Lettre à Berlin: « From Ankara, with love/hate »

Parce que l’Allemagne a des racines profondes dans la société turque, c’est le pays européen le plus touché par les problèmes intérieurs de la Turquie. 

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Parce que l’Allemagne a des racines profondes dans la société turque, c’est le pays européen le plus touché par les problèmes intérieurs en Turquie.

Aucune autre relation en Europe n’est plus cruciale pour la Turquie que celle qui l’unie à l’Allemagne. Au cours de ces dernières décennies, Ankara a trouvé en Berlin un partenaire stable et franc. Les deux pays ont généralement poursuivi les mêmes objectifs au Moyen-Orient, au sein des organisations internationales comme l’OTAN, et il fut un temps où l’Allemagne soutenait avec ferveur le processus de réforme turc et l’adhésion du pays à l’Union européenne (UE). Cette relation était également magnifiée par le fait que l’Allemagne accueille la plus grande communauté d’expatriés turcs au monde, transformant l’amitié entre les deux pays en quelque chose de beaucoup plus fort qu’une simple transaction bilatérale.

En dépit de tout cela, la relation entre la Turquie et l’Allemagne a connu plusieurs déboires cette année, parallèlement aux difficultés intérieures auxquelles la Turquie doit faire face et qui mettent à mal ses relations avec l’Occident. Il y a tout juste un an, la chancelière allemande Angela Merkel et Ahmet Davutoglu, le Premier ministre turc germanophone de l’époque, étaient en charge de négocier l’accord UE-Turquie sur la gestion des réfugiés – un accord qui a fourni un ancrage entre Ankara et Bruxelles et a fait office d’une promesse de revitalisation du processus d’adhésion de la Turquie.

Un an plus tard, les relations de la Turquie avec l’UE sont en train de s’effondrer, le président turc Recep Tayyip Erdogan est surnommé le « Dictateur » dans la presse allemande, et les medias en Turquie – ou du moins ceux qui sont pro-gouvernement – accusent l’Allemagne d’« accueillir des terroristes », d’être une « amie du PKK », et d’œuvrer à l’affaiblissement de la Turquie. Tandis que Berlin exprime des inquiétudes vis-à-vis de la dégradation du respect des droits de l’homme dans le pays et de la forte répression visant la minorité kurde et les dissidents à la suite du coup d’Etat raté de juillet dernier, Ankara a réagi en durcissant le discours germanophobe dans ses medias d’extrême droite et en envoyant des messages politiques forts – tels que l’interdiction de l’accès des politiques allemands à la base aérienne d'Incirli pour une revue des troupes ou la tentative d’organiser des rassemblements pro-Erdogan à travers l’Allemagne.

En somme, l’Allemagne, qui fut un temps considéré comme le plus précieux allié de la Turquie en Europe, est devenu l’ultime « frère ennemi » – à la fois un ami et un ennemi, un allié indispensable mais détesté.

Il est difficile – mais essentiel – de séparer la cacophonie des opinions des faits lorsqu’on observe l’axe Ankara-Berlin. Le public turc se saisit d’évènements qui n’ont que peu de répercussions sur les affaires bilatérales mais qui en viennent à donner le ton dans la diplomatie publique. La semaine dernière, par exemple, Erdogan était contrarié du traitement d’une alliée proche par la police allemande – la vice-présidente du parlement turc qui avait perdu son passeport lors d’un voyage à Berlin. Ankara a riposté en rallongeant les fouilles de sécurité de quatre diplomates allemands qui s’apprêtaient à rentrer en Allemagne – de telle manière qu’ils ont manqué leur avion.

Cependant, ces démonstrations de force n’ont que de faibles conséquences politiques réelles. Les médias sont peut-être friands de ces incidents qui empoisonnent l’opinion publique, mais ils n’ont que peu d’impact sur l’essence de la coopération entre les deux Etats. Malgré l’obstacle récurrent que constitue le populisme germanophobe, les relations bilatérales sont toujours intactes.  Au bout du compte, l’Allemagne reste le partenaire principal d’Ankara pour établir une feuille de route – ou une potentielle sortie en douceur – concernant son difficile processus d’adhésion à l’UE. L’accord sur les migrants négocié par Angela Merkel tient toujours. L’Allemagne reste le principal marché d’exportation pour la Turquie. Et les troupes allemandes sont stationnées sur des bases turques pour leur combat contre Daech en Syrie et en Irak.

On peut aller jusqu’à dire qu’il est évident que cette dichotomie entre le public et la politique n’est pas prête de prendre fin – avec Ankara qui considère Berlin comme un partenaire de négociations de premier plan dans tout ce qui a trait à l’UE mais qui continue de fustiger le pays dans le discours public. A l’aube des élections allemandes et d’un référendum constitutionnel imminent pour renforcer les pouvoirs d’Erdogan, ce fossé est voué à se creuser. Comme cela a été le cas lors des dernières élections, les sujets anti-occidentaux et anti-européens vont être des thèmes clés dans la rhétorique de campagne du gouvernement. Mais la Turquie va hésiter à réellement mettre en péril sa relation avec l’Allemagne. Ankara est habitée par le sentiment que l’économie chancelante du pays ne peut se permettre de faire face à de nouvelles crises et qu’il faudra tôt ou tard faire appel au leadership allemand afin d’établir un meilleur plan d’action quant à la relation du pays avec l’Europe.

Mais en surface, les difficultés et aller-retours seront toujours de mise en 2017.

Il est difficile d’imaginer que les critiques de la presse et du gouvernement allemand à l’encontre de l’état des droits de l’homme en Turquie vont s’essouffler d’ici peu. La société turque reste polarisée et certains citoyens, malgré l’action des médias pro-gouvernementaux qui rendent difficile d’émettre toute critique, continuent de voir l’Allemagne comme un refuge en cette période politique complexe. Le nombre de demandeurs d’asile turcs, qui inclut les hauts fonctionnaires fuyant les purges post-putsch, a rapidement augmenté depuis cet été, et il a été reporté que Berlin se tenait prête à accueillir une nouvelle vague d’étudiants et d’universitaires turcs à la recherche d’un avenir dans les universités allemandes.

Cela ne revient qu’à exporter les névroses et divisions internes de la Turquie en Allemagne. Le pays lui-même deviendra un champ de bataille pour le référendum turc à venir, étant donné que les intentions de votes en faveur des changements proposés par Erdogan oscillent entre 45 et 48% et que le vote des partisans du Parti de la Justice et du Développement (AKP) basés en Allemagne sera crucial pour dépasser ce seuil. Avec ses circonscriptions électorales antagonistes et concurrentes composées par les turcs pro-AKP, les kurdes, les alaouites, et les militants laïcs, Berlin peut s’attendre à ressentir tout l’impact des élections turques de 2017 – et ce avant ses propres élections plus tard dans l’année et pendant lesquelles la Turquie sera à son tour un thème clé.

Parce que l’Allemagne a des racines plus profondes que n’importe quel autre pays européen dans la société turque, c’est le pays le plus touché par ses problèmes intérieurs et l’effritement des relations avec l’UE.

D’un point de vue philosophique, il y a un aspect positif à tout ça – à savoir que les deux pays sont si connectés qu’ils ne peuvent pas se permettre de juste abandonner leur relation. Malgré l’atmosphère toxique, les questions politiques, sociales, et économiques d’Ankara et Berlin restent intrinsèquement liées.

Dans une année d’insécurité mondiale, et avec les élections qui se préparent, la relation Turquie-Allemagne est plus importante que jamais pour la stabilité de la Turquie et sa place dans l’Occident. Mais avec les turbulences qui s’annoncent en 2017, peut-être que la seule chose que nous pouvons faire pour l’instant est d’attacher nos ceintures et d’espérer un atterrissage en douceur.  

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