L’Europe a-t-elle un avenir numérique ?

Carla Hobbes et José Ignacio Torreblanca parlent du défi mais aussi de la nécessité que représente une coopération renforcée entre Etats européens au sujet du numérique.

Exercer son pouvoir dans le monde numérique et de l’internet n’est pas une idée réchauffée. Un environnement qui est intrinsèquement international, commercial et omniprésent dans les secteurs public et privé ne peut pas interagir facilement à des mécanismes politiques créés au niveau national ou multilatéral. C’est cette impossibilité d’appliquer des méthodes traditionnelles pour gouverner l'univers numérique qui a poussé les acteurs étatiques à se précipiter frénétiquement pour trouver le moyen de le comprendre et de le contrôler avec un succès variable.

Pourtant, l'ampleur de l'économie numérique, les implications de grande envergure de la sécurité du cyberespace et la possibilité que cette économie représente pour les acteurs étatiques et non étatiques de façonner l'agenda international, sont les facteurs qui font de l’économie digitale un succès de premier plan. Malheureusement, dans les trois domaines, l'UE est largement à la traîne. D’un seul coup d’œil, on peut voir que l'économie numérique est l'apanage des Etats-Unis et de l’Asie, que ce soit pour Internet (Google, Facebook et Amazon), pour la téléphonie mobile (Samsung, Apple) ou pour les sociétés de télécommunications (NTT et AT & T). Que cela soit dû à la nature déformée du marché numérique (une suppression de la concurrence due à une situation de monopole) ou à la surrèglementation européenne, l’économie numérique est un marché dans lequel l'Europe accumule un déficit géoéconomique.

En ce qui concerne la dimension de sécurité numérique, nous assistons à l'escalade de la militarisation du cyberespace provoquée par la militarisation d'un petit groupe d'Etats. Environ une douzaine est maintenant en possession de moyens avancés pour mener une cyberguerre et un autre groupe de 60 à 100 pays passe maintenant pour être en train de développer leurs capacités. La culture interconnectée permise par Internet accentue les problèmes de sécurité, exposant des infrastructures critiques et des données sensibles à des menaces asymétriques. Cette nature asymétrique dans ce genre d’infraction est plus facile et moins chère que la défense (qui à son tour aggrave le processus de militarisation). Par exemple, le gouvernement finlandais a découvert en 2013 qu’une cyber-attaque très sophistiquée était parvenue à extraire des informations de communications diplomatiques pendant une période de trois à quatre ans. Pourtant, face à ces dangers du numérique, l'UE manque de coordination vitale, en grande partie à cause de la réticence des Etats membres à échanger des renseignements. Dans le cas de la Finlande, le ministère des Affaires étrangères avait caché la violation de son réseau de données jusqu'à ce qu’une fuite dans les médias l’oblige à l’annoncer publiquement.

D'autres acteurs n’ont pas été aussi lents à réagir à la révolution numérique. Certains Etats, notamment la Russie et la Chine, font de plus en plus pression pour mettre en œuvre une souveraineté digitale. Alarmés par l'idéologie anarchique du libéralisme d’informations qui est au cœur d’une grande partie d’Internet, ces pays recherchent un modèle de gouvernance centré sur l'État. De manière révélatrice, aucun de ces deux Etats ne fait référence à la « cyber sécurité » ou aux « cyber-armes » mais plutôt à la « sécurité de l'information » et aux « armes de l'information ». Face à ces stratégies, on voit que l'Europe est dans l’expectative. Une approche commune est entravée non seulement par le refus que nous avons déjà évoqué des Etats membres mais par un niveau de numérisation extrêmement disparate au sein des Etats membres. Les bons élèves dans ce domaine sont les pays scandinaves aux côtés de l'Estonie (surnommée « E-stonie ») et leur développement numérique doit être pris pour modèle par les autres Etats membres si l'Europe souhaite maintenir Internet comme un marché d’idées ouvert et libre.

La Commission européenne est de manière certaine sur la bonne voie avec son Agenda numérique. Il vise à combler les lacunes de l'Europe en investissant dans des infrastructures de technologie de l'information, dans la création d'un marché unique du numérique et en améliorant la compréhension de la technologie numérique entre autres choses. Cela est sans aucun doute un pas dans la bonne direction et pour s’éloigner de l'inconscience passée des élites politiques européennes. Cependant il est essentiel que l'Europe adopte des moyens non conventionnels dans ce domaine très peu conventionnel. Une approche politique venant du haut de la pyramide et menée par les gouvernements ne sera pas suffisante. En réponse au phénomène internet qui brouille les frontières et limites traditionnelles, il y a besoin d’une réponse venant de la myriade de parties prenantes et caractérisée par un dialogue constant entre Etat et acteurs privés et publics. Ce modèle, actuellement mis au point pour la première fois par le Forum sur la gouvernance d'Internet, doit être imité au niveau européen avec la participation active de gouvernements informés.

L'Europe a besoin de mettre en commun ses ressources pour un effort unanime et ce rapidement. En effet l'histoire montre que les révolutions technologiques ont la capacité de faire ou défaire de grandes puissances. Les Mongols sont passés à côté de l'invention de la poudre, les Chinois ont été à la traîne de la première révolution industrielle et les Britanniques n’ont pas réussi à garder le rythme de la seconde. La « troisième révolution industrielle » – la révolution numérique – est déjà bien avancée et l'Europe ne peut pas se permettre de passer à côté.

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.