L’élection « WhatsApp » : Les « fake news » défient la démocratie

Les élections générales en Inde sont une étape importante dans la lutte contre les « fake news ». Mais, dans l'atmosphère instable de cette campagne est-il trop tard pour éviter d'autres violences alimentées par les médias sociaux ?

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Les élections générales en Inde sont une étape importante dans la lutte contre les « fake news ». Mais, dans l'atmosphère instable de cette campagne est-il trop tard pour éviter d'autres violences alimentées par les médias sociaux ?

Ces deux dernières années, des rumeurs répandues sur les médias sociaux en Inde ont entraîné la mort de 31 personnes et des attaques contre de nombreuses autres. Et de nouvelles recherches sur l’influence des médias sociaux dans le pays confirment que le nationalisme indien est une force motrice derrière cette diffusion de « fake news ». Durant les cinq semaines d'élections générales très disputées qui se déroulent actuellement dans la plus grande démocratie du monde, les effets produits par les nouvelles technologies et les tensions politiques pourraient se combiner et produire une violence encore plus meurtrière. En conséquence, les entreprises de technologie et les médias traditionnels ont commencé à prendre des mesures pour, au moins, essayer de contrer la circulation rapide de la désinformation par des canaux tels que WhatsApp. La façon dont les principaux acteurs indiens traiteront la question au cours du mois prochain pourrait contenir des enseignements précieux non seulement pour l'avenir de la politique indienne, mais aussi pour la politique en Europe et ailleurs.

Les médias sociaux ont déjà eu un impact sur la politique indienne auparavant, lors de la dernière élection générale en 2014, lorsque Narendra Modi et le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou au pouvoir, sont devenus les premiers acteurs politiques majeurs du pays à vraiment prendre la mesure de la puissance et de l’influence des médias sociaux et à les mettre au service d’une campagne tout aussi puissante. Cette fois-ci, la scène politique est fortement polarisée, et le résultat lui-même sera le verdict des Indiens après cinq années de règne nationaliste. Et, malgré une campagne axée sur la bonne gouvernance – un choix délibéré de N. Modi pour tenter de faire oublier une partie du fracas de la campagne – les observateurs des élections notent que « la polarisation hindouiste-musulmane est également au cœur de la stratégie électorale du BJP ».

Il semblerait en effet que les médias sociaux soient déjà devenus un vecteur de diffusion de discours haineux et de violence : un ancien militant du BJP a déclaré que certains groupes WhatsApp ont été créés par castes ou religions, par le parti, et qu'ils sont utilisés pour renforcer les préjugés préexistants entre communautés, incitant de fait à la haine.

Ces dernières années, les rumeurs sur les médias sociaux en Inde ont conduit à près de 300 lynchages, attaques et assassinats ciblés. « Les rumeurs alimentent les craintes et les soupçons mutuels entre les membres des différents groupes », note Indrajit Roy de l'Université de York, et émanent de racines préexistantes de violence sociale. L'ascension des médias sociaux indiens s'inscrit bien, malheureusement dans la définition de la manipulation de l'information comme « la diffusion intentionnelle et massive de nouvelles fausses ou biaisées à des fins politiques hostiles », telle qu'identifiée dans un récent rapport publié par le gouvernement français, dans cette définition.

Ce vote est donc destiné à être une élection « WhatsApp », sans précédent. WhatsApp compte 230 millions d'utilisateurs indiens et un rapport du Centre for the Study of Developing Societies indique qu'un sixième des utilisateurs indiens de l'application sont membres d'un des groupes créés par les partis politiques. Comme dans le reste du monde, ces groupes extrêmement actifs étaient limités à 256 membres. En réaction à la violence déclenchée par les rumeurs, WhatsApp a décidé de limiter le nombre de conversations pouvant être transférées de 256 utilisateurs à seulement cinq, limitant ainsi le flux de (fausses) informations sur le réseau social. Ce système a été introduit en Inde six mois avant d’être mis en place dans le reste du monde.

Facebook et Twitter se sont également engagés à contrer le flot de désinformation en Inde et à relayer des informations vérifiées par les efforts des journalistes, des experts et des sites Web de vérification des faits tels que Boom. Mais il est impossible de reproduire cet effort avec WhatsApp en raison de la confidentialité et du cryptage des messages – une caractéristique que ses créateurs ont l'intention de préserver.

Le BJP a créé certains groupes WhatsApp par castes ou religions.

La question est tellement préoccupante que le Washington Post, dans une tentative de contrer la diffusion de fausses informations, a lancé ce mois-ci une chaîne WhatsApp où leurs correspondants sur place partagent régulièrement des informations sur les élections. Les abonnés peuvent également s'adresser directement aux deux journalistes. Il s'agit d'une réplique d'un exercice que ce journal a mené pour les élections allemandes de 2017 et, plus tard, sur l'avenir de l'Union européenne. WhatsApp a relevé le défi en offrant à ses utilisateurs en Inde une nouvelle ligne de signalement où ils peuvent envoyer toute information ou documentation qu'ils souhaitent voir vérifier. Une réponse sera fournie aux utilisateurs sur la nature des informations envoyées par un « centre de vérification ».

A quatre semaines du vote, il n'est toujours pas clair si WhatsApp aura un effet néfaste sur les résultats des élections. Le récent conflit entre l'Inde et le Pakistan au sujet du Cachemire jouera également un rôle important – et a été un autre sujet viral et objet de désinformation, alimentant également les craintes et jouant sur une forte identité nationaliste.

C'est au moins un signe positif que la société civile relève le défi de la désinformation. Toutefois, les dirigeants politiques et leurs partis doivent également prendre leur part du fardeau en s’engageant à ne pas diffuser délibérément du contenu trompeur et en rappelant à l’ordre leurs partisans lorsqu'ils le font. Dans le cas de l'Inde, les GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon – ont subi des pressions de la part du gouvernement après avoir été accusés d'avoir permis des cas de violence. Les quatre grands ont donc réussi à être partie prenante dans ce combat : probablement en raison du marché vertigineux que représente l'Inde.

Les démocraties européennes sont elles aussi aux prises des conséquences de la désinformation alimentée par les médias sociaux, or, il manque toujours une réponse politique et des actions déterminantes pour contrecarrer l'effet des mensonges relayés via ces média sociaux. L'Europe pourrait s’inspirer du paradigme indien pour convaincre les GAFA de se montrer responsables.

 

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