« Pax economica » : Tirer les leçons stratégiques de l’usage des sanctions européennes

Une stratégie européenne de sécurité économique qui contrôle attentivement les canaux technologiques avec la Chine et, si nécessaire, limite les transactions, les échanges ou les engagements, est essentielle dans un monde où la menace de guerre économique ne cesse de croître

9 February 2023: A member of staff handles SMIF pods in the clean zone of a Mikron microchip production facility in Zelenograd. A Russian manufacturer of microelectronic components for e-passports, Mikron is currently upgrading its equipment to satisfy an increased demand for microchips. Earlier, Goznak announced it had temporarily suspended issuing newer external passports valid for ten years, for the same reason. Anton Novoderezhkin/TASS]
9 février2023 : Un homme manipule des modules SMIF dans la salle blanche d’une usine de production de puces électroniques Mikron à Zelenograd
Image par picture alliance/dpa/TASS | Anton Novoderezhkin
©
Également disponible en

Après une année de guerre économique avec la Russie, l’efficacité des sanctions occidentales fait l’objet d’un examen minutieux. D’une part, l’ampleur sans précédent de ces mesures a privé la Russie de ses avoirs étrangers et de nombreuses technologies importantes. D’autre part, les effets imprévus des sanctions au niveau international pourraient contribuer à l’isolement relatif de l’Occident dans son soutien à l’Ukraine. L’économie russe, quant à elle, semble plus résiliente que beaucoup d’analystes ne l’avaient prévu. Évaluer l’efficacité des sanctions est donc un peu comme lire un horoscope : il y a une histoire à raconter pour qui veut en trouver une.

Puisque la guerre de la Russie contre l’Ukraine trouvera sûrement son issue sur le champ de bataille, le soutien occidental se concentre désormais sur le renforcement de la résilience militaro-industrielle de l’Ukraine et de l’affaiblissement de celle de la Russie. Les sanctions contribuent déjà à ce phénomène de différentes manières, par exemple en privant le Kremlin des revenus nécessaires pour mener la guerre. La stratégie des sanctions des Occidentaux doit désormais évoluer afin de prendre ce fait en compte, et concentrer ses efforts sur les approvisionnements de matériaux de guerre et de leurs composants par la Russie.

De plus, les Européens doivent envisager le long terme. La dissuasion économique restera au centre de toute stratégie de sanctions. Toutefois, l’Union européenne et ses États membres devraient tirer les leçons des échecs de cette dissuasion et commencer à renforcer leurs outils économiques pour le prochain conflit majeur. Cette préparation en temps de paix à des sanctions en temps de guerre devrait devenir un objectif clé de la stratégie industrielle européenne.

L’écart technologique

L’effet de levier est fondamental dans l’efficacité de la dissuasion économique et des sanctions en temps de guerre. Le complexe militaro-industriel du Kremlin souffre d’un retard technologique important et d’un niveau élevé de dépendance aux composants occidentaux. La stratégie de la Russie après l’annexion illégale de la Crimée en 2014 visait à éliminer progressivement les importations d’équipements militaires – en particulier celles en provenance des pays membres de l’OTAN. Cependant, une enquête réalisée par le think tank britannique RUSI sur les systèmes d’armes russes récupérés en Ukraine, a révélé la présence d’au moins 450 composants étrangers essentiels, provenant principalement de sociétés américaines de microélectronique. Vladimir Poutine a depuis opté pour une économie de guerre visant à produire en masse l’équipement militaire nécessaire, mais les forces russes restent dépendantes des technologies occidentales avancées et à double usage.

Il apparait donc que le régime actuel de sanctions n’a pas encore pleinement exploité le retard technologique entre la Russie et les Occidentaux. Le Kremlin continue de mettre la main sur des composants occidentaux, par exemple en réutilisant des appareils électroniques de base, tels que des réfrigérateurs et des grille-pains, à des fins militaires. Une autre stratégie, plus inquiétante, consiste à acheter directement des armes en provenance d’Iran, de Corée du Nord et de Chine. Cette stratégie serait particulièrement inquiétante si les affirmations du gouvernement américain étaient confirmées – affirmations selon lesquelles la Chine envisagerait de fournir une aide létale à la Russie, sous la forme d’artillerie et de munitions. Un tel soutien semble peu probable à grande échelle, étant donné les coûts économiques que Pékin pourrait encourir. Mais cette hypothèse ne saurait être complètement écartée au vu de « l’amitié sans limites » entre Vladimir Poutine et Xi Jinping. Empêcher la Chine d’armer la Russie doit donc rester une priorité pour l’Occident.

En attendant, le Kremlin continue de développer des stratégies de contournement des sanctions avec l’aide de partenaires décriés par la communauté internationale à Téhéran et à Pyongyang. De plus, les champs de bataille ukrainiens restent encombrés de technologies occidentales tombés d’équipements russes. On observe également une augmentation des livraisons d’équipements militaires transitant par des plateformes en Turquie, et des livraisons de biens à double usage passant par la Chine et Hong Kong.

Il est urgent de combler ces lacunes dans le régime occidental de sanctions. Les États-Unis ont renforcé leurs contrôles à l’exportation sur des centaines d’appareils électroménagers de base. Ils ont également accru la pression diplomatique et coercitive sur les entreprises et les gouvernements de Turquie, d’Oman, des Émirats arabes unis et d’Asie centrale. En Europe, les mesures contre les entités iraniennes fournissant du matériel militaire à la Russie pourraient bientôt être suivies de nouvelles sanctions contre les entreprises et les États tiers qui refusent de lutter contre la violation des sanctions sur leurs territoires. Toutefois, la mise en œuvre et l’application de ces mesures resteront un jeu sans fin du chat et de la souris.

La dissuasion économique doit donc être audacieuse et crédible, tout en proposant des possibilités de coopération. Dans le cas de la Chine par exemple, les perspectives de détérioration de la relation avec Pékin diminuent la portée de la dissuasion économique globale de l’Occident : pourquoi la Chine changerait-elle de stratégie si elle estime que les relations se dégraderont de toute façon ? Une dissuasion économique robuste peut et doit aller de pair avec une vision positive de l’interdépendance avec la Chine, comme l’a récemment souligné Ursula Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.

Sécurité économique en temps de paix : conserver l’avantage

La guerre économique avec la Russie démontre toutefois que les atouts les plus puissants de l’arsenal occidental sont les avantages en matière de technologies clés à double usage. Une doctrine de sécurité économique européenne doit veiller à ce que ces avantages soient non seulement conservés, mais également renforcés avec des outils de politique industrielle et de contrôle des technologies stratégiques.

Une solution pour maintenir les avantages technologiques permettant la dissuasion est de couper l’accès des Etats rivaux aux technologies clés. Cette approche peut s’avérer inefficace, voire contre-productive, dans le cas de la Russie, compte tenu de l’effet de levier que pourraient apporter des intrants technologiques essentiels. La force de la Chine en matière d’innovation et son programme de fusion militaro-civile nécessitent quant à eux une approche prudente et réfléchie.

Washington tente par exemple de couper l’accès de la Chine aux semi-conducteurs de pointe, car, avec le Japon et les Pays-Bas, les États-Unis sont aujourd’hui les seuls à maitriser cette technologie spécifique. Ces trois États ont récemment annoncé des contrôles à l’exportation sur les équipements de fabrication de semi-conducteurs destinés à la Chine. L’objectif est ici de freiner Pékin dans le développement de capacités avancées en matière de superordinateurs, d’intelligence artificielle et de technologie quantique, que Washington estime susceptibles d’apporter des avantages militaires et économiques décisifs.

Les discussions avec les stratèges américains indiquent qu’ils sont conscients du risque encouru : si la Chine parvenait à maîtriser ces technologies, les Etats-Unis ne pourraient plus profiter de l’effet de levier tiré de leur maitrise quasi-exclusive de cette technologie. Toutefois, en raison de la complexité des équipements de fabrication de semi-conducteurs avancés et des écosystèmes d’innovation occidentaux profondément établis, ce pari pourrait se révéler gagnant.

Une stratégie européenne de sécurité économique qui contrôle attentivement les canaux technologiques avec la Chine et, si nécessaire, limite les transactions, les échanges ou les engagements, est essentielle dans un monde où la menace de guerre économique ne cesse de croître. Il sera nécessaire de renforcer le contrôle des investissements directs étrangers dans les secteurs stratégiques et de contrôler les exportations sensibles dans ce cadre. Cependant, la politique industrielle doit également poursuivre cet objectif stratégique, en limitant non seulement les dépendances de l’UE (telles que celles identifiées par la Commission européenne), mais aussi en consolidant et en protégeant les avantages technologiques existants de l’Europe, ainsi que les interdépendances qu’elle pourrait être contrainte d’utiliser pour la dissuasion – voire la guerre (tels que les équipements de fabrication de semi-conducteurs, les équipements médicaux, la robotique industrielle, les machines à usage spécifique et les pièces d’aviation).

Cela ne nécessite rien de moins qu’un bond en avant dans la réflexion européenne sur la sécurité économique. Mais la dissuasion économique et la guerre économique sont les deux facettes d’une même pièce. Si les Européens prennent la dissuasion au sérieux – ce qu’ils ont tout intérêt à faire au vu des coûts dramatiques de l’échec de la dissuasion avec la Russie –, alors ils doivent faire de même pour la guerre économique. Les points de blocage technologique et les interdépendances ne peuvent prévenir ni résoudre les conflits, mais ils ajoutent des gains et des pertes au bilan général. Cela montre à quel point il est essentiel de promouvoir et de protéger les avantages clés sur le plan commercial et technologique en temps de paix, pour se préparer aux sanctions en temps de guerre.

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.