Riposter face à la « guerre de l’information »

Dániel Hegedűs nous explique comment l'UE peut mettre fin à sa rhétorique de « victime » et contrecarrer le soft power russe.

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La capacité de l'Union européenne (UE) et de l'OTAN à agir de concert face au défi sécuritaire posé par la Russie est rudement mise à mal par le savoir-faire russe en matière de guerre de l’information.

La guerre de l'information peut être décrite au sens strict comme le fait de manipuler l'information dans le but de déformer dans le même temps le processus de prise de décision politique et le support de légitimité de la société ciblée. Ceci n’est ni un phénomène nouveau dans la politique internationale, ni n'a été inventé par la Russie. Les techniques et schémas des campagnes actuelles de guerre de l'information de la Russie sont très similaires, tout en s’insérant dans un contexte technologique radicalement différent, à ceux utilisés par les acteurs occidentaux pendant la guerre froide et la « période d'exportation de la démocratie » des deux dernières décennies et demi.

Cependant, la capacité de l'Europe à faire face au savoir-faire russe en matière de guerre de l’information est d’autant plus mis à mal par la façon dont l'Europe voit et interprète son propre rôle. Sa position à la fois passive et réactive combinée avec une rhétorique de « victime », d’une certaine manière hypocrite, comporte deux sérieuses conséquences négatives.

Tout d'abord, une telle approche sape la crédibilité de la position européenne. Sur le long terme, ce récit discursif de victimisation ne s’avère tout simplement pas vrai et d’importants pans des sociétés occidentales comprennent cette contradiction. Une telle hypocrisie peut compromettre de manière significative la crédibilité des positions occidentales. On doit donc en parler ouvertement et l’expliquer. Il est nécessaire d'explorer et d'expliquer cette contradiction entre, d'une part, le soutien européen à la démocratisation et à la société civile à l'étranger et d’autre part, la diffusion de plus en plus large de la désinformation et de la propagande russe et ce particulièrement car les deux éléments ont des arcanes ainsi que des procédés politiques qui se ressemblent, ce qui prête à confusion.

La deuxième conséquence négative est le fait que cette posture passive empêche le recours à d’importants avantages stratégiques. L'UE, choquée par l'offensive russe qu’elle a subie, n'a guère tenu compte de l'idée que la guerre de l'information – un outil tactique entre les mains du Kremlin – pourrait aussi être un outil stratégique pour l'Occident. Les pays occidentaux disposent de beaucoup plus de soft power – ressource clé dans une guerre de l'information – que la Russie et l’Europe a de sérieux avantages pour faire pencher la balance en sa faveur.

Pour en revenir à la seconde conséquence, les risques d'une guerre de l'information à grande échelle sont beaucoup plus grands pour la Russie que pour l'Europe. Pour l'UE, un échange mutuel de coups dans le cadre d’une guerre de l'information ne peut guère faire plus que saper l’unité entre les pays et créer des difficultés dans la cadre de la prise de décision européenne sur la question des sanctions ou d'autres mesures contre Moscou. Pour la Russie, une telle confrontation pourrait comporter un danger intrinsèque pour la survie du régime actuel à Moscou comme l’ont auparavant démontré les révolutions de couleur. Par conséquent, la Russie a beaucoup plus à perdre dans une guerre réciproque hybride que l'Occident.

En ce qui concerne le soft power, il n'y a pas de comparaison entre les positions russe et occidentale. Même si l'UE a perdu d’importantes ressources en matière de soft power depuis la crise économique, l'attractivité du modèle européen dépasse de loin celle de son homologue russe. La capacité de la Russie à attirer des pays dans son orbite sans recours à la pression militaire et/ou économique est sujet à discussion, tandis que les événements de Maidan démontrent clairement l'attractivité du modèle européen, même sans un engagement européen clair pour le statut de pays candidat.

Une dernière conséquence de la passivité européenne est le fait que cela débouche sur une incompréhension vis-à-vis de la nature du soft power de la Russie. La crise ukrainienne et la propagande directe des médias russe ne jouent qu'un rôle secondaire dans le cadre de la manipulation de l’opinion publique européenne et du processus politique décisionnel. A moins que les campagnes de communication ou bien l’art de la guerre de l’information ciblent une ethnie russe ou une population russophone, comme en Ukraine ou dans les Etats baltes,  elles n’ont qu’un effet direct très limité.

Ce sont au contraire des acteurs nationaux bien intégrés, dont certains sont pro-russes, à savoir les partis populistes eurosceptiques qui sont les plus influents et ont un impact évident sur le discours politique européen. Ils ont un rôle clé dans la diffusion et la représentation des intérêts et influence russes dans leurs pays européens respectifs. Cependant, le rôle de ces intermédiaires n’est pas un rôle de subordonnés. Ils agissent principalement pour leurs propres intérêts et ensuite seulement pour celui de Moscou. Leur seule raison de coopérer avec Moscou est l'existence d'une structure subtile de positions mutuelles. En bref, ces partis ne sont pas les marionnettes de Vladimir Poutine, mais poursuivent activement leurs propres intérêts.

Contrairement à l'URSS, qui était en mesure de déployer un véritable contre-modèle face à l'Occident sous la forme de l'internationalisme communiste, la Russie ne propose pas de telle alternative. Elle dispose désormais au mieux d’un panier idéologique hétérogène, rempli de valeurs sociales du XIXème siècle, d’un discours sélectif sur la souveraineté nationale et d’un anti-américanisme véhément.

Il existe des points communs importants entre cet état de fait et les valeurs prônées par les partis populistes eurosceptiques. C’est cette base commune partielle de valeurs qui constitue les bases d’une coopération. Ces partis ne soutiennent pas nécessairement la Russie parce qu'ils croient en la propagande russe au sujet de la crise en Ukraine. Ils soutiennent la Russie parce que leurs valeurs coïncident partiellement. Ils font écho à la propagande russe uniquement devant un auditoire national tant que c’est dans leur propre intérêt. Certains peuvent aussi bénéficier d'un soutien financier direct ou indirect et d’autre type de soutien de la part de Moscou et au moins une petite partie fait preuve de coopération parce qu'ils ont été infiltrés par les renseignements russes (on peut penser au Jobbik hongrois).

Ainsi, comment  ce défi peut-il être relevé par l'Occident ?

Un élément vital est la transition vers plus de transparence. Il devrait exister un soutien pour le journalisme d'investigation  en Europe, en Russie et dans les pays du Partenariat oriental pour recueillir autant de détails que possible sur les liens financiers, politiques et personnels entre ces intermédiaires nationaux et la Russie. Accroître la transparence et l’accountability des partis et le financement des campagnes en Europe combattrait à la source le soutien de Moscou aux partis pro-russes, eurosceptiques et populistes. Bien que cela soit sans aucun doute un sujet délicat, avec peu de compétence à l’heure actuelle de l'UE dans ce domaine, les conventions intergouvernementales multilatérales du Conseil de l'Europe pourraient offrir un cadre approprié à une réglementation harmonisée qui pourrait entraîner des améliorations.

L'UE doit renforcer ses capacités de contre-espionnage pour faire face à des mesures russes « d'influence active ». Depuis le début des années 1990, les « nouveaux défis » ont détourné les ressources et l'attention du contre-espionnage traditionnel. Il est grand temps de refaire de la lutte contre l’infiltration des renseignements russes une priorité et de « lancer des alertes » régulières et publiquement sur la relation entre Moscou et ses intermédiaires nationaux.

Dernier point important, l'Occident ne doit pas oublier qu’il dispose d’avantages stratégiques dans la « guerre de l'information ». L'UE devrait abandonner cette stérile mentalité de victime et se lancer dans «  l’offensive de l’information ». Les probabilités ne seraient pas en faveur de Moscou.

 

Dániel Hegedűs est chercheur au German Council on Foreign Relations.

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.