Les indésirables

Analyse de Maria Lipman sur la nouvelle loi restreignant les libertés des ONG étrangères en Russie.

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Cette semaine, les deux chambres du Parlement russe ont approuvé une loi concernant les « organisations indésirables ». Selon cette nouvelle norme, un procureur peut juger toute organisation étrangère ou internationale « indésirable » si elle est considérée comme « une menace pour l'ordre constitutionnel, pour la défense et pour la sécurité de la Russie ».

Ces organisations indésirables et leurs bureaux seront interdits d'activité en Russie : les banques seront tenues de leur refuser tout service financier et les individus et organisations russes auront interdiction de coopérer avec eux. Dans le même temps, toute violation est passible d'amendes ou de peines de prison. Cette nouvelle loi, comme beaucoup d’autres normes anti-libérales et restrictives qui ont été introduites ces dernières années, a une formulation vague, ce qui permet une certaine latitude pour l’interpréter et l’appliquer de manière sélective. Cette loi ignore également la présomption d'innocence : le bureau du procureur, et non le tribunal, a la prérogative de désigner une organisation comme étant « indésirable ».

Ces dernières années, des organisations non-gouvernementales (ONG) étrangères ont subi des pressions au cas par cas et ont même été forcées de quitter la Russie. Par exemple, en 2002, l’organisation Peace Corps a été bannie du pays après y avoir travaillé pendant dix ans. De la même manière, en 2012, l'USAID a été chassée. Cependant, la différence avec cette nouvelle loi restrictive, est le fait qu'elle vise les organisations étrangères et internationales systématiquement, en tant que groupe. Le message au peuple russe est étrangement similaire à celui du temps de la fin de l’époque soviétique : traiter avec des étrangers est inopportun et peut être source de graves ennuis pour ceux qui défient cet avertissement.

La loi sur les organisations indésirables représente encore une autre étape vers la tolérance zéro de l'engagement autonome de la société civile et vers l'éradication de l'influence occidentale indésirable.

Ces mesures remontent à au moins une décennie. Après la Révolution orange en Ukraine en 2004-2005, la réglementation gouvernementale des activités des ONG ayant reçu des subventions étrangères avait été durcie, et les médias contrôlés par l'Etat russe avaient lancé une campagne de diffamation contre ces ONG. Le financement étranger, qu’il provienne de fondations publiques ou privées, avait été dépeint comme un outil utilisé par les forces occidentales « diaboliques »  pour espionner, déstabiliser des gouvernements indésirables, et/ou orchestrer un changement de régime. À ce stade, cependant, les mesures réellement prises s’étaient avérées être moins radicales que la rhétorique utilisée.

Depuis le retour du président russe Vladimir Poutine au Kremlin en 2012, et surtout au cours de cette dernière année, la répression des droits et libertés s’est considérablement intensifiée. Par exemple, à la suite de protestations de masse au début des années 2010, le Kremlin a rapidement durci la réglementation sur les rassemblements publics. Dans le même temps, la législation anti-extrémisme était devenue un instrument punitif utilisé contre les militants politiques et au sein de la société civile. Depuis cette période, les médias, dont les lignes éditoriales n’étaient pas dictées par une loyauté envers le gouvernement, ont subi des pressions de différents types. Dans certains cas, les rédacteurs rebelles ont été remplacés par des personnalités plus flexibles. Dans d'autres cas, TVRain, une chaîne du câble populaire de Moscou, a par exemple, vu ses câblo- opérateurs mettre fin à leurs contrats; les autorités gouvernementales ont révoqué la licence de radiodiffusion de TV-2, le meilleur réseau de télévision régionale de Russie, située dans la ville sibérienne de Tomsk; et certaines publications ont été privées de leurs recettes publicitaires, parmi d’autres tactiques.

Dans le but de protéger le peuple russe de toute ingérence étrangère, le gouvernement a interdit les adoptions étrangères d’orphelins russes, a terminé un programme d'échange universitaire américain pour les lycéens russes et a interdit à environ quatre millions de fonctionnaires de voyager à l'étranger. En outre, une initiative de « de-offshorisation » a privé les entreprises russes de la possibilité d'opérer dans des zones offshore ou d'utiliser des juridictions étrangères. Dans le même temps, les participations étrangères dans les médias russes ont été limitées à maximum 20%.

En 2013, le Kremlin a une fois de plus attaqué les ONG ayant reçu des subventions étrangères. Cette fois-ci, la campagne avait été plus dure et de plus grande ampleur : une nouvelle législation exigeait que, si les ONG en question avaient été engagées en politique, elles devaient se décrire elles-mêmes comme « agents étrangers ». La définition d’activité politique était tellement floue que la restriction pouvait s’appliquer à pratiquement tout type d'activisme civique. En outre, accepter l'étiquette d'agent étranger était insultant étant donné que cela signifie au fond « espion ». Les ONG ont donc catégoriquement refusé d'obéir à cette nouvelle loi.

L'année dernière, le gouvernement a davantage modifié la législation et a accordé au ministère de la Justice le pouvoir d'imposer l'étiquette d'agent étranger aux ONG, les obligeant à en faire mention sur leurs publications et autres documentations. Tout refus de se plier à cette obligation est un crime qui peut conduire à des amendes ou à la fermeture de l'organisation. Certaines des organisations qui ont été étiquetées comme telles ont depuis refusé les dons étrangers, mais cela n’efface pas l'appellation, ce qui en soi repousse les donateurs nationaux. En conséquence, ces organisations sont peut-être condamnées.

Environ soixante bénéficiaires de subventions étrangères (même si ces subventions représentaient seulement une petite fraction de leur financement) ont déjà été mis sur la liste d’agents étrangers – chacun d'eux, qu’ils se spécialisent dans les droits humains, la protection de l'environnement ou les droits des consommateurs, ou l’assistance juridique, ont été «exposé» comme étant engagés politiquement. Un certain nombre d'autres organisations attendent d'être mises sur la liste dans un proche avenir.

En avril 2015, Transparency International (TI) Russie, une organisation internationale anti-corruption, a été étiquetée comme un agent étranger parce que son « activité vis[ait] à interférer avec la politique anti-corruption du gouvernement en faisant pression pour le compte de ses propres idées sur la façon dont la politique du gouvernement devrait être modifiée ». En résumé, TI, tout comme le gouvernement russe, cherchait à lutter contre la corruption, mais, en tant que bénéficiaire de fonds étrangers, elle a été prononcée suspecte et indésirable.

Maintenant qu'elle a été lancée, la campagne contre les ONG qui reçoivent des fonds étrangers ne peut pas être arrêtée : pour les fonctionnaires de police et les loyalistes, « exposer » un agent étranger est un moyen de prouver sa loyauté et son zèle. Ce même désir de se distinguer et de prouver leur utilité au Kremlin pousse les législateurs à introduire de nouvelles lois répressives. Par conséquent, la nouvelle norme sur les organisations indésirables offre désormais un cadre pour pouvoir chasser les acteurs étrangers et internationaux et pour pouvoir intimider et harceler les Russes qui coopèrent avec eux. Selon une influente militante russe des droits de l'homme, Tanya Lokchina de Human Rights Watch, ces Russes sont une cible privilégiée : « Bien que son objectif officiel soit de protéger la sécurité de l'Etat d'une intrusion des organisations internationales et étrangères », écrit-elle, « la nouvelle loi portera un coup à la société civile russe, en la maintenant isolée, en coupant les ponts avec l’international, et de facto en précipitant dans le vide ceux qui critiquent le gouvernement ».

Il n'y a aucun moyen pour une organisation ou un individu de se protéger contre l'assaut du gouvernement – tous sont complètement vulnérables. Pendant ce temps, le grand public est indifférent, au mieux, et les tentatives de faire appel devant les tribunaux débouchent sur des décisions judiciaires guidées par la loyauté envers le Kremlin.

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