L’imbroglio européen en Asie mineure

Tandis que la Russie et les Etats-Unis cherchent un consensus sur les lignes directrices à suivre en Syrie et sur l’accord nucléaire iranien, la constellation de puissances gravitant autour du casse-tête moyen-oriental est en train de changer.  

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Tandis que la Russie et les Etats-Unis cherchent un consensus sur les lignes directrices à suivre en Syrie et sur l’accord nucléaire iranien, la constellation de puissances gravitant autour du casse-tête moyen-oriental est en train de changer.  Il pourrait y avoir, parmi les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, un élan favorable au retour du consensus de Genève 2012 pour une transition des pouvoirs en Syrie, mais aujourd’hui un nouvel acteur trouble l’équation : Daech.

Les intérêts européens sont liés au sort de la Syrie de plusieurs manières. Le pays est en train de devenir l’une des priorités de l’agenda politique des puissances extérieures, et les acteurs de la politique étrangère de l’Union européenne (UE) doivent définir leurs propres enjeux et options. Cela est particulièrement vrai pour l’Allemagne,  seul Etat membre parmi les « trois grands » de l’UE qui ne soit pas engagé militairement dans la région. Le défi de la Syrie pourrait devenir une opportunité pour l’Allemagne de définir sa position par rapport à un intérêt européen bien défini.

Du point de vue de Berlin, l’Europe fait face à plusieurs dilemmes politiques, le premier traitant des  externalités immédiates de la guerre en Syrie, qui a fait des millions de réfugiés. Pour ces personnes déplacées, la situation à l’intérieur et à l’extérieur des camps s’est détériorée au fil du conflit, dont on ne voit toujours pas la fin. Les populations de ces camps n’ont aucune possibilité de travailler ou de résider légalement dans les pays voisins de la Syrie, et cela pousse les réfugiés à rejoindre l’Europe. Dans les conditions actuelles, la crise ne fera qu’empirer.

La politique controversée de l’UE sur la relocalisation des réfugiés s’écroulerait en un instant si l’Allemagne décidait d’arrêter d’accueillir un si grand nombre de personnes. L’accumulation de réfugiés surchargerait l’Autriche en l’espace de quelques jours, et ferait ensuite dérailler les politiques existantes dans les Balkans. La pression de l’Allemagne sur les autres Etats membres pour les faire intervenir accroîtrait les divisions politiques qui ont déjà été mises en évidences ces derniers mois. Les Européens doivent donc chercher à juguler le flux de réfugiés à sa source, en fournissant des solutions durables dans les pays et leurs alentours en situations de guerre et de déliquescence de l’Etat.

Pour ce faire, il faut résoudre le problème clé qu’est le sous-financement de l’ONU et des programmes d’aide internationale, en veillant à ce que tout engagement financier supplémentaire soit pris en charge par les Etats membres. Cela pourrait faire revenir à leurs niveaux antérieurs les services de bases fournis dans les camps de réfugiés, mais pas la perte de perspective et d’opportunités ressentie par leurs habitants. L’Europe ne peut pas rattraper son échec de ne pas avoir su mettre en œuvre une politique substantielle et visible d’aide humanitaire. Une autre possibilité serait que les Etats membres travaillent plus étroitement avec les pays accueillant la majorité des réfugiés. Une fois encore, l’Europe se penche sur cette question très tardivement, surtout en ce qui concerne le Liban et la Jordanie.

Avec la Turquie, le problème est plus profond. Aux yeux des responsables politiques de l’UE, la Turquie a abandonné le rôle qui était le sien en tant que pays candidat à l’adhésion à l’UE. De plus, elle demande à présent de la reconnaissance et de l’attention pour son importance géopolitique, économique et démographique. Aux yeux du gouvernement turc, l’Europe n’a pas tenu ses promesses et continue de nier les intérêts nationaux et les principaux problèmes de sécurités du pays. La confiance mutuelle est au plus bas parce que les Européens perçoivent la Turquie du président Erdogan comme s’éloignant des principes de démocratie libérale et d’Etat de droit, tandis que les leaders du Parti de la justice et du développement (AKP) suspectent que l’UE espère un « changement de régime » en Turquie. A court terme, cette multitude d’intérêts ne laisse pas de place à une approche commune de la question des réfugiés. Au contraire, la Turquie pourrait facilement ajouter aux problèmes de l’UE en inspirant ses deux millions de réfugiés à quitter le pays pour aller en Europe. Sur le long terme, un rapprochement nécessiterait un retour à la case départ pour les relations avec les dirigeants de l’AKP, un examen stratégique conjoint incluant des discussions sur l’adhésion de la Turquie à l’UE, et la volonté de l’Europe de soutenir la Turquie dans la rivalité géopolitique qui façonne le Moyen-Orient. Aucun de ces trois essentiels ne sera facilement accepté par les capitales européennes.

Le second dilemme découle de la nécessité de mettre fin au conflit en Syrie. Trois sanglantes années après l’accord de Genève des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (P5) qui a établi un plan de transition vers un « gouvernement d’unité » pour la Syrie, la position du régime d’Assad et de l’union d’origine des groupes d’opposition s’est sensiblement affaiblie. Plus important encore, Daech a changé la situation. Daech et les groupes islamistes radicaux forment à présent un troisième pilier dans la lutte de pouvoir entre le régime d’Assad et l’opposition, et sont hostiles à tous les autres joueurs, y compris les puissances du P5. Les chances de parvenir à la négociation d’une solution à la situation en Syrie n’ont pas augmentées ; au contraire, elles ont sensiblement diminué. Comme il l’était évident à Genève 2012, aucun chemin de négociation pour résoudre le conflit ne sera emprunté sans la pression et la participation des puissances extérieures. Cela conduit au choix difficile de soit accepter Daech à la table des négociations, soit d’éliminer ce groupe de la lutte pour le pouvoir. La plupart des acteurs intérieurs et extérieurs excluent la première possibilité, donc la vraie question est de savoir comment arriver à la deuxième.

Les pays européens sont impliqués dans une coalition internationale contre Daech menée en Irak par les Etats-Unis, et qui s’est étendue petit à petit jusqu’à la Syrie ; soit par la participation à des frappes aériennes, soit en soutenant des missions d’entrainement ou en fournissant des armes et du savoir-faire, comme le fait l’Allemagne avec les unités Peshmerga des Kurdes d’Irak. Aucun Etat membre de l’UE n’est en train de considérer envoyer des forces au sol afin de combattre Daech, mais la plupart partagent l’opinion qu’avoir des troupes sur le terrain deviendra une nécessité à un moment donné. Cela fait de l’armée d’Assad un atout indispensable à la lutte contre Daech. Cette armée est en train d’être renforcée et réapprovisionnée par la Russie, donc l’intérêt de Poutine à garder le régime d’Assad en place devra être satisfait. Cependant, une armée dominée par des Alaouites récupérant un territoire des mains d’extrémistes sunnites, et potentiellement flanquée d’une armée irakienne dominée par des chiites peut difficilement être considérée comme étant une solution. Cela compliquerait les choses si elle parvenait à être victorieuse.

Pour l’Europe, il y a deux problèmes complexes qui doivent être adressés en priorité. Premièrement, les acteurs européens clés doivent trouver un moyen de travailler avec la Russie. Cela pourrait impliquer de longues discussions de coordination, des actions communes, et même un soutien au rôle de la Russie au Moyen-Orient, tout en maintenant une position européenne constante et une politique sur l’Ukraine et sur l’implication de la Russie dans ce pays. Cela n’aide pas beaucoup que l’administration d’Obama fasse face au même dilemme. Proche de la fin de son mandat, cependant, Barack Obama pourrait vouloir passer à l’action malgré tout. Poutine serait intéressé par l’établissement d’un lien entre la coopération au Moyen-Orient et les confrontations à propos de la Syrie, ce que les dirigeants européens devraient soigneusement éviter. Deuxièmement, la seule autre armée sunnite qui pourrait sérieusement entacher la situation militaire appartient à l’armée turque. La Turquie résistera à toutes les tentatives d’instrumentaliser ses troupes et ce sujet ne peut être abordé tant que le désaccord Turcs-Kurdes continue. Les Européens devraient chercher à influencer la politique turque vis-à-vis des groupes Kurdes en Syrie et en Irak. Cela serait fait au mieux dans un contexte de retour au processus de paix entre Ankara et le PKK. La marge de manœuvre de l’Europe sur Ankara à ce propos est très faible, parce que l’UE a peu à offrir à la Turquie.

Les problèmes complexes qui défient la politique européenne ne s’arrêtent pas là. La désintégration de la Syrie pourrait déclencher de plus larges tendances révisionnistes dans la région. Les forces centrifuges qui affaiblissent l’Etat de l’Irak ont contribué à la montée de Daech et à la désintégration de la Syrie. La rupture violente des deux impacterait immédiatement sur la stabilité du Liban et de la Jordanie. Cela affecterait également les perspectives de sécurité pour Israël. L’Europe, et l’Allemagne en particulier, n’ont aucun intérêt à voir la carte politique du Moyen-Orient redessinée, mais ils doivent se préparer à faire face à un tel scénario. L’expérience récente dans la région indique que l’Etat en Syrie et en Irak resterait fragile même après l’élimination de Daech et une transition négociée vers un partage des pouvoirs pour la Syrie.

Les Européens montrent encore plus que les Etats-Unis ont un intérêt à s’engager en Iran au-delà des termes de l’accord nucléaire, car ils ont le sentiment que seuls les dividendes économiques et sociaux de l’accord maintiendront la motivation de l’Iran à se conformer pleinement à ces dispositions. La position stratégique de l’Iran est à la fois vulnérable et exposée. Le pays n’a pas un seul ami ou allié compétent dans la région. Au contraire, l’accord qu’il a passé avec les puissances extérieures a aggravé les suspicions de ses voisins et motive une série de tactiques de contrebalancement des pays du Golfe et de la Turquie. Du point de vue iranien, la bataille pour le contrôle de la Syrie et de l’Irak fait partie d’une lutte plus large encore qui prend source dans les divisions religieuses entre l’Islam sunnite et chiite pour minimiser ou mettre un terme à l’influence chiite iranienne dans le monde arabe.

L’Europe n’a pas clairement pris parti dans ce conflit, contrairement aux Etats-Unis, qui sont perçus comme pro-sunnites par Téhéran à cause de leur alliance avec l’Arabie Saoudite et les décennies passées à isoler l’Iran. Dans cette lutte, les dirigeants iraniens perçoivent les Etats-Unis comme soutenant la suprématie sunnite, à cause de leurs frappes militaires contre l’opposition chiite au Bahreïn et de l’engagement des forces saoudiennes et du Golfe au Yémen. A l’extérieur, l’Iran trouve du soutien auprès de la Chine et de la Russie, mais seule la Russie prend directement parti et protège les intérêts généraux des chiites – nonobstant la rivalité continue entre la Russie et l’Iran à propos du Caucase du Sud et de l’Asie centrale. Si l’Europe venait à s’engager avec l’Iran, elle aurait besoin d’accepter la légitimité des problèmes de sécurité iranien ainsi que son agenda pour les diverses communautés chiites. Il serait également important de développer une position non-tactique à propos des conflits religieux et d’amener à la table de discussion des idées proposant comment équilibrer les diversités ethno-religieuses.

Tout ce qui précède est lié au désir européen de résoudre le problème des réfugiés à la source, et pour ce faire il faut que les Etats européens fassent des choix en matière de politique étrangère auxquels mêmes les plus grands Etats membres ne sont pas préparés. Les événements actuels mettent en avant l’ampleur des divisions concernant le positionnement stratégique de l’Europe. La Russie et les Etats-Unis sont en train de passer à l’action. L’Europe, bien que directement concernée par le cours des événements, se laisse porter.

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