Le soft power russe en action : la frontière vague d’Ossétie du Sud

Tornike Sharashenidze nous présente le caractère démoralisateur et déroutant du soft power russe en prenant l'exemple de la frontière géorgienne.

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« Les relations russo-géorgiennes ont récemment connu une amélioration – de 1,5 km » selon la dernière blague géorgienne. Cela fait suite à la mise en place de nouvelles indications au sujet de la « frontière » en Ossétie du Sud par la Russie, qui la repousse ainsi de plusieurs centaines de mètres plus loin en territoire géorgien. A présent, une partie de l'oléoduc Bakou-Soupsa exploité par BP se trouve en territoire sous contrôle russe et la « frontière » s’est encore rapprochée davantage de la seule autoroute reliant Tbilissi à la Géorgie de l’ouest.

Le déplacement de la « frontière » plus en avant dans le territoire sous contrôle géorgien a été initié peu de temps après les élections de 2012 qui ont fait accédé la coalition Rêve géorgien au pouvoir. « Améliorer les relations avec la Russie » était l'une des promesses électorales de Rêve géorgien. Cela avait certainement un sens : non seulement les géorgiens ordinaires mais aussi les partenaires occidentaux de la Géorgie désiraient plus de prévisibilité et moins de tension dans les relations russo-géorgiennes. En outre, de nombreux Géorgiens pensaient que la réouverture du marché russe stimulerait l'économie.

Rêve géorgien s’est alors mis au travail. Immédiatement après les élections, des dizaines d'individus suspects accusés d'espionnage contre la Géorgie ont été libérés de prison en vertu d'une amnistie générale qui concernait aussi d'autres détenus comme les « prisonniers politiques ». Le fait qu’au moins une partie de ces « prisonniers politiques » était en réalité des espions russes faisait l’objet d’une entente tacite mais pour améliorer les relations avec la Russie, c’était un prix que les nouvelles autorités géorgiennes étaient prêtes à payer. En fait, peu de temps après les élections, le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov avait déclaré que la Russie attendait des nouvelles autorités géorgiennes qu’elles libèrent les citoyens russes « détenus en prison de façon injuste par le régime de Mikhail Saakachvili ».

Le nouveau pouvoir géorgien a manifesté d’une autre façon sa bonne volonté après les élections de 2012 lorsque les chaînes de télévision russes ont été autorisées à reprendre leur diffusion en Géorgie. De plus, un autre geste a suivi quand il a été décidé d'envoyer une équipe aux Jeux Olympiques d'hiver de Sotchi en 2014. Ce geste a offensé un certain nombre de géorgiens, d'autant plus que les russes avaient déjà commencé à déplacer la « frontière » à l’intérieur du territoire sous contrôle géorgien, ce qui avait eu pour effet de forcer les civils à abandonner leurs maisons et leurs moyens de subsistance. Le gouvernement avait assuré aux mécontents que ce geste de bonne volonté aurait un impact et sous entendu que Moscou rendrait l’appareil.

Suite à la réintroduction d'une présence russe à la télévision géorgienne, des sources médiatiques de langue géorgienne sont apparues et elles décrivaient l'Occident comme le paradis des francs-maçons et des « pervers sexuels » bien décidés à détruire les valeurs géorgiennes. Parallèlement, la Russie était dépeinte comme une nation orthodoxe sœur luttant contre l'impérialisme occidental et protégeant sa sœur cadette géorgienne. « Saakachvili et ses maîtres américains » étaient désignés comme responsables de la guerre de 2008 et les anciens « prisonniers politiques » donnaient des interviews et animaient même des talk-shows. Les opposants étaient dénoncés soit comme étant des « partisans du régime Saakachvili » ou comme des « partisans du mariage homosexuel ». De plus, pendant les jeux de Sotchi, la Russie avait en effet réouvert son marché aux produits géorgiens et avait même cessé de déplacer la « frontière » plus en avant dans le territoire sous contrôle géorgien. Cependant, dès que les Jeux Olympiques furent finis, les Russes ont tout simplement recommencé.

Ces deux exemples montrent la façon dont le soft power russe est utilisé en Russie. Il existe deux trames narratives en jeu dans cette situation. L'une est ouvertement pro-russe et anti-occidentale, contenue dans les nouveaux médias partisans de langue géorgienne. L'autre est plus subtile, bien que tout aussi pro-russe. Les Russes cultivent l'idée selon laquelle l'Occident a peur de la Russie. Selon ce paradigme, la Géorgie se doit d’être soumise et neutre : les Etats-Unis sont trop loin et trop craintifs pour protéger la Géorgie si les russes se décidaient à l’attaquer.

Cette problématique est au cœur de la question concernant le déplacement de la « frontière » d'Ossétie du Sud. Les Russes – comme pour prouver ce récit de la faiblesse occidentale – font avancer cette « frontière » dans le territoire sous contrôle géorgien et ni la Géorgie, ni l'Occident ne peut rien y faire. Même si l'Occident peut protester et « faire part de son inquiétude » au sujet de ces incursions, le fait que personne ne viendra à la rescousse de la Géorgie si la Russie attaquait pour de bon est rendu clair.

Cela explique aussi pourquoi les incursions ont uniquement commencé après que la Géorgie s’est ouverte d’elle-même à la Russie après les élections de 2012. Lorsque la Géorgie était inatteignable pour les sources russes, de telles incursions comportaient un prix à payer : cela provoquait des dénonciations lors de rassemblements contre la Russie à travers la Géorgie et donnait de nouveaux arguments à M. Saakachvili dans sa croisade contre la Russie.

Cependant, le soft power russe a à présent l’effet de désorienter et de démoraliser plutôt que de galvaniser une quelconque opposition. En conséquence, Moscou n’envisage aucune réponse géorgienne ferme ou coordonnée. En effet, le ministère russe des Affaires étrangères a été à la fois surpris et furieux quand un groupe de journalistes géorgiens a visité la « frontière » et fait déplacer le « poste frontière d'Ossétie du Sud » nouvellement érigé. Le ministère pensait peut-être qu'il n'y avait plus une seule personne pour protester en Géorgie.

 

Tornike Sharashenidze est professeur et directeur du master d’affaires internationales à l’Institut géorgien d’affaires publiques (GIPA) au sein duquel il donne des cours d’histoire et de diplomatie.

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