Une cohésion européenne égarée dans le bourbier des Balkans

La crise des réfugiés révèle à quel point l’Europe est fragile, et à quel point les piliers de ses principes fondamentaux le sont devenus.

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Les frictions politiques actuelles entre les Etats membres fournissent des preuves révélatrices non seulement de l’état de la cohésion de l’Union européenne (UE) mais également des liens entre la cohésion et la capacité des pays européens à agir ensemble. Dans l’opinion dominante, la cohésion devrait croître avec davantage d’interdépendance et d’interaction entre les Européens. Des niveaux élevés de cohésion devraient également renforcer le soutien à une réponse politique conjointe ou commune et aider à renforcer la capacité de l’UE à agir à l’unisson. Ce « cercle vertueux » marche également dans l’autre sens. La capacité à agir, démontrable et réussie, aide à construire une cohésion et la légitimité qui en découle renforce la foi en la valeur ajoutée de travailler ensemble.

Les sociologues se sont longtemps concentrés sur ces liens sous la rubrique « soutien épars». Ce dernier a été principalement mesuré grâce aux résultats de sondages avec l’hypothèse que les liens structurels, tels que l’interdépendance économique ou la densité de l’interaction transfrontalière, allaient refléter les attitudes et les croyances largement répandues. En fait, les facteurs structurels d’une intégration approfondie ont été négligés, bien qu’ils aient probablement affecté les perceptions des élites plus rapidement et profondément que celles du public plus large. En outre, les opinions compensatrices ont été mal interprétées, en partant du principe que de hauts niveaux d’interdépendance et d’interaction allaient forcément mener à un soutien renforcé pour l’UE. La concomitance entre un élan centripète fonctionnaliste d’une part, découlant de la nécessité de coopérer avec d’autres Etats membres, et un pouvoir centrifuge – de, par exemple, l’identité nationale – d’autre part, n’a pas été expliquée. Et pourtant, c’est ce qui est arrivé. La crise déclenchée par l’ampleur et les dynamiques de la migration au sein de l’UE a mis à la fois l’attente fonctionnaliste de l’intégration ainsi que l’identité des sociétés européennes en question – en termes de discours nationaux et de « l’europénaité » de ces sociétés.

En ce sens, la crise des réfugiés s’est transformée en un cercle vicieux endommageant la cohésion de l’UE et sa capacité à agir ensemble. Evidemment, le nombre d’arrivés surcharge les Etats membres aux frontières, et cela n’est pas un développement récent – la question de la migration vers l’Europe est sur la table des discussions depuis plus d’un an maintenant. Le schéma de la politique commune n’est désormais plus appliqué de la façon dont il était censé l’être. Les capacités sévèrement insuffisantes des Etats membres (en particulier en Grèce avec la crise de gouvernance profonde) ne permettent pas un retour des migrants. Les Etats membres comme l’Italie qui lancent des opérations maritimes afin de sauver les réfugiés qui se noient dans la Méditerranée, ou ceux qui entreprennent des opérations de bienvenue dans le but de secourir les réfugiés des conditions insoutenables dans les pays d’arrivées sont accusés d’amplifier le problème en encourageant le flux vers l’Europe.

En termes de cohésion, la crise a révélé plusieurs points faibles de l’UE. Le premier est le manque de solidarité, déguisé en une inquiétude envers l’approfondissement de la centralisation des pouvoirs dans l’UE. La majorité des gouvernements des Etats membres refusent d’accepter la réinstallation des réfugiés comme moyen de partager le fardeau. Formellement, ils ont refusé d’accepter les quotas contraignants, et en termes pratiques ont exclu les pays dans le besoin. Les contributions volontaires n’ont pas été mises en œuvre lorsque le nombre de réfugiés a atteint les 40 000, et elles n’ont pas non plus été mises en œuvre sous le plafond actuel de 160 000. Une forte minorité des Etats membres a rejeté le concept de solidarité à travers l’idée de réinstallation. Il a dû ensuite apparaître à la Premier ministre Ewa Kopacz qu’il y avait une contradiction non viable entre le rejet catégorique par la Pologne du plan de David Cameron de limiter la liberté de mouvement, et le souhait de ce même pays de ne pas participer à la réinstallation de réfugiés venus de Hongrie, de Grèce ou d’Italie. Le gouvernement successeur en Pologne, mené par Beata Szydlo, va à présent chercher à jouer sur les deux tableaux, en luttant contre Cameron à propos de la mobilité des travailleurs, et contre Bruxelles à propos de la réinstallation des réfugiés.

Le deuxième point faible prend source dans les valeurs fondatrices de l’intégration européenne. Bien évidemment, le consensus sur la qualité distinctive des sociétés européenne, tel qu’il est exprimé dans les traités européens, n’existe pas dans la vraie vie. L’ouverture, le pluralisme, la tolérance – ce sont toutes des notions qui ne possèdent pas, apparemment, le même sens ou la même signification à travers l’UE. A tout le moins, elles ne sont pas considérées comme des principes fondamentaux appliqués de la même manière aux citoyens européens et aux non-européens. Une fois pleinement comprises par le monde, ces valeurs biaisées affecteront de façon négative la crédibilité normative de l’Europe. La proposition de valeur de l’UE a souffert, et la diplomatie européenne est en train d’abandonner la position de supériorité qu’elle avait gagnée en allant d’elle-même au-delà des politiques de puissance des principaux acteurs traditionnels.

Un autre coup à la solidarité collective résulte de la scission croissante au sein de l’UE entre ceux qui sont affectés et ceux qui prétendent ne pas l’être. Alors que les réfugiés tombent dans la boue et le froid sur leur route à travers les Balkans, les pays le long du chemin, de la Grèce jusqu’à l’Allemagne, se trouvent en grande partie seuls dans la gestion du problème. Il existe des ressources sous forme de financement de l’UE, mais les engagements de financements et de détachement de personnel à l’échelle nationale sont lents à se matérialiser. Ce sont ces pays qui définissent à présent la réponse de l’Europe à la dimension humanitaire de la crise, alors qu’ils luttent de plus en plus intensivement avec les conflits qui font rage entre eux. Tout changement politique sur les frontières nationales d’un Etat membre affectera grandement la situation des autres en seulement deux ou trois jours. C’est cela qui maintient l’ensemble de l’UE, même si cela nuit gravement à l’efficacité de leur coopération dans le même temps. Pendant ce temps, l’UE fait la cour à la Turquie avec des offres financières afin de limiter le flux de réfugiés en amont.

La faiblesse actuelle de la capacité à agir de l’UE est frappante. Non seulement l’UE ne parviendra pas à développer des moyens de faire face à l’immigration et à la demande d’asile à plus grande échelle (et donc la politique de l’Europe dans ce domaine ne sera tout simplement pas efficace), ou à protéger l’intégrité de ses frontières et de ses politiques frontalières par des moyens collectifs (et donc sa gestion des frontières sera faible), mais elle est également sur le point de perdre une partie de ses acquis.

Le régime de Schengen sera probablement affaibli en conséquence de cette crise, notamment parce que de plus en plus de migrants seront exclus de ses avantages. Et de même, la capacité de l’UE à construire la paix dans les régions dont proviennent un si grand nombre de réfugiés ne se renforcera pas, car la scission actuelle entre les Etats membres divise jusqu’au groupe dont l’assistance est la plus nécessaire pour de telles opérations. La très nécessaire réforme de la politique et les ajustements budgétaires respectifs souffriront également de l’expérience actuelle. Dans trois à quatre ans, lorsque le prochain cadre financier pluriannuel devra être négocié, les divisions feront barrage aux propositions les plus importantes. Les transferts financiers depuis le centre de l’UE jusqu’à ses périphéries seront perdus. L’argument traditionnel de la solidarité aura été brisé. La zone euro ne sera pas en mesure de mener l’UE si les mêmes divisions la façonnent. Si un arrangement était trouvé entre les membres de la zone euro, ils mettraient très probablement en œuvre un accord de partage de la charge financière dans le contexte d’un nouveau budget, ce qui creuserait un peu plus l’écart dans une Europe à deux vitesses. L’Allemagne, acteur principal très acclamé, ne sera pas le courtier de puissance dans les conflits à venir. Au contraire, Berlin est devenue un « demandeur » sur la question des réfugiés, et la demande de la chancelière Merkel pour de la solidarité a perdu de son influence dans les longues négociations qui n’ont pas été suivies par une réelle mise en œuvre.

Il n’y a pas si longtemps, la principale préoccupation de l’Europe semblait être son potentiel de « super-Etat ». Le temps est venu de s’inquiéter sérieusement du scénario inverse. Encore plus que les deux autres défis de 2015 – la guerre en Ukraine et la dette étouffante de la Grèce –, la crise des réfugiés révèle à quel point l’Europe est fragile, et à quel point les piliers de ses principes fondamentaux le sont devenus. 

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