L’Ukraine attend Donald tout en s’inquiétant pour l’UE
Les perspectives de l'Ukraine sont menacées par les évolutions des deux côtés de l'Atlantique.
Les perspectives de l'Ukraine sont menacées par les évolutions des deux côtés de l'Atlantique.
La situation se complique en Ukraine. La cause la plus évidente est l’inauguration de Donald Trump le 20 janvier, et la peur généralisée à Kiev que son insistance pour un accord du type Yalta 2.0 avec la Russie se fera au détriment de l’Ukraine.
Mais une autre cause parallèle est la peur que l’Union européenne (UE) se désintéresse de l’Ukraine. Après que les électeurs néerlandais ont rejeté l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine lors d’un référendum en avril 2016 (même si beaucoup ont en réalité voté sur les Pays-Bas et l’Europe), le prix pour ramener le gouvernement néerlandais dans les rangs a été élevé. En fait, il a fallu rassurer à trois reprises le Premier ministre Mark Rutte pour que le sujet soit de nouveau débattu au Parlement et que le résultat du référendum y soit infirmé par un vote.
Cet apaisement est apparu dans la résolution du Conseil européen du 15 décembre, qui déclare que « l'accord ne confère pas à l'Ukraine le statut de pays candidat à l'adhésion à l'Union, pas plus qu'il ne constitue un engagement à conférer un tel statut à l'Ukraine à l'avenir ». De plus, « il ne comporte pas d'obligation pour l'Union ou ses États membres de fournir des garanties de sécurité collective ou toute autre aide ou assistance militaire à l'Ukraine ». Et enfin, « l'accord n'accorde pas aux ressortissants ukrainiens (…) le droit de séjourner et de travailler librement sur le territoire des États membres ». Alors que cette résolution n’annule par les engagements existants, bien que modestes, de l’UE envers l’Ukraine, à Kiev, elle a été interprétée comme un revers majeur.
En partie en réaction à cette résolution, la désillusion envers l’UE s’étend en Ukraine, des marges de la société vers le grand public. Le soutien à « l’adhésion à l’UE » reste encore l’option de politique étrangère la plus populaire, à 49% en septembre 2016, à peine en dessous du plus haut score de 55% en décembre 2015. Mais l’image d’une UE déchirée par les crises et trop préoccupée pour s’inquiéter de l’Ukraine érode cette majorité relative, comme on peut le percevoir avec la popularité grandissante du trope « euroréaliste » (comme dans « Soyons réalistes, nos perspectives ne sont pas bonnes »).
Cette vision est à la fois réelle et soutenue par des faire-valoirs russes, tels que le Bloc d’opposition, et les faux « think-tanks », comme le « Ukrainian Policy Fund ». Avec l’enlisement de la guerre à l’est de l’Ukraine, la Russie a déplacé son attention et ses ressources sur la conquête des cœurs et des esprits. De fausses lettres venant d’Ukrainiens « ordinaires » et de travailleurs sont publiées en ligne et sur les réseaux sociaux, et ensuite alimentées par les médias traditionnels amis contrôlés par des oligarques locaux. Cette campagne anti-UE aux multiples facettes, y compris le grand projet de restauration des niveaux « normaux » d’échanges économiques entre l’Ukraine et la Russie que la Russie s’est employée à détruire ces trois dernières années, ne fera que s’accroître dans le court terme alors que la Russie interrompt sa propagande anti-américaine en attendant de voir comment évolue sa relation avec Donald Trump.
Quelle qu’en soit la cause, une série de commentaires et de tribunes est apparue pendant la période des fêtes exprimant des pensées hérétiques considérées auparavant comme hérétiques. L’article du principal oligarque, Viktor Pinchuk, dans le Wall Street Journal du 29 décembre, a été très controversé : il recommandait d’échanger la Crimée contre la paix dans le Donbass, et d’abandonner les aspirations envers l’OTAN et l’UE. Le conseiller du président Petro Poroshenko, Kostiantyn Yeliseyev, a répliqué dans le Wall Street Journal du 4 janvier, et selon certaines sources, Petro Poroshenko n’assistera pas à l’événement traditionnel ukrainien organisé par Viktor Pinchuk à Davos. On trouve aussi une collection d’autres réfutations. Mais d’autres ont pris le parti de Viktor Pinchuk, ou s’en sont rapprochés ; certains ont refusé sa volonté de tout abandonner d’un coup, d’autres ont affirmé qu’il n’y avait rien d’hérétique ou d’assimilable à de la trahison dans ses propositions spécifiques, comme Vasyl Pilipchuk, à la tête de l’International Centre for Prospective Reasearch (icps.com.ua), qui a prôné un moratoire sur vingt ans à propos du statut de la Crimée, préconisé à l’Ukraine d’arrêter de « frapper à la porte fermée » de l’UE, et a même soutenu la restauration d’une coopération technique et militaire avec la Russie.
Un autre oligarque ukrainien, Dmytro Firtash, qui fait toujours face à des problèmes légaux en Autriche, s’est exprimé sur la même ligne que Viktor Pinchuk à propos d’une relance des échanges commerciaux avec la Russie. Les deux hommes ont un intérêt personnel à voir leurs entreprises gagner à nouveau accès aux marchés russes. Mais la campagne anticipe aussi et nourrit un agenda trumpiste, alors que les Ukrainiens sont profondément divisés sur l’approche à adopter envers sa présidence, après la série de commentaires et de gaffes pro-russes lâchés par Donald Trump pendant la campagne.
La première chose qu’a fait Kiev après la victoire de Donald Trump a été d’abandonner discrètement les investigations locales à l’encontre de son ancien chef de campagne, Paul Manafort, qui a aussi travaillé pour le président ukrainien en exil, Viktor Ianoukovitch. La seconde manœuvre a été de se rapprocher du parti républicain « traditionnel ». Lors d’une visite à Kiev en décembre, trois sénateurs des Etats-Unis, John McCain (sénateur républicain de l’Arizona), Lindsey Graham (sénateur républicain de Caroline du Sud), et Amy Klobuchar (sénatrice démocrate du Minnesota) ont promis que les Etats-Unis n’abandonneraient pas l’Ukraine, et ont proposé des sanctions encore plus fortes envers la Russie. Le groupe y a donné suite, une fois rentré aux Etats-Unis, en lançant en janvier un projet de loi bipartisan avec l’objectif de renforcer la réaction tardive de Barack Obama à l’ingérence russe dans la campagne électorale américaine, et d’inscrire dans la loi quelques-uns de ses décrets sur le soutien financier à l’Ukraine, les rendant plus difficiles à annuler pour Donald Trump. Les trois sénateurs ont aussi visité la Géorgie et les pays baltiques dans le cadre de leur « tournée d’apaisement ». Mais étant donné le rôle de John McCain dans la diffusion des accusations sur les liens durables de Donald Trump avec la Russie, l’action pourrait bien se retourner contre lui. Il existait des affirmations, heureusement exagérées, que les dégâts sur les relations entre l’Ukraine et Donald Trump avaient déjà été faits.
D’autres Ukrainiens ont proposé de s’aligner avec les instincts en affaire de Donald Trump plutôt que de confronter frontalement son programme, et le dilemme de savoir s’il vaut mieux s’allier avec Donald Trump ou anticiper ses politiques ne fera que s’accentuer après l’inauguration. Selon Catherine Smagliy, qui dirige le bureau de Kiev du Kennan Institute (kennankyiv.org), l’Ukraine devrait « sortir de sa posture de victime, et se concentrer sur le développement d’une coopération économique et culturelle. Il ne faut pas oublier que le président est un représentant du monde des affaires, des grandes entreprises », raison pour laquelle il pourrait représenter de grandes opportunités pour l’industrie, la construction et l’agriculture ukrainiennes.
Oleksandr Sushko de l’Institute of Euro-Atlantic Partnership (ieac.org.ua) poursuit dans la même veine : « il est clair qu’on ne peut pas continuer sur cette lancée. Il faut que nous proposions de nouvelles approches, que nous soyons plus pragmatiques. Ainsi, nous éclairerons et motiverons le camp américain non seulement grâce à la capacité de l’Ukraine à affronter la Russie, mais aussi grâce à notre capacité à créer un climat favorable aux investissements, afin de devenir attractif pour les investisseurs américains ». De manière significative, Kiev a non seulement annoncé un accord avec le lobby traditionnel républicain BGR, dirigé par l’ancien chef du Parti Républicain et gouverneur du Mississipi, Haley Barbour, afin d’assurer le lobby de la ligne ukrainienne à Washington, mais le compte-rendu du BGR comprend aussi « le renforcement des relations entre les Etats-Unis et l’Ukraine et l’augmentation des investissements américains en Ukraine ». C’est en utilisant ce type de langage que Kiev espère être comprise par Donald Trump.
Mais l’Ukraine doit redoubler d’efforts après l’inauguration de Donald Trump, si elle ne veut pas être livrée à elle-même. De façon plus pratique, l’Ukraine peut faire beaucoup plus. Quelques optimistes ont avancé que Donald Trump représente une opportunité pour l’Ukraine, pour qu’elle montre qu’elle ne dépend pas de partenaires extérieurs et qu’elle peut faire les réformes qui s’imposent. De toute évidence, l’Ukraine peut mettre en avant ses dépenses élevées en matière de défense pour montrer sa valeur ajoutée dans un monde trumpiste (l’Ukraine dépense 5% de son PIB pour la défense depuis 2014, en plus des immenses contributions venant du secteur volontaire).
Certains ont affirmé que « l’Ukraine elle-même devrait créer des défenses assez fortes pour rendre une guerre à grande échelle incommode et très coûteuse pour la Russie », espérant que même Donald Trump pourrait être influencé par l’opinion mondiale si la Russie franchit ce seuil. Mais l’Ukraine ne peut pas se défendre seule. La perspective d’une adhésion à l’OTAN était déjà loin et s’éloignera encore plus sous la présidence Trump, bien que le soutien de l’opinion publique atteigne les 39%. Il y aura donc une tendance grandissante vers des idées alternatives, telles que la construction d’une alliance Mer Baltique – Mer Noire entre les Etats locaux dérangés par les pressions russes.
Ce concept a été lancé, à l’origine, par des penseurs (principalement) ukrainiens et polonais dans l’entre-deux-guerres et a de nouveau été populaire dans les années 1990 avant que les partenaires potentiels de l’Ukraine ne trouvent une route plus directe vers l’OTAN. Elle reprend désormais de l’influence, bien que ce soit sous des formes différentes. Les nouvelles autorités polonaises mettent en valeur la construction de liens dans le « miÄ™dzymorze » (« entre les mers »), aussi appelée région « ABC » (le triangle entre l’Adriatique, la mer Baltique et « Czarne », la mer Noire). Une alternative moins privilégiée serait l’augmentation des discussions des deux côtés pour permettre des partenariats flexibles par-delà les frontières de l’OTAN – en particulier entre les Etats d’Europe centrale et baltique membres de l’OTAN et les Etats de l’Europe de l’Est partenaires, tels que l’Ukraine.
Et ensuite, il y a l’UE, où l’Ukraine fait face à une autre année difficile en 2017. Des élections potentiellement traumatisantes, propices à l’ingérence russe, aux Pays-Bas, en France et en Allemagne (et peut-être aussi en Italie et même au Royaume-Uni), favoriseront une obsession continue avec les migrations depuis l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient qui déteindra aussi de façon injuste sur l’Ukraine. Alors que les bureaucrates de l’UE travaillent sur une énième refonte du Partenariat oriental, l’Ukraine doit montrer que le nouveau mot à la mode à Bruxelles, « stabilisation », n’est pas une alternative aux réformes. Si l’Ukraine n’est pas réformée, elle restera instable.
Alors qu’un « Yalta 2.0 » entre Donald Trump et Vladimir Poutine ne renforcera pas la stabilité des petits Etats, l’opposition interne de ces Ukrainiens qui s’y opposent violemment augmentera. (On ne connaît pas les détails d’un prétendu accord, mais les éléments les plus probables – un accord sur la Crimée, une réduction des sanctions envers la Russie, une tentative de forcer l’Ukraine à faire des aménagements constitutionnels avec les « Républiques » du Donbass – soulèveront d’amères oppositions en Ukraine).
Cependant, traiter avec l’UE sera complètement différent de traiter avec Donald Trump. Au lieu de parler affaires et realpolitik, l’Ukraine devra prendre au sérieux la lutte contre la corruption et mettre en avant quelques réussites en matière de grandes réformes dans l’année à venir si elle veut améliorer ses relations avec l’UE. Ce pourrait bien ne pas être la première préoccupation de Donald Trump, mais l’opinion publique européenne se préoccupe plus de savoir si l’Ukraine vaut le coup d’être sauvée ; et sur cet aspect-là, Kiev doit faire beaucoup plus pour présenter un argumentaire convaincant.
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