La tragédie prochaine du Brexit

Alors que le déclin de l’ordre établi dans le monde libéral continue d’être ignoré, le processus du Brexit risque de finir en tragédie pour l’Angleterre et l’Union européenne. 

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L’année dernière, tout a changé, sauf la façon de penser des gouvernements. Les pré-négociations du Brexit le montrent bien. Si les deux partis continuent d’ignorer les implications que la présidence de Donald Trump aura sur le long terme – soit le déclin de l’ordre mondial – le processus risque bien de se terminer en tragédie pour le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE).

A en juger par l’attitude des diplomates britanniques, on serait tenté de croire que la seule incertitude porte sur le Brexit lui-même. En effet, ils semblent convaincus n’être tenus que par l’impératif – au-delà de la protection de l’unité du parti conservateur, bien sûr – d’obtenir autant d’avantages que possible pour le Royaume-Uni.

Les négociateurs britanniques en charge du Brexit pensent pouvoir compter sur une croissance mondiale continue et sont donc concentrés sur l’obtention d’une part plus avantageuse pour le Royaume-Uni. Et parce qu’ils sont également persuadés que l’ordre économique mondial va perdurer, ils s’attendent à ce qu’une fois libérée des chaines de l’Europe, Londres trouve aisément des partenaires désireux de faire affaire avec elle.  Enfin, les fervents défenseurs du Brexit ne semblent pas inquiétés par la perspective de se retrouver livrés à eux-mêmes car ils sont convaincus que les Etats-Unis continueront à jouer le rôle de gendarme mondial et qu’ils pourront continuer à jouir de la protection offerte par l’OTAN.

Cela fait beaucoup de suppositions. Mais il n’y a pas que les Britanniques qui pensent que rien n’a changé. A Bruxelles, les institutions européennes – et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker en particulier – continuent de penser que la plus grande menace de l’Europe reste l’effet domino que le Brexit pourrait avoir en Europe.

Dans un tel contexte, les objectifs des négociateurs côté UE devraient être simples : valoriser les avantages du club européen, et montrer que le quitter implique un coût financier plus que conséquent.  C’est bien cette logique qui a conduit le président du Conseil européen Donald Tusk à déclarer que le Royaume-Uni avait le choix entre deux options : un « hard Brexit » ou pas de Brexit du tout. C’est également cette même logique que l’on retrouve derrière le refus des Etats membres d’engager des pré-négociations ou d’accepter un arrangement transitoire.

Mais cette logique n’était valable que pour le monde d’hier – et même là, elle n’était pas très efficace. Pendant la crise grecque, la stratégie de l’UE consistait à décider des termes d’un accord sans laisser la Grèce avoir son mot à dire. Si Athènes essayait de négocier, l’UE durcissait ses conditions jusqu’à ce que la pression ne devienne trop grande pour le pays.

Le Premier ministre grec Alexis Tsipras et son ministre des finances de l’époque Yanis Varoufakis avaient été choqués par l’intransigeance de Bruxelles pendant les négociations de 2015, aux cours desquelles l’Europe aussi avait beaucoup à perdre. Cependant, Tsipras avait accepté l’accord – et la crise grecque n’est toujours pas résolue à ce jour.

En dépit de cette expérience – et le fait que la conjoncture mondiale soit encore moins stable qu’à l’époque – l’UE semble déterminée à utiliser la même technique de négociation aujourd’hui. Michel Barnier, négociateur en chef du Brexit de l'Union européenne, a déjà présenté au gouvernement britannique une facture de 50 milliards d’euros (soit 52 milliards de dollars) pour les engagements pris par le pays jusqu’en 2030. Les politiques britanniques ne croient pas que l’Europe tiendra ses promesses, mais celle-ci est bien déterminée à le faire.

Londres et Bruxelles sont à présent engagées dans une danse mortelle, qui pourrait bien continuer jusqu’à la fin du temps imparti. Le résultat serait pire qu’un Brexit mal négocié ; ce serait un Brexit pas du tout négocié, non pas une séparation avec l’Europe mais une véritable rupture. En plus de sérieux dommages économiques provoqués des deux côtés, ce dénouement génèrerait une telle animosité que les deux camps ne pourraient trouver un moyen de travailler ensemble sur les autres sujets, comme la défense territoriale et la lutte contre le terrorisme, les échanges commerciaux et les sanctions, la diplomatie internationale, et le changement climatique.

Il n’y a aucun équivalent moral entre le solipsisme autodestructeur de la Grande Bretagne d’après Brexit et les tentatives par l’UE de défendre l’ordre européen rigoureusement bâti sur les ruines de la Seconde guerre mondiale et de la Guerre Froide. Mais ces deux attitudes pourraient conduire au même dénouement tragique : une Europe isolée dans le nouvel ordre mondial hobbesien de Trump.

La réalité, au-delà de celles à Londres et à Bruxelles, est que la période où l’Europe a vécu « en dehors de l’Histoire » est bien et bien révolue. Le protectionnisme qui caractérise les politiques commerciales de Trump vont certainement causer de graves dommages à la croissance économique mondiale. Et ses attaques envers les institutions internationales ont de grandes chances d’affaiblir les efforts de paix et de coopération – sans compter les conséquences dévastatrices en matière de sécurité.

Contrairement à ce que le gouvernement britannique peut croire, sa sécurité repose essentiellement dans les mains de l’UE, et non pas de l’OTAN. L’OTAN fait actuellement face à d’importantes difficultés. Au-delà du désintérêt explicite de Trump de maintenir les responsabilités américaines au sein du bloc, les membres de l’OTAN – des Etats Baltes à la Turquie – sont sous pression.

Dans tous les cas, c’est l’UE, et non pas l’OTAN, qui a contribué aux réussites en matière de politique étrangères ces dernières décennies, de la pacification des Balkans à l’accord iranien sur le nucléaire en passant par la réponse à l’annexion de la Crimée par la Russie. Bien que l’élection de Trump ait poussé l’UE à s’accorder sur la création d’une structure permanente pour coopérer sur la question de la défense, les conséquences de la nouvelle administration américaine sur la sécurité européenne ne seront pas positives.

L’heure a sonné pour les négociateurs du Brexit d’accepter la réalité – et d’adapter leur plan d’attaque en conséquence. Les Britanniques ne peuvent plus continuer à adopter des tactiques de négociations qui s’attaquent aux fondations mêmes du système dont ils espèrent tirer parti. Et l’UE doit abandonner sa posture offensive, quand bien même celle-ci serait justifiée.

John Maynard Keynes a un jour déclaré que les  personnes « pragmatiques » – celles qui se pensent « exempts de toute influence intellectuelle » – sont en fait « généralement les esclaves de quelque économiste défunt ». Aujourd’hui, la Grande Bretagne et l’UE sont les esclaves d’une pensée obsolète. Si elles ne brisent pas leurs chaines intellectuelles, elles n’obtiendront rien d’autre que la misère

 
 
 
Cette tribune a d'abord été publiée sur Project Syndicate le 21 décembre 2016.  
 
 
 
 
 

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