L’Ukraine élargit ses horizons

Les 7 et 8 août derniers, Volodymyr Zelensky a effectué sa première visite officielle en Turquie en tant que président ukrainien.

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La visite de Volodymyr Zelensky en Turquie témoigne de l'importance croissante des relations turco-ukrainiennes.

 

Les 7 et 8 août derniers, Volodymyr Zelensky a effectué sa première visite officielle en Turquie en tant que président ukrainien. Alors que les relations entre Ankara et Moscou s'intensifient, la décision du président ukrainien de se rendre en Turquie avant d’aller en Pologne ou même aux Etats-Unis, reflète la prise conscience de l'importance croissante des relations turco-ukrainiennes.

Malgré la proximité géographique des deux pays, l'Ukraine et la Turquie se sont ignorées pendant de nombreuses années : Kiev était soucieuse de trouver un équilibre dans ses relations avec la Russie et l'Occident, tandis qu'Ankara se concentrait sur le Moyen-Orient. Cependant, la situation a changé avec l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, qui a eu pour conséquence le rapprochement de la Turquie et de l’Ukraine en raison de leur intérêt commun concernant la stabilisation de la région de la mer Noire. Les deux pays ne pouvaient pas ignorer l'insécurité engendrée par la militarisation russe de la péninsule ni le sort de la communauté tatare qui y vit.

Au cours de ses entretiens avec le président ukrainien à Ankara, le président turc Recep Tayyip Erdogan a rappelé que la Turquie n'avait pas reconnu l'annexion de la Crimée et ne le ferait jamais. Ce fut certainement l’annonce la plus importante de la visite de Volodymyr Zelensky. Le président turc fut ainsi salué par les diplomates ukrainiens et largement rapporté dans la presse ukrainienne. Même si cette annonce n'entraînera certainement pas de sanctions turques à l'encontre de la Russie, cette déclaration de soutien a été significative.

Toutefois, Kiev souhaiterait que ses relations avec Ankara s’intensifient sur le plan stratégique, allant au-delà du soutien à l'intégrité territoriale de l'Ukraine. La relation a progressivement évolué dans cette direction au cours des dernières années, et les parties se sont engagées dans une plus grande coopération sur des projets technologiques et militaires. La Turquie a également soutenu l'Ukraine en lui fournissant une aide humanitaire et en l'aidant à combler son déficit budgétaire. Recep Tayyip Erdogan aime rappeler aux dirigeants ukrainiens – comme il l'a rappelé au président Zelensky à Ankara – qu'il soutient le processus de Minsk (destiné à mettre fin au conflit russo-ukrainien) et que la Mission spéciale de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en Ukraine a été dirigée par des diplomates turcs.

Un autre moment clé de la visite de M. Zelensky a été la signature d'un accord de coopération commerciale turco-ukrainien. Le président ukrainien a également invité des investisseurs turcs à participer à un forum sur la reconstruction de Donbass, qui devrait se tenir à Marioupol à la fin de cette année. Les présidents ont également parlé d'un accord de libre-échange en suspens entre les deux pays – ce qui est probablement d'un grand intérêt pour une Turquie qui fait face à des grands défis économiques et dans un contexte où de nombreux analystes s'attendent à ce que l'économie ukrainienne connaisse une reprise dans un avenir proche.

Le président ukrainien a également rencontré le patriarche Bartholomée de Constantinople, qui a joué un rôle déterminant dans l'octroi de l'autocéphalie à l'Église orthodoxe ukrainienne. Cela a créé une certaine continuité avec les politiques du prédécesseur de Volodymyr Zelensky, Petro Porochenko – pour qui l'autocéphalie a été un succès majeur. S'appuyant sur l'héritage de l’ancien président ukrainien, Volodymyr Zelensky a promis au patriarche de Constantinople de protéger l'indépendance de l'église ukrainienne.

Cependant, il est peu probable que l'Ukraine et la Turquie deviennent des alliés proches pour la simple raison que le président turc entretient des liens trop étroits avec le principal ennemi géopolitique de Volodymyr Zelensky, le président russe Vladimir Poutine. En partie raison des fréquents voyages du président turc en Russie, des histoires d’une « relation amoureuse » avec Poutine abondent. Plus concrètement, la Turquie a récemment acheté des systèmes de défense aérienne S-400 russes et a contribué à la construction de TurkStream, un important gazoduc appartenant à la société énergétique russe Gazprom. Une fois achevé, le gazoduc traversera la mer Noire de la Russie à la Turquie, en contournant l'Ukraine. Ainsi, le président ukrainien s’est rendu à Ankara par crainte qu'une telle coopération n'affecte le désir de Recep Tayyip Erdogan de protéger l'intégrité territoriale ukrainienne.

Toutefois, il est peu probable que la Turquie modifie sa position sur la question car cela pourrait conduire à une rupture irréparable avec ses partenaires occidentaux. Malgré son achat du S-400, la Turquie fait toujours partie de l'OTAN. Il serait imprudent pour Ankara de compter sur ses relations avec Moscou. Comme l'a clairement montré la crise majeure entre les deux pays en 2015-2016 – qui a été suivie par la décision de la Turquie d'abattre un avion de guerre russe qui aurait pénétré dans son espace aérien depuis la Syrie – la relation turco-russe a longtemps été turbulente. Même s'ils ont rapidement résolu cette crise, et comme ma collègue Asli Aydintasbas l'a récemment fait remarquer, la Turquie et la Russie sont liées non pas par des liens institutionnels mais par un lien d'amitié fragile entre Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine.

La question des Tatars de Crimée complique également les relations turco-russes. Etant donné que qu’environ 7 millions de personnes d'origine tatare de Crimée vivent en Turquie (les estimations du nombre varient considérablement), le président turc se sent obligé de défendre ceux qui résident en Crimée. Outre la nécessité de faire appel à ce groupe d'électeurs turcs, il a de profondes raisons historiques de se méfier de Moscou sur cette question. Les guerres russo-ottomanes du XIXème siècle ont forcé les Tatars de Crimée à fuir en grand nombre vers le sud. Au XXe siècle, la police secrète soviétique a soumis les Tatars de Crimée à des déportations massives vers l'Asie centrale pendant deux jours en mars 1944.

Dans un récent entretien avec l'ECFR, le dirigeant du Mejlis, Refat Chubarov, a déclaré que 30 000 à 35 000 personnes, dont environ la moitié sont des Tatars de Crimée, ont quitté la Crimée depuis 2014. « C'est un désastre », a-t-il dit. De nombreux Tatars de Crimée veulent rester sur la péninsule mais ils y sont persécutés. Erdogan a récemment été heureux d'assumer le rôle de protecteur des peuples turcs à travers le monde. C'est pourquoi il souhaite coopérer avec l'Ukraine sur cette question, notamment en aidant l'importante population tatar du pays vivant au-delà de la Crimée.

Compte tenu de tous ces intérêts divergents, il n'est pas certain que la Russie tente de faire échouer les efforts de l'Ukraine pour améliorer ses relations avec la Turquie. Il n'y a pas eu de crise majeure à Moscou après la rencontre de Recep Tayyip Erdogan avec Volodymyr Zelensky. Néanmoins, il y a eu quelques plaintes de routine, comme en témoigne la déclaration du sénateur russe Vladimir Dzabarov selon laquelle la Crimée ne pourrait retourner en Ukraine que si la Russie cessait d'exister. Certaines voix en Russie et en Turquie ont soutenu que, si la Turquie voulait avoir un partenariat stratégique avec la Russie, elle devrait reconnaître la Crimée comme russe.

Etant donné qu’il est très peu probable que la Turquie aggrave la situation en imposant des sanctions à la Russie, le Kremlin tolérera probablement le statu quo d’Ankara. La Turquie évitera probablement d'investir massivement dans la reconstruction de Donbas, car elle sait que cela provoquerait la Russie. Malgré ces limites, les récents développements des relations turco-ukrainiennes sont importants, notamment parce qu'ils marquent une nouvelle étape dans le développement de l'Ukraine en tant qu'État indépendant. En commençant à tisser des liens avec son voisin du sud, l’Ukraine semble avoir commencé à dépasser sa préoccupation traditionnelle, celle d’une fracture entre l'Occident et la Russie.

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