Le soft power russe en Arménie: ni doux, ni puissant

Richard Giragosian nous explique pourquoi l'action de la Russie en Arménie ne relève pas du soft power russe et les frustrations que cela engendre chez les Arméniens

Durant la majeure partie de l’existence de l’Union soviétique, on a pu observer une constante réaffirmation de la puissance russe et de son influence.Concernant de nombreux pays du soi-disant « étranger proche », cette résurgence de la Russie combine à la fois des éléments traditionnels du « hard power », en employant la force et en faisant directement pression sur les « pays cibles », et du soft power tactique, visant à ébranler et à accabler toute forme de résistance.

Plus récemment, la posture adoptée par la Russie, fondée sur une plus grande dépendance aux outils de soft power, a suscité plus d’inquiétudes. Mais dans le cas de l’Arménie, un partenaire de la Russie normalement de confiance, les limites de la puissance russe se sont amplement manifestées. Et, plus significatif encore, ceci a permis de montrer qu’en Arménie, le soft power russe n’est ni doux, ni très puissant.

Dans une perspective plus large, l’efficacité du soft power russe est intrinsèquement limitée par trois facteurs distincts. Tout d’abord, de par sa propre nature, il n’y a que peu de véritable intérêt ou attraction de la part des pays de l’ex Union soviétique. Beaucoup, si ce n’est la totalité, de ces pays cherchent simplement à gérer la menace que représente pour eux une résurgence de la Russie. Cela est encore plus vrai pour les Etats autoritaires pour qui apaiser Moscou est une question de survie du régime. Dans le combat des idées et des idéaux, la Russie n’offre que très peu en matière de valeurs. Au contraire, la posture adoptée par la Russie est faite de menaces et de coercition, contrastant ici fortement avec les idéaux occidentaux ou européens d’attractivité et de séduction, fondés sur des valeurs de pluralisme politique et d’opportunités favorisant la prospérité économique.

Dans ce contexte, il est également clair que la position de la Russie est une position de faiblesse, et non pas de force, et que celle-ci est rapidement en train de montrer des signes d’une dangereuse sur-extension. Ces faiblesses fondamentalement inhérentes du soft power russe, proclamé mais souvent exagéré, sont les plus évidentes en Arménie.

Concernant l’approche adoptée par la Russie vis-à-vis de l’Arménie, l’Etat russe a majoritairement utilisé les outils du hard power en exploitant l’insécurité militaire arménienne liée au conflit non-résolu du Haut-Karabagh avec l’Azerbaïdjan et en manipulant la sécurité économique du pays. De toute évidence, le conflit du Karabakh reste l’instrument le plus simple à disposition de la Russie pour faire pression à la fois sur l’Arménie et sur l’Azerbaïdjan. L’Arménie est, en effet, un bénéficiaire enthousiaste des promesses de sécurité et des armes à prix réduit russes et Moscou reste le premier fournisseur d’armes en Azerbaïdjan.

Un autre moyen pour la Russie de faire pression sur l’Arménie a également été l’importance donnée à la sécurité économique, ce qui est, encore une fois, plus une diversification du hard power russe qu’un élément de son soft power. Ceci s’est manifesté par l’acquisition constante de plusieurs secteurs essentiels de l’économie arménienne. Afin de parvenir à cet objectif, la Russie s’est attachée à s’assurer une position dominante dans la propriété ou le contrôle des secteurs de l’énergie et des télécommunications, tout comme au niveau du réseau ferré et de l’industrie minière.

En outre, en tant que partenaire clé en matière de sécurité, l’Arménie permet à la Russie de maintenir une présence vitale dans le Caucase du Sud et est également le seul pays de la région à accueillir une base militaire russe sur son territoire et à être membre à la fois de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigé par la Russie et de l’Union économique eurasiatique. Pourtant, malgré ce lien en matière de sécurité, où l’accent est, évidemment, mis, de manière relativement unilatérale, sur le hard power, on assiste à une nouvelle crise dans les relations russo-arméniennes.

Dans ce qui est devenu une importante « crise de confiance », les relations russo-arméniennes ont été remises en cause. Il ne s’agit, toutefois, pas d’une remise en cause de la relation en elle-même, mais celle-ci se fait plutôt à travers l’émergence de nouvelles questions sur l’asymétrie et le manque d’équilibre dans la relation entre les deux Etats. Après des années de dépendance croissante vis-à-vis de la Russie, couplée à une hypothèque constante de la souveraineté et de l’indépendance arménienne, un nouveau sentiment de frustration profonde par rapport à l’arrogance russe est apparu en Arménie. Pour beaucoup d’arméniens, Moscou considère l’Arménie comme acquise, un sentiment qui n’a été qu’exacerbé par les récentes ventes d’armes russes au rival azerbaïdjanais.

Cette crise dans les relations russo-arméniennes a été la plus évidente au début de l’année, lorsqu’un conscrit russe sans scrupules, initialement stationné à la base russe d’Arménie, a déserté et assassiné toute une famille arménienne. Bien que la tragédie ait été un incident clairement isolé, ainsi que l’acte d’un seul individu dérangé, la mauvaise gestion de l’incident a déclenché un profond sentiment d’indignation dans le pays. Aucun des deux gouvernements, arménien ou russe, n’ont été en mesure de gérer la crise, engendrant des rassemblements spontanés et des manifestations qui ont même pris d’assaut la base russe du pays et assiégé le consulat russe. 

Au-delà de l'absence de réponse à la crise, l’assassinat de cette famille arménienne a eu des conséquences d’autant plus explosives qu’il s’agissait du troisième incident de ce genre dû à la violence et au manque de discipline des troupes russes stationnées en Arménie.

La crise s’est alors intensifiée passant d’un  problème temporaire à une tendance profonde des relations entre les deux pays. Cette escalade a été rendue évidente par une vague de dissidence en Arménie, caractérisée par une semaine de protestations croissantes durant laquelle des milliers de jeunes gens investis, les manifestations dépassant parfois les 10 000 participants, ont affronté un gouvernement arménien assiégé. Cette confrontation a finalement obligé le gouvernement à faire une concession importante au niveau de sa décision d’augmenter les prix de l’électricité.

Cette augmentation prévue des prix de l'électricité, qui aurait constitué une troisième augmentation des prix en deux ans, a été l’élément déclencheur de la vague de protestations. Plus particulièrement, cette dernière tentative d’augmenter les prix de l’électricité a été la conséquence d’une demande faite par le monopole contrôlant le réseau de distribution d’électricité du pays, lui-même détenu par la Russie. Cette ingérence a alimenté la perception qu’ont les Arméniens d’un gouvernement faible et excessivement docile complétement subordonné à Moscou.

A la suite des protestations publiques, qui se sont largement terminées après le retrait tactique prudemment orchestré par les activistes à l’origine du mouvement, la crise de confiance entre l’Arménie et la Russie est, toutefois, restée irrésolue.

Cependant, ce qui est le plus intéressant dans le cas de l’Arménie n’est pas la dépendance de la Russie vis-à-vis des outils du hard power ou encore l’accent mis sur la sécurité comme moyen de garantir l’asservissement du pays mais, au contraire, l’absence d’un véritable soft power russe. Cela s’explique par la confiance qu’a la Russie dans la fiabilité d’un gouvernement arménien soumis, qui encourage Moscou à ne voir que peu d’intérêts à s’engager directement dans la vie politique quotidienne ou encore à contrôler les médias.

Toutefois, c’est précisément cette absence de soft power russe qui exacerbe la crise dans les relations entre les deux Etats et qui tend à confirmer l’impression selon laquelle Moscou considère la soumission de l’Arménie comme acquise. Et c’est également cette arrogance russe qui sera, sur le long terme, le facteur le plus contre-productif et le plus dangereux de la faiblesse de la position russe en Arménie.

 

Richard Giragosian est le directeur du Centre d'études régionales (RSC) en Arménie.

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