Le Hirak : un élément de transformation de la vie politique algérienne

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Résumé

  • Le mouvement contestataire Hirak a révélé des failles dans le système au pouvoir en Algérie, qui manque d’outils pour se réinventer ou négocier un nouveau contrat social avec sa population.
  • L’armée a été incapable de restaurer le récit autour du « président civil » qu’elle a utilisé durant deux décennies, tandis que le président actuel n’a pas su masquer sa dépendance à l’égard des chefs militaires.
  • Le régime ne peut plus continuer à truquer les élections au lieu de négocier avec les citoyens.
  • Le régime tente de promouvoir un récit sur l’élimination des mafias liées à l’ancien président comme gage d’une nouvelle ère.
  • Le Hirak a créé une culture politique d’émancipation populaire mais aucun accord sur un plan de transition politique n’a encore été trouvé.

Introduction

En décembre 2019, les hauts gradés algériens ont choisi Abdelmadjid Tebboune comme nouveau président du pays. Même s’ils ont organisé un simulacre d’élection pour formaliser la manœuvre, il était évident que l’armée avait une fois de plus désigné un leader national contre la volonté du peuple – comme elle l’a fait pendant les 20 années du règne du président précédent, Abdelaziz Bouteflika. Ce procédé a été l’un des principaux moteurs du mouvement de protestation de masse Hirak qui a débuté en février 2019, où la majorité de la population a boycotté l’élection. Effectivement, pour la plupart des Algériens, Tebboune manque de légitimité puisqu’il est le produit du régime militaire. Pour autant, de nombreux observateurs extérieurs se sont demandés s’il pouvait mettre fin aux manifestations en réformant le gouvernement de l’intérieur mais tout optimisme sur cette question est hors de propos.

Au cours des 20 dernières années, beaucoup d’analyses faites en Occident sur la politique algérienne ont indiqué que la reconduction du président Bouteflika et l’absence de révolution semblable aux révoltes arabes de 2011 étaient le signe d’une stabilité algérienne. Or, comme ces analyses n’ont pas anticipé l’émergence du Hirak, il est peu judicieux de se demander si le nouveau président peut persuader les généraux d’accéder à la principale demande des manifestants : un État gouverné par des civils.

En conséquence, au lieu de demander comment un nouveau président peut démarrer une transition vers une plus grande stabilité, cet article – qui repose sur plus d’une centaine d’entretiens et sur une année d’enquête de terrain en Algérie – analyse de quelles manières le Hirak a révélé les failles du système en place dans le pays. Il manque à ce système les outils lui permettant de se réinventer après Bouteflika ou de négocier un nouveau contrat social avec la population.

Détérioration des modalités de partage du pouvoir

Au cours des 20 années qui ont conduit au Hirak, le système de gouvernance actuel de l’Algérie a permis à l’armée de trouver une porte de sortie de la guerre dite « civile » des années 1990, et de survivre aussi bien aux conflits internes qu’aux vagues de protestation externes. La nomination des généraux par Bouteflika en 1999 a temporairement résolu le problème de légitimité que l’armée avait connu depuis 1992, lorsqu’elle a annulé la victoire du Front islamique du salut lors de la première élection libre d’Algérie. Cette décision a provoqué un conflit qui a entraîné la mort de 200 000 personnes et la disparition de 20 000 autres. Les dispositions prises en 1999 prévoyaient un partage du pouvoir informel entre un président choisi par les généraux (et cautionné par un simulacre d’élection), un service de sécurité (Département du renseignement et de la sécurité ou DRS) déterminé à vérifier l’influence de la clientèle civile du régime, et des militaires qui prétendaient être au-dessus de la politique mais qui contrôlaient largement la répartition des ressources économiques et institutionnelles.

L’armée et le DRS utilisaient le statut prétendument civil du nouveau président pour se défendre contre les accusations de crimes de guerre portées par des puissances étrangères, notamment parce que Bouteflika favorisait des politiques de réconciliation principalement destinées à « racheter » les militaires et le DRS pour leur implication dans la « décennie noire » de répression. Ils ont également utilisé le statut du président pour mettre un terme aux négociations sur les processus de représentation démocratique avec les Islamistes hors la loi et d’autres groupes d’opposition. Durant les années 2000, cet arrangement a permis au régime de dépolitiser les anciennes factions engagées dans la guerre civile (y compris les groupes islamistes) à l’aide d’un récit centré sur la relance du processus électoral et un transfert de l’autorité ver un président soi-disant civil qui avait restauré la paix et la sécurité. Ce récit a permis de rétablir un environnement politique où le régime avait truqué les élections et les organes représentatifs comme le parlement avaient peu d’influence sur les véritables processus de prise de décision.

Il a également permis de dépolitiser les demandes de la population qui voulait participer à la vie publique. En 2001, Ali Benflis, alors Premier ministre, profita des protestations de masse en Kabylie pour interdire les manifestations publiques. Cette politique a reçu le soutien tacite de la plupart des civils qui craignaient que le retour des contentieux politiques ne menaçât la cohésion nationale. La plupart des Algériens abandonnèrent leurs revendications pour une distribution plus responsable des ressources du pays – qui étaient également au cœur de la guerre civile – après avoir bénéficié de dépenses publiques par le biais de plusieurs projets de développement et autres subventions, soutenues par une hausse sans précédent du prix du pétrole au début des années 2000. Les dirigeants algériens purent également consolider leur position grâce à l’essor du commerce informel et à l’expansion des réseaux de corruption anciennement limités à la clientèle des hauts gradés, permettant l’émergence d’une élite de copinage plus large.

Malgré quelques désaccords entre l’armée, le DRS et l’équipe de civils du président, le régime continuait à considérer la reconduction tacite de la présidence de Bouteflika comme une formule magique pour conserver le contrôle de la politique du pays tout en évitant de rendre des comptes. Toutefois, la contestation qui a éclaté en réponse à la perspective d’un cinquième mandat de Bouteflika a fortement perturbé cet équilibre des forces. Après six semaines de manifestations, Ahmed Gaid Salah, alors chef d’État-Major, est revenu sur cette alliance avec le président. En s’en tenant à la stratégie de l’armée de réorganiser le leadership présidentiel pour survivre aux crises de légitimité, il contraint Bouteflika à démissionner en avril 2019, met en prison certaines des personnalités piliers du régime de Bouteflika – telles que le chef du DRS et les membres de la clique présidentielle, qu’il commence à décrire comme des « issabate » (mafias) de l’ancien régime – et organise rapidement une nouvelle élection présidentielle. En procédant ainsi, Salah espère achever la transition politique et permettre aux militaires de revenir gouverner derrière des portes closes.

Cependant, même avec la désignation de Tebboune, deux facteurs essentiels ont empêché l’armée de mettre fin aux manifestations. Le premier est une caractéristique du système de gouvernance. Évincer Bouteflika s’est révélé bien plus facile que de lui trouver un remplaçant acceptable parmi la clientèle civile de l’armée. Usées par deux décennies de concentration du pouvoir au sein du bureau du président, les institutions de l’État et les partis politiques proches du régime ne sont plus en mesure de restaurer le récit du « président civil » qui avait conféré une certaine légitimité au système avant le Hirak. Tebboune a été incapable de dissimuler sa dépendance envers le commandement militaire, dont la seule politique véritable a été d’imposer une transition de pure forme du pouvoir par la répression.

Le second défi est qu’un nombre croissant d’Algériens veut renégocier le contrat social tacite qu’ils ont passé avec l’armée en 1999, au terme duquel les forces de sécurité protégeaient le peuple du terrorisme en échange de l’impunité et du contrôle informel de la politique algérienne et des revenus du pétrole. Depuis le début des contestations, la reconduction du contrat social est devenue progressivement la revendication centrale du Hirak. La situation a mis les militaires sous pression pour entamer un processus formel de négociation avec les civils – chose qu’ils avaient essayé d’éviter depuis l’indépendance du pays en 1962.

Les limites d’une transition de l’intérieur

L’attrait d’un autre leadership fort

Lorsque les manifestations ont débuté, le régime algérien était déjà en crise. Bouteflika avait été au pouvoir pendant une vingtaine d’années et l’armée n’a pas pu sortir de l’impasse de la succession qui a suivi son refus de quitter ses fonctions, et ce alors qu’il était dans l’incapacité de gouverner depuis 2013 après un AVC. Si les généraux et le DRS avaient plutôt soutenu ses quatre premiers mandats (comme en témoigne la façon dont ils l’ont laissé abolir les limites constitutionnelles des mandats présidentiels en 2008), ils étaient beaucoup moins enthousiastes quant au clientélisme dont il faisait preuve pour contourner leurs mécanismes d’allégeance. En profitant du désir des forces de sécurité de garder un profil bas, Bouteflika a marginalisé les partis tels que le Front de Libération national (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND) – gardiens de la légitimité démocratique que l’armée avait tirée de la révolution de 1962 – pour s’assurer qu’ils ne se posent en adversaires à son régime. Il a également nommé des alliés proches et des membres de sa famille à des postes importants au gouvernement (tels que Premier ministre et ministres du Pétrole, de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères), en étendant les avantages de la corruption bien au-delà des réseaux militaires qui contrôlaient exclusivement les ressources du pays.

Ainsi, le rejet du Hirak d’un cinquième mandat pour Bouteflika a donné à Salah (nommé par le président pour diriger les généraux en 2004) l’occasion de restaurer en partie la légitimité populaire de l’armée et de mettre fin à l’ingérence du clan présidentiel dans ses réseaux d’influence. Salah a réussi à le faire en contraignant Bouteflika à démissionner. Si l’armée a survécu en 1999 en proclamant la fin de la guerre civile, elle a survécu en 2019 en déclarant qu’elle ciblerait les issabate de Bouteflika et entamerait une transition qui permettrait au peuple d’élire un président honnête.

Toutefois, jusqu’à présent, ce récit n’a pas réussi à apaiser les manifestants, pour plusieurs raisons. La raison la plus évidente est liée au rejet par le Hirak d’une transition politique limitée à des changements aussi mineurs. Mais le principal problème est la paralysie que l’armée a créée après la guerre civile en imposant officieusement un président au pays tout en refusant de reconnaître son rôle décisif en politique.

Sous Bouteflika, une série de renversements d’alliances imprévisibles entre plusieurs factions de l’armée, le DRS et le clan présidentiel ont affaibli les institutions publiques au point que ceux qui occupaient des postes officiels étaient incapables de s’engager dans de véritables réformes qui auraient pu permettre de légitimer le régime. Lorsqu’il a pris publiquement le relais durant la transition post-Bouteflika, Salah a essayé de compenser son manque de compétences en soutenant une véritable transition au sein des institutions officielles en permettant aux membres du gouvernement intérimaire d’Abdelkader Bensalah (comprenant le nouveau ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, que Bouteflika avait renvoyé lorsqu’il était le procureur général d’Alger en 2015) d’adopter des lois et de remplacer des ministres – et en emprisonnant des manifestants pacifiques, en violation de la constitution et du droit pénal. Or le décès soudain de Salah en décembre 2019 – après avoir arrêté Mohamed “Toufik” Mediene, chef du DRS, et marginalisé Bouteflika et ses alliés – a laissé Tebboune sans véritable possibilité de reconstruire le modèle de gouvernance établi sous son prédécesseur. Ce vide politique dans la présidence de Tebboune a contrarié les intentions du régime de restaurer sa légitimité.

Ancien Premier ministre sous Bouteflika et partisan de sa politique, Tebboune a été tout sauf innovant dans sa gestion de la transition. Contraint de rassurer les pouvoirs publics et étrangers, peu de temps après son élection, Tebboune annonçait que l’Algérie avait besoin d’adopter des réformes institutionnelles. Ces réformes portaient sur le renforcement du rôle du parlement et du Premier ministre, des changements constitutionnels pour rétablir une limitation des mandats présidentiels et la révision des lois relatives aux partis politiques, aux élections, aux associations et aux media.

En fait, Tebboune a tout simplement copié, mot pour mot, les réformes annoncées par Bouteflika en 2011 lorsqu’il a été confronté aux demandes d’une véritable transition négociée de la part de petits groupes de manifestants de rue et de partis politiques. Tout comme en 2011, ces réformes imposées d’en haut ne sont guère crédibles aux yeux de la plupart des Algériens, qui arguent du fait que, quoiqu’en dise la loi, rien ne changera vraiment si on ne met pas un terme aux pratiques de gouvernance qui bien souvent ignorent les textes fondamentaux.

En effet, la principale stratégie du régime a consisté à maintenir en place des politiciens et des fonctionnaires loyaux, auxquels il confie le soin de s’assurer que les réformes importantes n’existent uniquement que sur le papier. Ainsi, Tebboune n’a pas réussi à faire partir nombre de personnalités du gouvernement et de la bureaucratie choisis par Bouteflika, dont notamment des ambassadeurs et des gouverneurs (qui supervisent les ressources des 48 provinces de l’Algérie), des sénateurs (qui peuvent rejeter les lois des députés), des juges, des membres du Conseil constitutionnel (qui est censé s’assurer que les décisions du président et les lois sont constitutionnelles, mais qui n’est jamais intervenu à cet égard) et des ministres.

Le régime a ignoré les demandes du Hirak de dissolution du parlement et de l’organisation d’une Assemblée constituante nationale qui discuterait de la création d’un nouveau cadre constitutionnel. Il s’est contenté d’annoncer qu’il allait créer un comité d’experts internes chargés de rédiger des propositions de révision de la constitution, reproduisant ainsi la tradition chère à Bouteflika des consultations sans fin avec des technocrates et avec des acteurs de la société civile et des partis politiques dociles. Le régime n’a pas du tout essayé d’aborder des questions qui pourraient avoir un réel impact sur son approche de la gouvernance, comme par exemple les pouvoirs constitutionnels des décrets (qui permettent au président de passer outre tout organisme d’État), les systèmes de contrôle en toute transparence du budget de l’État et les mécanismes de nomination des fonctionnaires.

Étant donné qu’il a maintenu la coexistence d’une vie institutionnelle officielle et de processus décisionnels officieux pour éviter toutes responsabilité, le régime a créé des problèmes qui vont au-delà de l’exclusion des citoyens de la gouvernance. Cette coexistence empêche désormais l’armée de continuer à utiliser sa clientèle civile pour dissimuler son rôle central, pour deux raisons. Tout d’abord, l’absence de crédibilité politique de Tebboune ou de plan d’action clair ralentit davantage la célèbre inefficacité des institutions en Algérie où les responsables ont peur de prendre la moindre décision.

Deuxièmement, le régime ne peut plus recourir à des élections truquées pour remplacer les négociations avec les citoyens. Ainsi, le président devra organiser des élections législatives et locales qu’il a annoncées pour 2020 autrement. En outre, les partis politiques fidèles au régime, utilisés par le passé comme intermédiaires avec les réseaux clientélistes locaux afin de les encourager à participer aux élections, sont à l’heure actuelle dans l’incapacité d’insuffler un quelconque enthousiasme dans la politique nationale. Leurs anciens leaders – Djamel Ould Abbes et Mohamed Djemai du FLN et Ahmed Ouyahia du RND – sont en train de purger des peines de prison pendant que leurs partisans attendent de nouvelles instructions. Entre temps, le Hirak est devenu le véritable terrain du débat public.

La mise en scène de Tebboune n’a pas réussi à apaiser le Hirak. Ainsi, sa position en tant que président est mise en doute – et dépendra de l’aptitude de l’armée à trouver un nouvel équilibre entre théâtre politique et mesures de sécurité.

La nouvelle approche de l’armée de la gestion politique

Comme il a ébranlé la structure du commandement militaire de l’Algérie et délégitimé ses institutions civiles, le Hirak suscite de difficiles interrogations au sujet des types de gestion politiques que l’armée pourrait expérimenter. En effet, une fois Tebboune devenu président, Salah a utilisé la transition pour reprendre le contrôle sur les factions au sein de l’armée et du DRS dont Bouteflika favorisait les dissensions en son sein afin de consolider son pouvoir. Pendant les années 2010, les media et personnalités liés à l’establishment présentaient souvent le DRS comme le seul protecteur de l’État contre les issabate politico-financiers du président, et présentaient les troisième et quatrième mandats présidentiels de Bouteflika comme les seuls garants de l’État civil aussi bien contre le DRS que contre le comportement perturbateur des généraux.

Ce récit de la guerre des clans a culminé en septembre 2013, lorsque Bouteflika a restructuré le DRS en : dissolvant sa police judiciaire (un geste destiné à limiter la pression que ce service pouvait exercer sur la clientèle du président pour piller les ressources publiques), en donnant à Salah la responsabilité des services secrets et la supervision des media et de la presse (décision apparemment destinée à assurer une couverture positive des factions politiques fidèles au président), et en envoyant son chef, Mediene, à la retraite en 2015. Mais en février 2019, le clan Bouteflika change de tactique, préférant essayer de résister à la pression du Hirak en sacrifiant Salah et en travaillant avec le chevronné Mediene.

Le plan s’est rapidement écroulé : Salah, ayant bénéficié des dissensions passées entre le clan Bouteflika et le DRS, est devenu un acteur politique central utilisant son commandement de l’armée pour prendre en charge la transition. Au mois de mai, il organise l’arrestation et la poursuite en justice de Mediene et du frère de Bouteflika. Tous deux sont condamnés à 15 ans d’emprisonnement. Salah ordonne également l’arrestation du successeur de Mediene, le général Athmane Tartag et du chef de la police, le général Abdelghani Hamel.

L’armée a jeté en prison le chef du DRS afin de contrôler la capacité de l’institution à gérer les affaires civiles. Comme on peut le voir dans sa nomination de Zeghmati en tant que ministre de la Justice, Salah a rapidement placé les opposants de Bouteflika à des postes importants au sein des services secrets et du système judiciaire, en vue de rendre l’appareil sécuritaire politiquement cohérent. Le 17 décembre 2019, sur les ordres de Salah, Abdelkader Bensalah, le président par intérim de l’époque, promulgue un décret qui place officiellement les services secrets sous le commandement de l’armée. Cette mesure permettait à l’armée de prendre en charge les investigations anti-corruption, Salah ayant été accusé d’être impliqué dans de nombreuses « affaires » sans l’accord du judiciaire.

La stratégie consistant à contrôler la transition politique par le biais des services secrets et du ministère de la Justice a également permis à Salah d’affaiblir le Hirak en procédant à des arrestations arbitraires des leaders politiques et des manifestants. Les services secrets ont recentré les organes de presse qui se consacraient autrefois à glorifier Bouteflika, en les utilisant pour lancer une campagne de propagande contre les groupes favorables au Hirak. Sur les chaînes de télévision publiques et privées, des rapports sur les « manifestations en déclin constant » précédaient des annonces sur les succès de l’armée qui avait arrêté des terroristes, saisi de grandes quantités de drogues illicites ou mis fin à des réseaux de trafic de personnes. Les membres des forces de sécurité, les militaires et la police auraient également voté illégalement pendant l’élection présidentielle.

Les généraux, semble-t-il, considèrent que cette étroite coordination entre l’armée, la police et les services secrets est indispensable pour contrer la menace que représente le Hirak pour leur pouvoir. Le décès de Salah en décembre 2019 n’a apparemment rien changé. Il a été remplacé par son proche allié, Said Chengriha, qui était aussi en première ligne de la campagne brutale de l’armée pendant la guerre civile. Néanmoins, aucun de ces changements n’a suffi à répondre aux défis créés par la gouvernance facteur de division héritée de Bouteflika.

Ce problème est surtout perceptible dans la manque d’influence de Tebboune sur le nouvel équilibre des pouvoirs entre les militaires et les services secrets. En tant que premier président algérien qui n’est pas un vétéran de la guerre d’indépendance, il a été incapable de s’appuyer sur la légitimité révolutionnaire et les réseaux militaires de ses prédécesseurs. En conséquence, Tebboune a été incapable de proposer une quelconque politique de fond qui pourrait créer un consensus entre les factions militaires et civiles du régime – le genre de consensus sur lequel insistait Salah lorsqu’il tentait de convaincre les partenaires étrangers de l’Algérie qu’une nouvelle élection présidentielle stabiliserait le pays.

Cet écart entre les décisions de Tebboune et celles des forces de sécurité s’est traduit par des nominations incohérentes et des démissions imprévisibles d’initiés – avec des allégeances politiques variables – à des postes clé dans des entités telles que Sonatrach, l’entreprise nationale pétrolière, et  l’agence des douanes (qui assurent toutes deux d’importantes sources de revenu aux réseaux clientélistes). Cet écart a également donné lieu à des politiques incohérentes vis-à-vis du Hirak – avec des arrestations et/ou la libération de certains manifestants sans suivre de modèle perceptible – et, surtout, à une absence de progrès dans la campagne anti-corruption contre les ‘issabate du précédent régime. N’ayant pas réussi à geler les actifs détenus par les oligarques ni à recouvrer les fonds publics volés (contrairement à la promesse de Tebboune), la campagne donne plutôt l’impression de servir l’ambition de l’armée de réaligner l’élite dirigeante en sa faveur. Et ce, en permettant au régime de contrôler les officiers de l’armée, les responsables du DRS, les oligarques et les bureaucrates de l’époque de Bouteflika avec la menace d’enquêter sur leurs activités.

L’armée a depuis bien longtemps utilisé la corruption comme outil de négociation politique. Par exemple, pour arriver à convaincre Bouteflika de devenir président en 1999, les généraux ont annulé sa condamnation pour détournement de fonds en 1983. En 2005, pour récompenser les militaires et les responsables du DRS qui avaient soutenu sa réélection l’année précédente, Bouteflika a fait adopter une ordonnance présidentielle, la Charte pour la Paix et la Réconciliation nationale qui abrogeait ou bloquait toute poursuite – et critique – des membres des forces de sécurité pour leur rôle pendant la guerre civile.

Depuis lors, l’armée, les forces de sécurité et les membres civils de l’élite se sont alliés non pas par idéologie commune mais avec le désir de neutraliser mutuellement les affaires judiciaires et la crainte d’être poursuivis en justice. Le régime a essentiellement distribué des rentes par le biais de ses réseaux clientélistes en vue d’étouffer toute sorte de conflit en son sein et éviter les débats sur la nécessité de réformer.

Dans la même veine, l’armée promeut maintenant un récit où elle justifie l’emprisonnement des principaux oligarques du pays (sans procès équitable) afin d’écarter les ‘issabate de Bouteflika. Ce processus peut également constituer un moyen de restructurer la base des forces de sécurité des divers groupes sociaux sans avoir besoin de règles transparentes sur l’affectation des ressources après la transition politique. Néanmoins, même si la campagne contre les ‘issabate vise les partisans de Bouteflika et les réseaux clientélistes qui relient le clan présidentiel au gouvernement, la bureaucratie et les militaires sont trop importants pour menacer la gestion des affaires de corruption avec de véritables réformes. En conséquence, Tebboune ne sera probablement guère plus qu’un administrateur chargé de la distribution des rentes de l’armée dans sa tentative de transformer la transition politique et économique.

La dynamique du Hirak pour de véritables négociations politiques

L’émergence d’un espace politique indépendant

Même si les manifestants le qualifient principalement de « révolution », le Hirak n’est pas seulement une soudaine révolte contre un cinquième mandat de Bouteflika. C’est également le fruit de techniques de mouvements politiques et sociaux passés pour faire pression sur le régime et  réduire sa liberté d’action. En rassemblant plusieurs générations de citoyens frustrés, les manifestations qui se déroulent tous les mardis et vendredis (ainsi que le dimanche pour la diaspora algérienne) ont créé un espace politique indépendant où la non violence et l’unité du peuple priment sur l’idéologie dans la pression en faveur d’un changement de régime.

Au lieu d’éviter des conflits avec l’armée et de feindre l’indifférence envers sa captation des ressources de l’État, le Hirak a rapidement affronté les généraux en les considérant comme les véritables décisionnaires du pays et en leur demandant des réformes politiques. Le principal avantage de cet état de fait a été le démantèlement du contrat social post guerre civile par le Hirak, qui repose sur la promesse de maintenir la stabilité (en mettant un terme aux attaques terroristes) en échange d’un processus représentatif dépolitisé. Ce processus ne propose pas aux citoyens un usage formel et transparent des institutions d’État mais est axé sur un deal tacite où les camps évitent d’interférer dans les intérêts des uns et des autres. L’an passé, le Hirak a effectivement démantelé toutes les tentatives du régime de se reconstruire par des voies politiques officielles qui n’ont aucun impact sur les véritables centres du pouvoir.

Avec beaucoup d’humour et d’ironie, les manifestants ont utilisé des slogans, des bandes dessinées et des débats publics pour rejeter aussi bien le gouvernement par intérim – en demandant sa démission et l’annulation des lois qu’il avait votées  – que les élections présidentielles, en obligeant les généraux à annuler deux votes prévus. Les manifestants ont également tourné en ridicule les divers panels d’experts désignés par le régime, ainsi que les initiatives de consultation et de dialogue qu’il avait lancées après le retrait de Bouteflika. Et ils ont discrédité les efforts de Salah pour se poser en champion de l’anti-corruption en réclamant un pouvoir judiciaire indépendant et des procès équitables pour tout le monde.

Le Hirak a également donné aux Algériens un espace physique où discréditer les symboles de l’autorité politique du régime – dans une évolution notable d’une époque où la contestation politique se limitait à l’indifférence, à une politique fondée sur la division ethnique ou à des boycotts d’élections. Par exemple, les manifestants ont brisé les mythes de la propagande militaire nationaliste et révolutionnaire en brandissant le drapeau algérien (et même le drapeau berbère) dans les manifestations. De même, ils ont fragilisé les groupes que le régime utilise pour monopoliser les représentations de la volonté du peuple, en réclamant le démantèlement du FLN et de l’Union générale des Travailleurs algériens (UGTA) et en critiquant les imams d’État.

Le Hirak s’étend même au-delà des manifestations : ouvriers et cadres des entreprises publiques, étudiants, universitaires, journalistes et avocats ont refusé de suivre les instructions des ministres et perturbé leurs apparitions en public, en les considérant comme illégitimes parce qu’ils sont administrés par un gouvernement non choisi par les citoyens. Il en va de même pour Tebboune, que les manifestants ont condamné à chaque fois qu’il a fait une annonce publique.

Ce processus de rejet de la monopolisation de la politique par le régime à l’aide d’institutions non représentatives s’est traduit par un impact majeur sur la structure du Hirak dont les participants ont refusé d’organiser une quelconque forme de hiérarchie. Toutefois, cela n’a pas empêché plusieurs groupes et activistes de la société civile qui s’opposaient depuis longtemps au régime de rejoindre le mouvement. Des syndicats indépendants (comme ceux qui représentent les fonctionnaires, les chômeurs et les étudiants) ont contribué au Hirak en s’appuyant sur leur expérience en matière de politisation des revendications sociales concernant les mauvaises conditions de travail et les faibles salaires, la corruption, la népotisme, l’inflation, l’emploi précaire et informel, les efforts des oligarques pour piller les entreprises publiques et même l’état pitoyable des hôpitaux publics. Ces syndicats considèrent l’origine de ces revendications comme du terrorisme administratif ou bureaucratique (irhab idary) délibéré, dont l’objectif est d’empêcher les ouvriers algériens de prôner des réformes.

À cause de la politisation des expériences personnelles d’injustice, le Hirak a également attiré des membres d’organisations des droits de l’homme – dont surtout celles qui représentent le peuple qui a souffert aux mains des forces de sécurité dans les années 1990, comme par exemple le Collectif des Familles des Disparus. Le mouvement a demandé l’abrogation de la Charte de 2005 pour la Paix et la Réconciliation nationale et la condamnation de l’Algérie par les Comités des droits de l’homme et contre la torture des Nations unies (ces deux comités ayant demandé aux dirigeants à Alger de poursuivre et de punir le personnel chargé de la sécurité impliqué dans les violations des droits de l’homme pendant la guerre civile). Ces organisations ont trouvé une place dans le Hirak aux côtés des familles de harraguas (migrants en situation irrégulière) dont les enfants sont morts ou ont été emprisonnés en tentant de quitter le pays.

Plus généralement, l’expérience personnelle des dérives de l’État a renforcé le mouvement avec l’arrivée de personnes telles que les vétérans marginalisés de la guerre de 1962 (notamment Lakhdar Bouregaa et Djamila Bouhired), les participants des émeutes de 1988, les bloggeurs politiques, les retraités, les handicapés, les jeunes fans de football issus des quartiers défavorisés et d’autres individus qui veulent sortir de l’isolement auquel ils sont confrontés pour avoir dénoncé la corruption et la répression soutenues par l’État. Cette diversité a permis de créer le sentiment largement répandu que le Hirak appartient à la véritable Algérie – une Algérie qui existe en dehors des querelles entres les partis d’opposition et l’État qui ont occupé la scène politique depuis très longtemps. Combiné au soutien mutuel des manifestants pour une cause ou une autre et pour des problèmes spécifiques sociaux et régionaux, ces atouts ont alimenté le Hirak.

Ce mouvement est une expérience étroitement liée aux nombreux épisodes de rupture sociétale et de réconciliation qui traversent l’histoire algérienne. Les participants du Hirak l’ont progressivement  adapté non seulement à leur besoin d’une porte de sortie mais également à la réinvention de formats de participation politique – en dehors de ceux que le régime utilise pour dominer les institutions de l’État et marginaliser les citoyens ordinaires.

Compte tenu de ces facteurs, il est illusoire d’utiliser des cadres analytiques semblables à ceux appliqués aux « printemps arabes » de 2011 – et encore plus d’attendre la chute du régime pour produire une transition politique négociée entre les anciennes et les nouvelles élites. Le Hirak a créé une culture politique dont l’impact sur le changement politique va au-delà des variations du nombre de participants ou de sa structure sous un leadership spécifique pour entamer des négociations avec le régime.

Des personnes de toutes origines, classes et âges ont rejoint le Hirak. Elles y participent pour faire partie d’un mouvement qui est unique dans sa tentative d’obliger le régime à prendre des mesures spécifiques au lieu de reprocher aux gens leur inaction. C’est un signal important de progrès dans un pays où la population se sent depuis longtemps prise au piège entre le régime et l’opposition – et, plus particulièrement, entre le régime et les Islamistes. Même des Algériens qui s’investissent dans des activités en phase avec le Hirak mais sans en constituer le noyau dur – comme par exemple l’utilisation de réseaux sociaux pour partager des informations concernant des sit-ins en solidarité avec les prisonniers politiques (qui sont pour la plupart organisés par un nombre limité d’avocats et d’activistes expérimentés) – contribuent à un projet de transition politique sous la supervision du peuple.

La résilience du Hirak peut s’expliquer en partie par le fait qu’il ne perturbe pas les modes de vie habituels des Algériens. On peut rejoindre les manifestations pour un temps, les quitter pour faire une pause avant de revenir si l’on perçoit une menace à l’encontre du mouvement.

En revanche, les actions visant à homogénéiser les niveaux d’implication des citoyens dans le Hirak – telles que grèves générales ou interventions physiques destinées à bloquer les élections présidentielles – ont échoué. Par conséquent, au lieu de se demander quand le Hirak se terminera, on ferait mieux de se demander quand et dans quelle mesure les Algériens vont parfaire les manifestations avec d’autres formes d’organisations politiques pour assouplir la mainmise quotidienne du régime sur la société (maintenue grâce au clientélisme et à la bureaucratie) sans déchirer le tissu social.

Même si le régime n’a pas encore accepté d’entamer des négociations proprement dites avec les manifestants, aussi bien le régime que le Hirak connaissent les sources du pouvoir de chacun dans le cadre de leurs relations. Tandis que le régime privilégie un leadership qui s’inscrira dans son plan de transition – comprenant les partis d’opposition et les individus qui veulent être reconnus comme des acteurs centraux au lieu d’imposer le Hirak sur la scène politique – les manifestants espèrent que le mouvement produira de nouveaux mécanismes qui permettront aux citoyens de peser dans de véritables négociations. Ainsi, les partisans de divers partis ou écoles de pensée – comme les Islamistes, les gauchistes laïcs, les libéraux économiques, les protectionnistes, les Berbères et les féministes – ont été invités à rejoindre le Hirak, quoique principalement en tant qu’individus. Le Hirak est encore réticent à voir ces groupes utiliser les manifestations du vendredi pour relancer leurs propres révolutions ratées, se mettre en avant comme acteurs politiques ayant une plus grande expérience que d’autres citoyens, mener des négociations au nom du mouvement ou représenter exclusivement les intérêts des prisonniers politiques.

Pour la plupart d’entre eux, le Hirak est une rupture nécessaire avec les dirigeants opportunistes en qui ils ne peuvent pas faire confiance et avec qui ils ne devraient négocier uniquement lorsque les règles seront claires et équitables, appliquées par des institutions transparentes sous la supervision du peuple. De nombreux participants du Hirak sont devenus encore plus attachés à ces conditions après que les magistrats ont utilisé le mouvement pour exiger des concessions dans leur propre intérêt auprès du régime, en faisant des promesses ambiguës pour soutenir les manifestants en refusant de juger des prisonniers politiques. Effectivement, les magistrats ont oublié leur promesse dès que le gouvernement leur a accordé une augmentation de salaire.

En tant que mouvement fortement diversifié, le Hirak se considère principalement comme un incubateur d’initiatives politiques qui un jour ou l’autre responsabilisera les citoyens pour imposer une transition politique transparente au régime. En conséquence, son aptitude à briser les tabous politiques – comme ceux qui concernent un État civil, l’égalité des droits pour les femmes, le pluralisme ethnique, la souveraineté sur les ressources nationales et une solidarité inconditionnelle contre la répression – est en train de faciliter lentement l’émergence d’un leadership pluraliste du mouvement. C’est la raison pour laquelle le régime a emprisonné des personnalités publiques éminentes liées au Hirak et persécuté des citoyens dont la présence récurrente dans les manifestations avait fait d’eux des symboles de résistance.

En tout juste un an, le Hirak a profondément transformé la culture politique du pays, en remodelant les lignes de division de l’après-guerre civile de la société algérienne et en réduisant le contrôle du régime sur la participation des citoyens à la politique. Tous les débats, pancartes et slogans produits par les manifestants chaque semaine dans les rues, sur les réseaux sociaux et dans des organes de presse indépendants les ont aidés à susciter le débat sur des dossiers complexes et à mettre la pression sur le régime – sans devenir les adeptes d’une idéologie particulière. Cette responsabilisation individuelle leur a permis d’éviter les pièges de cooptation ou de déligitimisation par le régime et les négociations dépourvues de sincérité qui vont avec.

Transitions parallèles

Le Hirak a peut-être privé le régime de ses mécanismes civils pour conserver le pouvoir (comme les élections, les révisions constitutionnelles et le renouvellement des partis et du parlement) mais il n’a pas encore trouvé comment utiliser ces mécanismes pour son propre profit. Les actes de répression du régime et le refus d’entamer une forme quelconque de négociations politiques formelles semblent avoir convaincu le Hirak de la nécessité tant d’entretenir les manifestations que de changer sensiblement la structure de la transition politique.

Or le mouvement doit encore surmonter trois importantes barrières avant que le régime ne le reconnaisse comme un partenaire de négociations. Les manifestants doivent : s’accorder sur une feuille de route de transition et une redistribution des responsabilités qui minimise les divergences entre elles, réfléchir au genre de concessions qu’ils accepteront de la part des militaires, ainsi qu’aux conditions nécessaires pour démilitariser l’État, et enfin, créer un plan pour obtenir le soutien des composantes de la société qui craignent un changement politique.

Les manifestants ont produit des dizaines de feuilles de route pour une transition, en donnant des précisions sur la coordination avec les partis politiques, les intellectuels, les artistes, les collectifs d’étudiants, les syndicats indépendants, les associations de défense des droits de l’homme et les organisations de la société civile. Toutes ces feuilles de route ont bien pris soin d’expliquer qu’elles ne représentaient pas le Hirak mais cherchaient davantage à aider les citoyens à réfléchir aux mécanismes de supervision de la transition politique.

Cette réticence à établir un leadership qui représente une révolution, a des racines historiques profondes – ne fut-ce que dans la prise de contrôle du FLN de tous les autres groupes idéologiques après l’indépendance et, plus récemment, la balkanisation du Mouvement citoyen des Aarchs (groupement d’assemblées de villages Kabyles né à la suite de la violente répression des manifestations pacifiques en 2001). Dans ce dernier cas, le mouvement a souffert de différends sur la nécessité d’entamer un dialogue limité avec le gouvernement qui a uniquement donné voix au chapitre à quelques uns de ses membres.

Les querelles entre les partis politiques qui ont soutenu le Hirak portaient principalement sur leur stratégie à adopter avec le régime. Certains groupes voulaient se ménager un créneau pour eux même si cela voulait dire tenir des élections truquées et essayer de changer le système de l’intérieur, tandis que d’autres préféraient attendre que le régime tombe de lui-même. Ces différences reflétaient leur expérience précédente entre la cooptation ou la marginalisation par l’élite au pouvoir.

Pour autant, au cours de ces derniers mois, la forte augmentation des efforts de mobilisation pacifique du Hirak l’a incité à se prononcer largement en faveur d’une rupture avec le système actuel, bien que sans définir une idée précise de la forme que la transition devrait prendre. À quelques variations mineures près, un consensus se dessine au sein du mouvement sur la nécessité de remplacer le parlement, le gouvernement, le FLN, le RND et l’UGTA par de nouveaux organes représentatifs – notamment un Haut Conseil de Transition. Ce conseil superviserait une Assemblée constituante nationale pour, le moment venu, réduire le pouvoir de la présidence et accorder une plus grande liberté à la vie politique et aux media. Certains participants du Hirak ont suggéré que les prisonniers politiques soient nommés superviseurs de ces organes de transition, en raison de leur légitimité populaire.

Les tendances actuelles indiquent que, même si le mouvement n’a pas de leadership reconnu, il existe une relation tacite entre le régime et le Hirak qui se construit sur les arguments, limites et projets évolutifs des forces en présence. Cependant, en dépit de l’accent mis par les manifestants sur la nécessité d’un leadership civil de l’État, il y a eu peu de discussions de fond sur un assouplissement de la mainmise de l’armée sur les structures de la gouvernance. Lorsque Salah a pris la tête de la transition pour remplir le vide laissé par la démission de Bouteflika, il a été facile pour les manifestants de dénoncer l’absence de légitimité et la nature autoritaire du général-en-chef.

Néanmoins, sa mort a compliqué les choses. Chengriha ne s’est pas imposé dans le débat public autant que Salah, préférant se dissimuler derrière la mémoire de son prédécesseur en tant qu’homme « qui a protégé le Hirak » et grâce à qui « aucune goutte de sang n’a été versée ». Cette absence d’interlocuteur clair affaiblit les tentatives du Hirak de rassembler d’autres Algériens autour d’une critique ferme du leadership de l’armée. Aucune véritable discussion n’a encore eu lieu sur : le sort des privilèges sociaux et économiques de ce leadership après une transition (et ceux de sa clientèle), l’amnistie de 2005 pour ceux impliqués dans des crimes de guerre, la participation militaire dans l’économie, le retrait de la vieille garde ou l’avenir de ceux qui ont été poursuivis pour corruption. Le régime doit se préparer à apporter des réponses à toutes ces questions. Toutefois, la plupart des feuilles de route produites par des collectifs proches du Hirak n’ont fait qu’attirer l’attention sur le devoir de l’armée de limiter son rôle à soutenir la transition politique.

Malgré la large participation au Hirak, beaucoup d’Algériens ordinaires n’ont pas rejoint le mouvement car ils craignent qu’il n’existe pas d’alternative viable à l’État militaire. La peur de la répression a également empêché nombre d’Algériens de soutenir l’idée d‘une transition menée par le peuple. Durant les deux premiers mois du Hirak – lorsque Salah a déclaré son soutien au mouvement – des adultes et des enfants brandissaient des drapeaux algériens dans les rues, il y eut des rassemblements spontanés dans les lycées et des chants révolutionnaires résonnaient dans tout le pays même en dehors des manifestations hebdomadaires. Mais, comme les forces de sécurité ont interdit ces activités après la première tentative de Salah d’imposer de nouvelles élections présidentielles en avril, ces signes publics de soutien en faveur d’un changement politique sont maintenant limités aux mardis et aux vendredis. Dans certaines zones rurales, la répression de la police a même réussi à réduire drastiquement les mouvements de contestation à de petits rassemblements.

Le Hirak a eu également du mal à coordonner des formes locales de résistance sur tout le territoire. La police a interdit les associations de citoyens des villages et des quartiers qui fleurissaient pendant les premiers mois du mouvement. Il a encouragé la participation à des manifestations et à des actions civiques telles que des débats publics et le nettoyage des rues. Les tactiques répressives du régime ont largement restreint ces groupes en Kabylie – négligée depuis longtemps par l’État, et dont les activistes sont experts en organisation autonome. Le régime a même utilisé le rôle éminent de ces activistes kabyles pour présenter le Hirak comme ayant été infiltré par des sécessionnistes berbères.

Le destin de ce mouvement est en partie lié à la mesure dans laquelle la démilitarisation de l’État restera une ligne rouge pour le peuple algérien et la communauté internationale pour soutenir l’idée d’une transition. Qui plus est, il dépendra du fait de savoir si l’armée qui dirige dans l’ombre est prête ou non à reconsidérer ses arrangements avec le président qui est responsable des négociations politiques (bien que superficielles). Cela pourrait avoir un impact significatif sur les militaires qui entameront ou non des négociations directes avec le Hirak sur des dossiers spécifiques.

Étant donné que Tebboune a éprouvé des difficultés à gérer les relations de l’État avec la société civile, ce ne sera peut-être qu’une question de temps avant que ses tentatives pour conserver le statu quo ne s’interrompent face à une crise économique intérieure imminente et à la détérioration de la sécurité dans la région au sens large (notamment la Libye). Effectivement, l’absence de dialogue entre l’armée et le Hirak sur un nouveau contrat social a commencé à provoquer le retour d’émeutes localisées dans des quartiers urbains et ruraux. Ces événements, sans lien avec les marches du Hirak, sont conduits par des citoyens ordinaires pour qui bloquer les rues et brûler les bâtiments publics semblent depuis longtemps être les seules manières d’obtenir des emplois, des logements ou l’accès à l’eau ou à l’électricité.

En conséquence, au-delà du récit révolutionnaire du Hirak et des paroles du régime quant à d’éventuelles réformes, l’Algérie aura besoin de nouvelles initiatives politiques pour intégrer les citoyens ordinaires dans la vie politique. Reste à savoir comment les deux partis principaux s’en sortiront lors des prochaines élections locales et législatives, mais leur incapacité à entamer un dialogue sur un nouveau pacte social pourrait engendrer de nouvelles émeutes visant à insister et à récupérer le contrôle des ressources du pays auprès des acteurs corrompus. Ce scénario, qui ne laisse aucune place à une transition politique, contrecarrerait les plans aussi bien du régime que du Hirak.

Conclusion

Il y a à peine plus d’un an, le Hirak révélait combien l’arrangement informel et dépolitisé sur le partage du pouvoir était fragile. Le choix antidémocratique de l’armée d’un nouveau président ne fait que retarder les tentatives d’élaborer une véritable transition politique qui pourrait permettre de mettre fin à la crise.

S’appuyant depuis longtemps sur un récit post guerre civile de polarisation entre l’armée et les Islamistes, le simulacre de gouvernance civile de l’Algérie est incapable de faire face aux défis affichés par un mouvement massif, hétérogène et unifié tel que le Hirak. Sans le soutien des forces de sécurité, Tebboune et son gouvernement ne peuvent pas créer les conditions indispensables à des négociations transparentes entre le régime et le peuple, comme par exemple des garanties de liberté d’association, de réunion et de la presse, et une condamnation sans réserve de la répression des manifestations pacifiques. Tant que le pouvoir militaire empêchera les institutions gouvernementales de devenir représentatives – s’assurant que les mêmes acteurs et les mêmes pratiques dominent les partis politiques, les  constitutions établies et les cadres légaux – il ne pourra exister aucune forme de gouvernance civile stable. Cette impasse risque de provoquer l’un des trois scenarios suivants :

  • Dans le meilleur des cas, le régime autorise des consultations du Hirak avec le peuple algérien sur le type de transition que l’Algérie devrait mettre en place et en tient compte. Ensuite, en créant des structures représentatives délocalisées, le Hirak incite l’armée à négocier l’établissement de mécanismes indépendants pour superviser une véritable transition politique. Des élections ultérieures nationales, régionales et locales rétabliraient l’influence des citoyens sur les procédures de prise de décisions du gouvernement et l’obligeraient démocratiquement à rendre des comptes.
  • Dans le pire des cas, les généraux auraient recours à des mesures sécuritaires, déclareraient l’état d’urgence et proclameraient la loi martiale comme ils l’ont déjà fait dans les années 1990. Comme une telle répression engendrerait probablement une importante résistance de la part de la communauté internationale – et, surtout, de la part d’Algériens peu disposés à abandonner les libertés conquises grâce au Hirak – il y aurait un risque grave de fracture institutionnelle entre l’élite dirigeante et les citoyens essayant d’organiser une transition autonome. Les résultats à long-terme d’une telle rupture sont difficiles à prédire.’
  • Dans le troisième scenario, l’impasse persisterait. L’armée maintiendrait Tebboune au pouvoir et continuerait à s’occuper des affaires du pays de manière inefficace, alors que le Hirak perdrait peu à peu de sa dynamique, en se fondant peu à peu dans le contexte politique et en étant incapable d’articuler des idées concrètes sur la manière d’atteindre ses objectifs. Le mouvement attendrait indéfiniment l’autorisation du régime d’établir des structures gouvernementales représentatives – ce qui décevrait la majorité des Algériens comme l’ont fait la plupart des mouvements et partis d’opposition précédents, engendrerait davantage de manifestations désorganisées et inciterait les jeunes à fuir le pays.

Des éléments de ces trois scenarios pourraient s’entremêler à un moment ou à un autre. Cependant, seul un consensus national formel sur les rôles respectifs de l’armée et des forces de sécurité – et une évaluation des responsabilités de la clientèle de l’armée du temps de Bouteflika – pourrait donner lieu à des négociations fructueuses sur un nouveau système de gouvernance. Pour que cela ait lieu, les feuilles de route établies par des organisations proches du Hirak devraient susciter un débat national sur la vérité et la réconciliation, la justice transitionnelle, la corruption et les modèles de redistribution économique future. Des précisions sur l’approche du Hirak et de l’armée quant au sort de l’élite des régimes précédent et actuel pourraient permettre d’instaurer la confiance mutuelle dont les factions ont besoin pour entamer de véritables négociations sur une transition politique.

La communauté internationale a tout à fait intérêt à soutenir ces accords. L’Union européenne est peut-être peu disposée à adopter une position claire sur la légitimité des institutions gouvernementales actuelles de l’Algérie mais elle sera contrainte de le faire à l’égard de toute structure politique transitoire établie par le Hirak.

Jusqu’à présent, les puissances étrangères ont joué un rôle largement négatif dans la politique algérienne. L’armée les a utilisées pour préserver son rôle politique, en faisant peur au peuple en leur parlant d’intervention extérieure. Et le Hirak a ridiculisé l’aide financière que les partenaires étrangers de l’Algérie lui ont apportée au nom de la stabilité, en leur recommandant « d’aller organiser une élection présidentielle [bulletins de vote] aux Émirats arabes unis » ou de commencer à rechercher du gaz de schiste (projet que le régime a encouragé pour compenser la chute du prix du pétrole) à Paris.

Les gouvernements européens devraient essayer de dissiper cette désillusion en soutenant sincèrement de véritables règles civiles en Algérie, notamment en organisant des débats en Europe sur les problèmes que le pays rencontre. Ils devraient également tenir davantage de réunions officielles avec des acteurs indépendants de la société civile en Algérie. Cela créerait de nouvelles opportunités pour envisager l’avenir du pays en dehors du contrôle de ses leaders politiques officiels et officieux discrédités.

À propos de l’auteur

Amel Boubekeur est chercheuse invitée à l’ECFR dans le cadre du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord. Ses recherches portent sur la politique du Maghreb et l’Islam en Europe. Auparavant, elle a été chercheuse associée au Doha Institute for Graduate Studies et au Centre Jacques Berque, chercheuse non résidente de l’Institut allemand pour les Affaires internationales et la Sécurité, chercheuses invitée au Brookings Doha Center, chercheuse en résidence au Carnegie Middle East Center de Beyrouth et responsable du Programme Islam et Europe au CEPS (Centre for European Policy Studies) à Bruxelles. Par ailleurs, Amel Boubekeur a travaillé comme consultante pour plusieurs organisations internationales.

Remerciements

L’auteur tient à remercier Compagnia Di San Paolo pour leur soutien financier sans qui cette recherche n’aurait pas été possible.

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