Idealpolitik ou realpolitik
Josef Janning écrit à propos de la politique étrangère allemande au sein de l'UE et dans un moment marqué par d'importantes tensions.
Idealpolitik ou realpolitik : une querelle des Anciens et des Modernes sur la politique étrangère allemande
Une caractéristique de la recherche permanente d’un nouveau rôle de chef de file pour l'Allemagne dans les affaires européennes est le débat interminable d’une politique étrangère fondée sur des valeurs ou bien sur l’intérêt. Depuis les années 1970, deux écoles de pensée se sont affrontées lors de débats politiques : les cercles politiques et le milieu universitaire. Un camp fait valoir que la politique étrangère de l'Allemagne devrait diffuser les valeurs et normes du pays au-delà de ses frontières tandis que l'autre camp soutient que la politique étrangère doit mettre l'intérêt national d'abord, chercher à équilibrer ou dompter tout pouvoir adverse et à contrôler toute externalité liées à des conflit.
Tant que l'Europe était divisée, cette dichotomie ne s’était pas complètement développée. Le contexte du conflit Orient-Occident semblait avoir aligné l'idéologique avec un certain pragmatisme. Après 1990, la situation a changé pour l'Allemagne et ce d'abord en faveur d'une politique étrangère fondée sur des valeurs. Les contraintes liées à un ordre bipolaire et le risque d'une guerre nucléaire ayant été surmontés, « l’Idealpolitik » pouvait avoir libre cours en Europe centrale et de l’Est. Cependant, alors que l'Europe de l'Est est maintenant à la traîne, que la Russie s’oppose à l'Europe et que le printemps arabe est en train de s’effondrer, la vieille fracture entre les deux écoles de pensée au sujet de la politique étrangère allemande est de retour et plus accentuée que jamais.
Naturellement, cette discussion n’est pas menée par les partis de la Grande coalition au pouvoir à savoir les chrétiens-démocrates (CDU) et les sociaux-démocrates (SPD). Leurs dirigeants se concentrent sur des besoins de court-terme. Cependant, au sein des rangs du parti et des groupes parlementaires, les divisions à propos du rôle des valeurs et de l’intérêt en politique étrangère sont tout à fait évidentes. Parmi les conservateurs, il existe une importante minorité prônant une ligne beaucoup plus dure vis-à-vis de la Russie basée sur une approche « les valeurs d’abord ». Au sein des sociaux-démocrates, ce groupe est plus restreint mais avec des membres du SPD et des députés, une critique fondée sur le principe de valeurs a des difficultés à approuver le soutien de partenaires autoritaires tels que l'Egypte sous la présidence du Maréchal Sissi, de forts liens économiques avec la Chine ou des ventes d'armes à l'Arabie saoudite.
Alors que la CDU et le SDP sont entravées par les réalités du gouvernement, le débat au sein des partis d’opposition est plus intéressant bien que plus déroutant.
Le front de partis post-communistes Die Linke a généralement une approche forte fondée sur des valeurs, s’oppose au commerce d’armes en général et a voté contre chaque décision concernant une participation militaire allemande. Cependant, sur le conflit Ukraine-Russie le parti s’est divisé avec des partisans de la politique de Poutine faisant porter le chapeau à une Union européenne (UE) arriviste et expansionniste.
Le parti Alternative für Deutschland crée comme un parti anti-euro mais qui s’est progressivement déplacé à la droite des conservateurs a fait écho à ces vues concernant la Russie – et cela pourrait être un des facteurs qui est en train de diviser le parti avant les élections générales de 2017.
Un vrai débat se déroule au sein du Parti vert allemand. Les membres et représentants du Parti vert ont été jusqu’au bout dans leur soutien à la révolution de Maidan en Ukraine et en faveur d’une ligne dure contre la Russie. Ils ont aussi été très critiques de « l'approche de Minsk » de la part de la chancelière Merkel. D'autre part, ce camp se débat le plus avec la question de savoir comment concilier les propositions basées sur la défense de valeurs avec les crises du monde réel et leurs effets.
Sous le titre « Comment traiter avec les régimes autoritaires », la conférence annuelle 2015 sur la politique étrangère de la Fondation Heinrich Böll, la fondation politique affiliée au Parti vert, a été entièrement consacrée à cette dichotomie valeurs/intérêt. De manière délibérée, la fondation avait aussi invité des conférenciers d'Allemagne, d'Europe, des Etats-Unis et d’Asie ne partageant pas nécessairement les vues qui prévalent au sein du parti en faisant ainsi de la conférence (dont l’ECFR Berlin était un partenaire) un format de réflexion de haut niveau. La confrontation avec la géopolitique ainsi qu’aux penseurs normatifs du monde entier ont suscité un débat intense, à la fois dans les panels publics et lors des tables rondes d'experts.
Des leçons clés ont émergé de cette remarquable conférence qui pourraient et devraient influencer le débat allemand dans les prochains mois.
Tout d'abord, la politique étrangère allemande et européenne aura à faire face à une politique de puissance et à des régimes autoritaires. Cela nécessitera un équilibrage en continu de mesures basées sur des valeurs avec une notion de réalisme ainsi que l'équilibrage de stratégies avec un certain gradualisme. Dans ce contexte et en l'absence de leadership américain fort, l'Allemagne sera moins en mesure de choisir entre valeurs et intérêt mais devra au contraire être à la hauteur sur les deux sujets à la fois.
Deuxièmement, à regarder le voisinage européen à l'Est et au Sud, l'agenda démocratique de l'Europe ne constitue pas un modèle réaliste de politique étrangère. Sur ce sujet, une politique visant à soutenir un programme pour une « meilleure vie » semble offrir plus d’espoir que cette conditionnalité actuelle liée à la démocratie libérale.
Troisièmement, les valeurs « démocratiques libérales » européennes doivent être maintenues au sein de l'UE avec des inquiétudes vis-à-vis des tendances antilibérales dans certains pays : le traitement des migrants, réfugiés et demandeurs d'asile et – tout autant – au sujet de la façon dont la solidarité s’opère entre Etats membres de l'UE. Une politique étrangère crédible fondée sur des valeurs nécessite une notion cohérente et mutuellement partagée des valeurs européennes au sein de l’UE.
Enfin, en ce qui concerne la réalité politique à l'étranger, la politique étrangère allemande et européenne sera inévitablement confrontée à des lacunes d'intégrité lorsqu'elle sera confrontée à des luttes de pouvoir et à des crises. Contrôler les conflits et maintenir la stabilité demanderont à l’Allemagne et à l’Europe d'interagir et de traiter avec des régimes autoritaires même s’ils ne veulent pas le faire. Les européens auront besoin de considérablement élargir leur capacité de prévention des conflits et leur aide humanitaire s’ils comptent défendre leurs « valeurs » dans les zones où des conflits ouverts sont prédominants.
Pour les décideurs allemands, ces débats rappellent l'importance de renforcer la cohérence de l'UE. Berlin devra également mieux communiquer sur la façon dont elle voit l'équilibre entre valeurs et intérêt et dans quelle condition l’un prévaudra sur l’autre. Aux côtés de ses partenaires européens, l'Allemagne devrait apporter un soutien supplémentaire à ceux qui sont pour les valeurs européennes tout en respectant les points de vue et préférences de ceux qui y sont moins favorables. Les liens avec des groupes pluralistes doivent être maintenus quand et où ils existent mais les Européens ont aussi besoin de communiquer avec toutes les parties dès le début et de manière régulière.
Contrairement aux années 1990, l'expansion de la démocratie pluraliste n’est pas le fil conducteur des relations internationales même s’il continue de guider le changement politique dans de nombreux endroits à travers le monde. Contrairement aux années 2000, la croyance en la puissance transformatrice de l'Occident s’est considérablement érodée. Les années à venir vont encore complexifier les affaires internationales et limiter davantage la capacité des Européens à façonner leur environnement. Pour la politique étrangère allemande, il n'y aura pas de temps pour des débats abstraits. Pour que Berlin puisse diriger, il faut inventer une stratégie qui est à la fois réaliste et permet en même temps de définir le rôle et la portée des valeurs européennes.
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