Le triangle Zelensky-Loukachenko-Tsikhanovskaïa : Comprendre les relations de l’Ukraine avec l’opposition biélorusse

Malgré leurs objectifs communs, les autorités ukrainiennes ont montré peu d’intérêt à coopérer avec l’opposition biélorusse. En tant qu’alliée des deux parties, l’UE peut faciliter un dialogue et leur compréhension mutuelle.

La cheffe de l’opposition biélorusse Svetlana Tsikhanovskaïa participe à une manifestation de soutien à l’Ukraine, dans le contexte de l’invasion russe, à Londres, Grande-Bretagne, le 9 mars 2022
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Le 24 février 2022, quelques heures après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le leader de l’opposition biélorusse, Svetlana Tsikhanovskaïa, a publié une déclaration d’urgence : « Chers Ukrainiens, au nom de notre pays, j’exprime ma solidarité et mon soutien, et au nom des Biélorusses, je voudrais dire : nous avons honte que le territoire de notre pays soit utilisé dans cette guerre. Et nous sommes prêts à faire tout faire pour arrêter les agresseurs et cette catastrophe. » Mme Tsikhanovskaïa a investi son capital politique dans le soutien à l’Ukraine, tandis qu’Alexandre Loukachenko a pleinement soutenu l’agression de Poutine et menacé Kiev d’un second front. Cependant, l’Ukraine a complètement ignoré l’opposition démocratique biélorusse et s’est montrée prudente dans son opposition à Alexandre Loukachenko. La complexité des relations dans le triangle Zelensky-Loukachenko-Tsikhanovskaïa montre l’influence du régime biélorusse sur l’Ukraine.

Des dizaines de milliers de Biélorusses à l’intérieur du pays et en exil forcé ont participé aux manifestations contre la guerre après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’équipe de Tsikhanovskaïa a annoncé une mobilisation anti-guerre des Biélorusses et a publié un plan national pour résister à l’agresseur et montrer le soutien des Biélorruses à l’Ukraine malgré les actions illégales du gouvernement biélorusse. Le plan comprend des appels à saboter les équipements militaires russes stationnés en Biélorussie, à ralentir l’avancée de la Russie et à paralyser les infrastructures de la Biélorussie utilisées par l’armée russe. Mme Tsikhanovskaïa a appelé à la formation d’un corps de volontaires biélorusses pour lutter aux côtés de l’Ukraine, servir en tant que médecins ou de logisticiens et fournir d’autres formes d’assistance au pays. Elle a également annoncé une collecte nationale de dons.

Une résistance partisane s’est développée en Biélorussie au cours des premiers mois de la guerre. Ses membres ont mené une « bataille du rail », bloquant la circulation des trains acheminant du matériel militaire, incendiant des équipements électriques et piratant les systèmes de contrôle du trafic ferroviaire. Leurs actions ont ralenti l’avancée des troupes russes, qui ont été contraintes à changer de méthode pour acheminer leur matériel. En mars, un bataillon de volontaires de l’opposition biélorusse, « Kalinowski », a rejoint l’armée ukrainienne. Ce bataillon s’est ensuite transformé en régiment, qui a participé à la défense de Bucha, à la libération de Kherson et d’Irpine, et qui défend actuellement Bakhmout. Kiev a rendu hommage au régiment Kalinowski et a décoré certains de ses membres du titre de « Héros de l’Ukraine ». En février 2023, la résistance anti-guerre biélorusse a revendiqué une attaque contre un avion russe A-50 de détection et de commandement, qui était stationné en Biélorussie et utilisé par la Russie lors de raids aériens sur les infrastructures et les villes ukrainiennes.

Et pourtant, les autorités ukrainiennes ne semblent pas intéressées par une coopération avec l’opposition politique biélorusse. Le conseiller du chef du cabinet présidentiel ukrainien, Mykhailo Podolyak, a confirmé que les dirigeants ukrainiens « ne voient pas l’intérêt de développer des relations, parce qu’ils ne voient pas d’activité anti-guerre claire » de la part de l’opposition démocratique de la Biélorussie. Cette ignorance délibérée s’est parfois transformée en opposition. Par exemple, Mme Tsikhanovskaïa devait s’exprimer aux côtés des présidents polonais et lituanien lors d’une cérémonie organisée à Varsovie à l’occasion de l’anniversaire de l’insurrection de janvier de 1863, mais la partie ukrainienne s’est opposée à son discours et les organisateurs ont été contraints de l’annuler.

De plus, les autorités ukrainiennes semblent minimiser la responsabilité d’Alexandre Loukachenko dans la guerre. En janvier, le chef adjoint de l’agence de renseignement militaire ukrainienne a déclaré que la situation était difficile pour M. Loukachenko car « il est l’une des cibles de la Russie » et qu’il faisait de son mieux pour ne pas participer à la guerre malgré les pressions du Kremlin. En outre, l’Union européenne n’a pas étendu à la Biélorussie les trois derniers volets de sanctions, contrairement à ce qu’elle avait promis. Selon le correspondant de Radio Liberty, Rikard Jozwiak, l’Ukraine a demandé à l’UE de ne pas étendre les sanctions au régime de Loukachenko, bien que le ministère ukrainien des affaires étrangères ait démenti cette information. Une situation paradoxale se dessine : l’Ukraine plaide officiellement pour l’introduction de sanctions en matière de visas à l’encontre des Biélorusses, dont 97 % rejettent l’idée de rejoindre la Russie dans la guerre, alors qu’elle tenterait officieusement de protéger le régime biélorusse – qui aide activement la Russie à occuper les territoires ukrainiens et à tuer des civils – contre les sanctions.

À bien des égards, la position ambiguë des autorités ukrainiennes vers l’opposition biélorusse et le régime de Loukachenko est pragmatique : les forces démocratiques biélorusses et le peuple biélorusse sont trop faibles pour changer le régime en place en Biélorussie et ne sont pas en mesure de fournir du matériel militaire à l’Ukraine. Toutefois, Kiev pourrait également être limité par l’énorme influence que le gouvernement biélorusse exerce sur l’Ukraine. Alexandre Loukachenko contrôle l’armée biélorusse et a menacé à plusieurs reprises de l’envoyer en Ukraine. Étant donné que le dernier bombardement de l’Ukraine depuis le territoire biélorusse a eu lieu il y a près de six mois, le 6 octobre 2022, il se peut que Loukachenko et l’Ukraine aient conclu un accord, oral ou tacite, mutuellement bénéfique pour ne pas franchir leurs lignes rouges respectives.

Kiev pourrait également préserver ses relations avec la Biélorussie pour des raisons humanitaires. Malgré l’implication de Minsk dans l’agression généralisée de la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie entretiennent officiellement des relations diplomatiques : l’Ukraine a toujours un ambassadeur en Biélorussie et probablement d’autres lignes de communication avec le régime de Loukachenko. Alors que l’Ukraine a officiellement fermé, de jure, la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie, le poste de contrôle de Mokrani-Domanove reste ouvert de facto. Ce poste de contrôle est l’un des rares itinéraires que les Ukrainiens des territoires occupés peuvent emprunter pour se rendre dans les territoires contrôlés par l’Ukraine.

La réticence de l’Ukraine à condamner la Biélorussie n’est pas nouvelle. Les relations entre A. Loukachenko et l’Ukraine, comme celles entre la Biélorussie et la plupart des pays européens, se sont tendues après les élections de 2020 en Biélorussie – reconnues non démocratiques par le parlement ukrainien. Toutefois, le gouvernement ukrainien a fait preuve de plus de retenue que ses partenaires de l’UE. Malgré les sanctions internationales imposées en Biélorussie, les affaires entre l’Ukraine et la Biélorussie ont prospéré en 2021. Kiev espérait probablement protéger ses propres intérêts économiques et empêcher la Biélorussie de se ranger ouvertement du côté de la Russie pour attaquer l’Ukraine. Au cours des premières semaines de la guerre, certains élus ukrainiens et habitants des régions en question ont publiquement affirmé que des troupes biélorusses avaient franchi la frontière pour pénétrer dans les régions de Tchernihiv et de Kiev, alors occupées par la Russie, mais ces accusations n’ont jamais été officiellement confirmées ces parties ou par les services de renseignement étrangers.

Alors que l’opposition démocratique biélorusse et l’administration Zelensky poursuivent le même objectif – la défaite de la Russie, la libération totale de l’Ukraine et la restauration de la souveraineté de la Biélorussie – leur coopération bilatérale est limitée par l’influence d’Alexandre Loukachenko sur l’Ukraine et par l’insuffisance de moyens économiques et du pouvoir de l’opposition démocratique. La réticence de M. Loukachenko à envoyer des troupes biélorusses au front n’est pas due à la retenue de l’Ukraine, mais à son calcul rationnel, établi avec la Russie, sur les risques que cela impliquerait. En tant qu’alliée de l’Ukraine et de l’opposition biélorusse, l’UE pourrait donc essayer de promouvoir la compréhension mutuelle et de faciliter le dialogue entre les deux parties. Elle pourrait mener des négociations délibérées avec l’Ukraine et aider l’opposition biélorusse à renforcer ses capacités et son rôle à jouer aux yeux de Kiev, par exemple en fournissant des armes aux volontaires biélorusses après les négociations avec S. Tsikhanovskaïa ou en les incluant dans la formation dispensée aux soldats ukrainiens sur le fonctionnement des équipements militaires occidentaux, et en soutenant le mouvement partisan biélorusse.

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