Passer par Moscou : comment l’Europe peut aider la Syrie
L’opposition en Syrie exhorte l’Europe à travailler étroitement avec Washington pour tirer parti de la frustration croissante de la Russie envers le régime de Bachar el-Assad et augmenter les attentes envers la Russie.
Tout représentant politique occidental, arabe ou russe, ayant suivi le dossier du conflit syrien affirme que si l’attitude du président Bachar el-Assad était différente, un cercle vertueux aurait de bonnes chances de se mettre en place en Syrie. Cela, et ils le reconnaissent, pourrait déclencher une transition politique « réaliste » en Syrie et mener à la levée progressive des sanctions occidentales sur le pays.
Il y a plus de huit ans, l’Union européenne (UE) avait imposé un premier paquet de sanctions sur certains membres du régime syrien et sur quelques entreprises et avoirs financiers. Cela s’inscrivait dans une stratégie d’isolement d’un gouvernement qui avait perdu sa légitimité en perpétrant des graves violations aux Droits humains pour écraser un soulèvement populaire. Alors que Bachar el-Assad dépendait de plus en plus de mandataires iraniens pour sa survie, la Syrie est devenue partie intégrante de la sphère d’influence de l’Iran – et une partie croissante de ses complices a été incorporée aux listes des sanctions européennes et américaines.
Les pays occidentaux n’ont jamais pris de mesures fermes pour empêcher que Bachar el-Assad et ses alliés n’assassinent des centaines de milliers de Syriens, mais ils se sont engagés à l’empêcher de bénéficier politiquement de sa campagne militaire. Le seul instrument qu’ils sont prêts à utiliser est celui du blocage des canaux financiers du régime. Aucun Syrien – membre de l’opposition ou soutenant le régime – ne souhaite que ces sanctions affectent les citoyens ordinaires.
Toutes nos familles souffrent de l’effondrement de la livre syrienne, de la réduction des salaires et de la très forte augmentation des prix des biens de première nécessité – mais la grande majorité d’entre nous craint surtout le rétablissement du régime syrien avec ses pratiques de corruption systématiques et un retour à ses comportements criminels. Les pays occidentaux ne devraient pas s’attendre à que les sanctions produisent un changement de régime ou un changement du comportement de Bachar el-Assad. Les sanctions, l’isolement du régime syrien et de ses complices sont un message adressé à la Russie, et non pas à Bachar el-Assad. Bachar el-Assad – comme Nicolae Ceaușescu, Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi avant lui – sera probablement le dernier à se rendre compte que même ses facilitateurs et alliés principaux s’impatientent. Les dictateurs ne parviennent souvent pas à voir les menaces qui planent sur leur propre régime.
Bachar el-Assad fait la sourde oreille à toute personne qui lui conseillerait de mettre en place des mesures pour rétablir la confiance. Il a refusé de libérer les personnes – y compris les 12 000 femmes et enfants – détenues par ses services de sécurité. Son régime poursuit les arrestations arbitraires malgré la pandémie de Covid-19 et alors même que d’autres gouvernements, comme celui de Téhéran, libèrent des milliers de prisonniers. Le Comité constitutionnel qui a pris deux ans à se constituer n’a jamais commencé la moindre discussion sur la constitution – Bachar el-Assad ayant visiblement demandé à sa délégation de ne pas aborder le sujet. Quand l’opposition syrienne et les envoyés spéciaux des Nations unies qui se succèdent tentent d’estimer les possibilités d’avancées dans les négociations de Genève, ils ont appris à rechercher des signaux venant de Moscou, plutôt que de Damas.
La Russie ne semble pas avoir de solution viable pour la résolution du conflit syrien sur le court terme. Au cours des quatre dernières années, les forces militaires russes ont travaillé à la réinvention de l’armée syrienne et de ses agences de renseignement – processus plus difficile que prévu. La Russie a également tenté d’apporter une apparente normalité aux vies des Syriens ordinaires, comme le prouve sa récente décision de financer et de surveiller directement les réparations du réseau électrique de Damas et de ses environs. Cependant, Bachar el-Assad a décidé de vendre cette capacité de production nouvellement rétablie au Liban – laissant les Syriens, y compris ceux qui l’ont soutenu tout au long de la guerre, avec un accès à l’électricité de seulement quelques heures par jour.
La frustration de la Russie découle aussi de la manière discriminatoire dont l’association Croissant-Rouge arabe syrien distribue l’aide humanitaire – jusqu’au point où, dans quelques régions, la Russie a déployé sa police militaire pour surveiller le processus. Moscou montre des signes de perte de confiance envers Bachar el-Assad et de crainte d’un effondrement soudain du régime.
La Russie exprime désormais publiquement son impatience avec Bachar el-Assad. Moscou a récemment lancé une campagne de critiques dans plusieurs médias de gouvernement visant l’entourage proche de Bachar el-Assad, dénonçant la corruption et propageant des pseudo-sondages d’opinion qui indiquent une chute de popularité de Bachar el-Assad. Bien qu’il serait prématuré de considérer ces signes comme annonciateurs du retrait du soutien russe au régime, cette campagne vise au moins à signaler sa vulnérabilité et à transmettre le message que le président Vladimir Poutine décidera de son destin. Cela est nouveau. Et les Européens devraient surveiller des tels signes provenant de l’élite russe. L’apport d’aide humanitaire aux Syriens ordinaires est la préoccupation centrale de l’Europe – et avec raison. Mais ce n’est pas le moment de permettre à Bachar el-Assad de décider de l’espace qu’il laissera – s’il en laisse – aux Européens pour aider la population syrienne. Cela ne ferait que renforcer son impression d’invincibilité.
Dans les circonstances actuelles, il n’y a pas de voie facile pour contourner le régime et aider la population syrienne directement sans la mettre en danger. Un contact régulier avec les communautés locales, notamment avec les femmes et les jeunes, confirme que le régime a rétabli une intense surveillance de la société civile dans la plupart des régions du pays. Le régime n’accorde à aucun groupe, pas même à une organisation communautaire de femmes, l’’autonomie suffisante pour travailler ou pour recevoir des aides financières de l’étranger, et encore moins l’autorisation de se faire enregistrer en tant qu’organisation non-gouvernementale (ONG) pour opérer dans la légalité.
Il serait contre-productif que l’Union européenne ferme les yeux sur des pratiques discriminatoires au nom du « réalisme ».
Les institutions de l’UE disposent d’amples connaissances sur la Syrie grâce à un réseau important de partenaires parmi les organisations de la société civile à l’intérieur et à l’extérieur du pays, ainsi que grâce à son personnel ayant une compréhension remarquable de la réalité syrienne. Elles cherchent des opportunités pour travailler discrètement avec quelques groupes sous le radar du régime, mais souffrent également du rétrécissement du champ d’action et de la perte de leurs partenaires civils, dont les activités se sont pratiquement arrêtées depuis que les forces de Bachar el-Assad ont repris les territoires précédemment contrôlés par l’opposition. Les institutions européennes savent mieux que personne qu’il faut aider la société syrienne malgré le régime, plutôt qu’avec son consentement ou à travers les canaux qu’il contrôle.
Le besoin d’une distribution juste de l’aide humanitaire et d’infrastructures de base est urgent en Syrie, mais ce que les communautés syriennes demandent le plus sont des opportunités d’emploi qui leur donnerait à nouveau une autonomie économique. Presque aucun homme en âge de travailler n’habite les régions reprises par les forces de Bachar el-Assad. Les anciens fonctionnaires du secteur public, femmes et hommes, sont empêchés de récupérer leurs emplois puisqu’ils ne peuvent pas obtenir les certificats d’habilitation de sécurité demandés par les agences de renseignement. Ces fonctionnaires sont conscients qu’ils pourraient les acquérir en soudoyant certains agents de sécurité, mais seuls ceux qui profitent monétairement de la guerre peuvent se le permettre – pour beaucoup d’anciens seigneurs de guerre ayant des liens étroits avec les agents du renseignement du régime avec qui ils ont partagés les profits du marché noir effectué dans les villes syriennes assiégées.
Cette dure réalité devrait guider la stratégie des dirigeants européens. Le temps est venu pour l’Europe d’affirmer sa position dans le dossier syrien avec plus d’assurance. Les efforts européens pour convaincre Bachar el-Assad de changer de comportement se sont avérés être une perte de temps. L’Europe devrait plutôt engager le dialogue avec la Russie avec plus de détermination. Contrairement à Bachar el-Assad, Vladimir Poutine comprend les implications d’un processus progressif et de la conditionnalité même s’il continue à se montrer inflexible en négociation. Au lieu de s’éloigner de la stratégie américaine et de discréditer leurs propres positions, les gouvernements européens devraient travailler avec Washington pour tirer parti de la frustration croissante de la Russie envers le régime de Bachar el-Assad et augmenter les attentes envers la Russie.
Premièrement, l’Europe devrait inciter la Russie à admettre que l’assistance humanitaire transfrontalière pour la Syrie est une nécessité. Les pays occidentaux ont les preuves suffisantes pour appeler au renouvellement pour un an de la Résolution 2165 du Conseil de sécurité de l’ONU en juin prochain et pour permettre les déplacements de l’Irak et la Jordanie vers la Syrie. A la différence des six dernières années, ces déplacements pourraient aujourd’hui donner accès à des régions contrôlées par le régime – ce qui soulève des questions concernant les modalités de distribution des aides. Bien que l’aide humanitaire ne puisse pas être conditionnée, les donateurs et les organisations internationales ont la responsabilité de s’assurer que l’instance qui distribue ces aides respecte les normes internationales. Le libre accès à toutes les régions syriennes pour les organisations des Nations unies et pour les ONG internationales est une demande légitime que Moscou pourrait accepter.
Il serait contre-productif que l’Union européenne ferme les yeux sur des pratiques discriminatoires au nom du « réalisme ». Le bloc devrait être en première ligne de la bataille diplomatique pour assurer le droit des organisations humanitaires de distribuer les aides directement aux Syriens – et d’envoyer des observateurs européens en Syrie, ou compter sur des observateurs syriens, dont la sécurité serait la responsabilité de la Russie.
Tout en incitant la Russie à reconnaitre son besoin de garanties et d’une marge de manœuvre pour agir, l’UE devrait utiliser les technologies numériques pour collecter des informations en temps réel sur le terrain. Il n’est pas un secret que le régime exige des organisations ayant un bureau à Damas de se soumettre aux restrictions de mouvements et de contacts, ce qui limite fortement leur champ d’action. La communication numérique s’est avérée être le meilleur, voire le seul, moyen efficace pour établir un contact direct et sans interférences avec les civils syriens.
Tout au long du conflit, les acteurs occidentaux ont pu établir le dialogue et échanger sur les savoir-faire avec les Syriens sur le terrain. Par exemple, des étudiants en médicine ont effectué des interventions chirurgicales d’urgence sur des victimes de bombardements dans les villes assiégées guidés via Skype par des médecins basés à Paris ou Détroit. En parallèle du bureau de sa délégation à Damas, l’Union européenne devrait établir une plateforme diplomatique virtuelle, avec un effectif dédié, qui serait en contact permanent avec la société syrienne. Cette approche pourrait suivre le modèle utilisé par les ambassades virtuelles des Etats Unis et d’autres pays en Syrie, créées après la fermeture des lieux physiques en 2011.
L’Europe pourrait également évaluer la capacité du milieu des affaires en Syrie et de la diaspora syrienne à soutenir des groupes locaux en divers domaines. Bien évidemment, les institutions européennes ne peuvent pas utiliser les réseaux personnels des Syriens pour transférer des fonds vers le pays. Elles devraient plutôt chercher à convaincre la Russie, au nom de l’objectif commun de restaurer une certaine normalité dans la vie des Syriens, que le milieu des affaires en Syrie et à l’étranger – à l’exception des complices de Bachar el-Assad sous le coup de sanctions – pourrait être un intermédiaire utile s’il parvenait à opérer en toute sécurité.
L’Europe ne tient pas le destin de Bachar el-Assad entre ses mains. Il est seulement entre celles de Vladimir Poutine. En attendant qu’il décide que le temps accordé à Bachar el-Assad est écoulé, l’Europe devrait encourager la Russie à contourner le régime syrien et donc à soutenir des acteurs constructifs au sein de la société syrienne. Sur ce point, l’Europe pourrait faire le premier pas en changeant de discours et en s’éloignant de cette idée illusoire d’un processus d’engagement vertueux avec Bachar el-Assad à travers l’approche du « plus pour plus ». En reconnaissant que la coopération et le compromis ne font pas partie de la position de Bachar el-Assad, l’Europe pourrait avancer vers une stratégie plus affirmée, à la mesure de sa capacité sans égale à aider les Syriens ordinaires.
Bassma Kodmani est membre du Conseil de l’ECFR et membre du Conseil constitutionnel syrien.
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