Résister et réformer : La démocratie ukrainienne après un an de guerre

La demande d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne signifie que le pays doit non seulement préserver ses institutions démocratiques face à une guerre totale, mais aussi les réformer et les renforcer

Ukrainian President Volodymyr Zelenskyy, center, European Commission President Ursula von der Leyen, left, Ukrainian Prime Minister Denys Shmyhal hold EU and Ukrainian flags during the EU-Ukraine summit in Kyiv, Ukraine, Thursday, Feb. 2, 2023. ((Ukrainian Presidential Press Office via AP)
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, au centre, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, à gauche, et le premier ministre ukrainien Denys Chmyhal, au sommet UE-Ukraine
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L’Ukraine est loin d’être la seule démocratie à avoir été confrontée à la guerre. Au cours du XXème siècle, de nombreux États ont été attaqués et ont attaqué d’autres États tout en préservant leurs systèmes démocratiques. Le cas de l’Ukraine est toutefois unique.  Peu après l’invasion russe, l’Ukraine a demandé puis obtenu le statut de candidat à l’UE. De ce fait, le pays a dû non seulement préserver, mais aussi faire progresser ses institutions démocratiques tout en résistant à l’agression de la Russie.

La Commission européenne a formulé des recommandations sur les réformes nécessaires à la candidature de l’Ukraine. Elles impliquent la réforme de certaines institutions centrales du système judiciaire, notamment en ce qui concerne la sélection des juges de la Cour constitutionnelle, ainsi que des réformes anti-corruption. Néanmoins, la loi martiale limite la capacité des pouvoirs législatif et exécutif de l’Ukraine à mettre en œuvre certaines réformes lorsque celles-ci compromettent la sécurité nationale. Comment le gouvernement ukrainien a-t-il concilié ces deux impératifs en 2022 ? Les institutions démocratiques de l’Ukraine ont-elles fait preuve des mêmes progrès remarquables et de la même résilience que ses forces armées ?

Le pouvoir judiciaire, la Cour constitutionnelle et la lutte contre la corruption

Presque la moitié des recommandations de la Commission européenne porte sur le système judiciaire et l’État de droit. La tâche principale pour l’Ukraine consiste à accroître la transparence dans la sélection des juges de la Cour constitutionnelle et à veiller à ce que le processus ne soit pas soumis à une influence politique.

La réforme judiciaire a été entamée après « la révolution de la dignité » de 2014 en Ukraine, mais elle est restée bloquée au sein des deux corps responsables de sélectionner, de recruter, et le cas échéant de poursuivre les juges. En 2019, le président Volodymyr Zelensky a dissous la Haute Commission de qualification des juges en raison de ses faibles performances en matière de procédures de contrôle et de sélection. Puis, quelques jours avant l’invasion totale, dix des quinze membres du Haut Conseil de la Justice de l’Ukraine – qui régule le pouvoir judiciaire – ont démissionné en réponse aux contrôles de leur propre intégrité, paralysant ainsi l’institution.

La réforme judiciaire a toutefois repris son cours l’année dernière. En décembre 2022, le parlement ukrainien a adopté une loi qui définit le processus de sélection des juges de la Cour constitutionnelle. L’organe consultatif du Conseil de l’Europe en matière de droit constitutionnel – la Commission de Venise – a ensuite demandé des modifications, que le gouvernement a promis d’appliquer sans délai. De plus, le Haut Conseil de la Justice a repris ses activités en janvier 2023 et devrait sélectionner les nouveaux membres de la Haute Commission de qualification des juges avant l’été.

Le système judiciaire ukrainien joue un rôle central dans la lutte contre la corruption – préoccupation majeure des partenaires internationaux de l’Ukraine, qui fournissent des fonds importants en soutien à l’économie, à l’armée et aux infrastructures du pays. L’année dernière, l’Ukraine a franchi une étape importante et attendue depuis longtemps en nommant un nouveau procureur général au sein du bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption. Les résultats ont été vérifiés : en coopération avec le bureau national anticorruption (BNAC), le SAPO a mené un nombre record de 300 enquêtes au cours de la seconde moitié de l’année 2022. Cette semaine, la nomination du nouveau directeur du BNAC devrait encore renforcer la coopération entre les deux bureaux et contribuer à affirmer leur indépendance politique. On pourrait observer une poursuite des réformes dans la reprise de la lutte contre la corruption en Ukraine, ce qui permettrait de traduire en justice, pour la première fois, certaines des entreprises et certains des oligarques les plus importants du pays.

Le parlement (Verkhovna Rada)

En 2014, la constitution révisée de l’Ukraine a renforcé la position du parlement par rapport à l’exécutif. Le bon fonctionnement de la Verkhovna Rada est donc crucial pour la préservation de la démocratie ukrainienne. La plupart des députés sont restés en Ukraine après l’invasion totale et ont continué à remplir leurs fonctions ; le Parlement n’a jamais cessé de fonctionner et a examiné plus de 1 700 projets de loi au cours de l’année 2022. Il a également joué un rôle essentiel dans la mise en œuvre des recommandations de la Commission européenne en rédigeant et en adoptant les projets de loi nécessaires. 

Cependant, il est difficile de suivre les bonnes pratiques en contexte de guerre. Pendant la période de la loi martiale notamment, la Verkhovna Rada a cessé de publier son ordre du jour et de diffuser ses sessions. Le gouvernement a justifié cette mesure par la nécessité de cacher à l’ennemi l’heure, le lieu et le contenu des sessions. Les détails des projets de loi examinés par le parlement n’ont été rendus disponibles qu’après leur publication officielle, ce qui laisse au public et aux parties prenantes très peu de mécanismes pour empêcher l’adoption de lois questionnables. La transparence a donc souffert au cours de l’année écoulée, malgré les efforts du parlement et son engagement à poursuivre les réformes.

Des élections législatives sont prévues à l’automne 2023. La constitution ukrainienne n’autorise cependant pas la tenue d’élections sous loi martiale. Le calendrier de ces élections sera crucial : si elles ont lieu immédiatement après la guerre, les candidats de l’opposition seront défavorisés, mais si elles sont encore retardées, le parlement actuel disposera d’un mandat plus long qu’il pourrait utiliser pour consolider son pouvoir. Au-delà du calendrier, l’Ukraine compte actuellement 6,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et 7,8 millions de réfugiés à l’étranger. Des efforts considérables seront nécessaires pour garantir l’égalité de leur droit de vote et l’accès aux bureaux de vote.

En outre, la réintégration des territoires libérés de l’occupation dans les procédures démocratiques soulève de multiples dilemmes éthiques et juridiques. Ainsi, une discussion approfondie devrait avoir lieu en Ukraine et au sein des organisations internationales de défense des droits humains pour savoir s’il faudrait rapidement accorder le droit de vote aux personnes qui vivent sous l’occupation depuis 2014 ou qui ont quitté la Russie pour s’installer dans ces territoires. Les délibérations parlementaires sur la législation relative à ces questions seront complexes et nécessiteront des compromis difficiles.

Le président et son cabinet

Volodymyr Zelensky est devenu un symbole du courage et de la résilience ukrainiens, ce qui a sans aucun doute aidé le système politique ukrainien à surmonter le choc de l’invasion de février 2022. Sur le plan international, son leadership a rassuré les alliés de l’Ukraine quant à la continuité du fonctionnement politique du pays. L’Ukraine fonctionne sous loi martiale depuis plus d’un an et M. Zelensky n’a jamais outrepassé ses fonctions constitutionnelles.

Le cabinet du président a joué un rôle essentiel dans la mise en place d’un réseau de soutien à l’Ukraine et dans l’établissement de contacts étroits avec les gouvernements alliés. Les fonctions et le cadre de l’exécutif ne sont toutefois pas précisés dans la constitution, ce qui suscite des inquiétudes quant à l’étendue des responsabilités que la présidence a assumées. Le décret présidentiel ukrainien sur l’exécutif définit le cabinet comme un organe consultatif. Dans la pratique cependant, son chef est la deuxième personne la plus puissante d’Ukraine, tandis que d’autres membres reproduisent parfois les fonctions des ministres, en particulier dans le domaine des affaires étrangères. Certains membres du cabinet ont même représenté l’Ukraine dans des négociations avec la Russie. Cette ambiguïté est antérieure à la guerre et attend d’être clarifiée depuis des décennies, mais l’importance de l’image du président pour l’effort de guerre risque d’aggraver ce problème au fur et à mesure que la guerre se prolonge.

Néanmoins, la démocratie ukrainienne résiste clairement à l’agression de la Russie – et a même réussi à progresser dans certains domaines. Toutefois, plus la guerre se prolonge, plus il sera difficile de préserver les pratiques démocratiques du pays. Les alliés de l’Ukraine ne peuvent pas garantir l’avenir de la démocratie du pays, mais ils peuvent contribuer à éviter une longue guerre en apportant à Kiev un soutien militaire supplémentaire. C’est la seule façon d’accélérer la libération des territoires ukrainiens et de mettre fin aux contraintes de la loi martiale.

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