cette même diplomatie gère avec une maladresse grossière de nombreux autres pays. Certains, comme la Grèce, l'Espagne, la France et le Monténégro, ont traditionnellement des relations cordiales avec la Russie. Tout cela soulève la question suivante : la diplomatie russe est-elle vraiment efficace pour promouvoir la puissance russe ?

Le conte des deux ministères

On pourrait presque avoir l'impression que la Russie a deux ministères des Affaires étrangères : l'un est chargé des relations avec l'Amérique du Nord, l'Europe et la plupart des États post-soviétiques ; l'autre est pour le reste. Et ils sont terriblement différents dans leur travail. Le « ministère pour le reste » semble être dirigé par des spécialistes de la région – sinologues, arabistes, vietnamistes et autres « régionalistes ». Ils adoptent une approche lente, prudente et souvent respectueuse. Assez souvent, ils combinent la bonne dose de flatterie et d'écoute pour se frayer un chemin vers une plus grande pertinence, et peut-être même une plus grande influence. Et parce que les dirigeants russes sont conscients qu'ils ne comprennent pas les sociétés et les sensibilités arabes ou chinoises, ils semblent écouter leurs experts de ces pays. Le résultat est que la Russie est parvenue à devenir la seule puissance qui parle à tout le monde au Moyen-Orient, et elle y est courtisée par tout le monde. Cela va de Bachar al-Assad et de l'Iran à Israël, l'Arabie saoudite et le Qatar. Ces endroits sont plus éloignés – psychologiquement – de Moscou, donc cette distance rend la diplomatie moins émotive. Si les choses ne vont pas bien, on peut simplement accepter ses pertes et abandonner. 

Le « ministère pour le reste » adopte une approche prudente et souvent respectueuse, et combine la bonne dose de flatterie et d'écoute.

Mais il y a aussi le « ministère pour les Etats-Unis, l'Europe et la plupart des pays post-soviétiques ». Ici, la diplomatie a tendance à être émotive – avec les mauvais types d'émotions. Son style et son ton diplomatiques sont surtout abrasifs, arrogants et boudeurs. Dans son récent discours sur l'état de l'Union, M. Poutine a littéralement déclaré que les alliés des Américains (c'est-à-dire les Européens) « grognent pour soutenir les Etats-Unis ». Surtout, une telle diplomatie est avant tout inefficace. Le rythme auquel ce deuxième « ministère » a perdu des amis de la Russie est tout à fait remarquable. Ici, les dirigeants pensent certainement qu'ils comprennent assez bien les États-Unis, l'Europe et l'Ukraine pour ne pas se soucier de l'expertise sur ces pays ou de l'analyse de sang-froid.

Le bilan

Que reste-t-il donc à ceux qui essaient de donner un sens au rayonnement mondial actuel de la Russie ? En fait, la puissance russe n’a pas tant changé en grandissant qu’en se transformant et en se déplaçant. Toutes les initiatives diplomatiques russes bruyantes transformées en grands succès sur Twitter n'ont pas réellement fait progresser l'influence de la Russie. Au contraire, sur le marché mondial de la géopolitique, la Russie s'est comportée comme une entreprise évincée des marchés traditionnels et cherchant de façon désespérée de nouveaux endroits pour offrir ses services et produits. Mais, dans l'ensemble, cela n'a pas beaucoup changé le « chiffre d'influence » global de l'entreprise. Il s'est simplement déplacé vers des marchés moins lucratifs, plus concurrentiels et plus difficiles à maintenir.

La politique étrangère russe se livre à une surenchère mondiale non pas parce qu'elle a réussi à résoudre ses problèmes de sécurité ou diplomatiques plus près de chez elle, mais parce qu'elle ne l'a pas fait. La Russie préfèrerait réussir en Ukraine qu'au Venezuela ou en Syrie. Au total, alors que le monde examine la liste de plus en plus longue des actions de politique étrangère par lesquelles la Russie s’affirme dans le monde, il ne faut pas oublier que le passage de l’exubérance à l'exagération est généralement court et brutal.

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