En Asie, le japon veut tenir tête à l’« éléphant » chinois

La réinterprétation de la Constitution japonaise, annoncée par Shinzo Abe, illustre la « renaissance sécuritaire » du Japon dans une région dominée par la présence chinoise.

Cet article a initialement été publié dans Le Monde.

Le saviez-vous ? L'article 9 de la Constitution du Japon a inspiré l'une des plus belles chansons de John Lennon, Imagine. C'est du moins la théorie d'un économiste japonais qui, au détour d'une conversation qu'il souhaitera garder privée, nous explique son attachement à la dimension pacifiste de la Constitution nippone, attachement partagé par 55 % de ses compatriotes, d'après un tout récent sondage.

Ce serait donc en écoutant la lecture, par sa femme Yoko Ono, de la Constitution japonaise de 1947, dont l'article 9 proclame le renoncement « à jamais à la guerre comme droit souverain d'une nation », que l'ex-Beatle se serait lancé dans l'écriture de ce texte, symbole du rêve d'un monde sans armes des années 1970. « Cet article, c'est notre identité nationale,explique cet économiste. Il nous distingue de tous les autres. Si on le modifie, on deviendra comme tout le monde. »

Mardi 1er juillet, le premier ministre, Shinzo Abe, a pourtant fait le premier pas vers une évolution de la conception de la sécurité du Japon, en annonçant non pas une révision mais une réinterprétation de l'article 9. Il s'agit, a-t-il affirmé, de permettre aux forces d'autodéfense japonaises, nom officiel de l'armée, de venir en aide à un allié attaqué.

« RÉINTERPRÉTATION »

Aujourd'hui, l'armée japonaise se limite à intervenir uniquement si un objectif japonais est lui-même attaqué. En termes officiels, cela s'appelle« l'autodéfense collective ». Ce n'est pas la première « réinterprétation »de la Constitution, qui n'a jamais été révisée depuis 1947, mais cette démarche marque un tournant dans la politique étrangère de Tokyo.

Si l'opinion publique est réticente, l'establishment de politique étrangère, globalement, approuve : la raison profonde de ce tournant est, bien sûr, l'ascension de la Chine. « L'éléphant dans la salle », a relevé un expert lors d'un séminaire sur les tensions en Asie organisé à Tokyo par le cercle de réflexion European Council on Foreign Relations (ECFR). « China, China, China ! », s'est agacé un autre, vétéran japonais des relations internationales. Car, où que l'on regarde en ce moment dans la région Asie-Pacifique, la Chine est le facteur dominant – et déterminant.

Le Japon, qu'on se le dise, reste un pays pacifiste, a assuré M. Abe. Le pays n'en connaît pas moins une « renaissance sécuritaire », avec une hausse en 2014 de son budget de la défense pour la première fois depuis vingt ans, des forces armées maintenues à un niveau très performant, un nouveau Conseil de sécurité nationale et une stratégie ad hoc, adoptée en décembre 2013.

Arrivé au pouvoir en 2012, Shinzo Abe a pour ambition de relancer l'économie japonaise, grâce à sa stratégie baptisée « Abenomics », et de remettre le Japon au centre du jeu asiatique. Le premier ministre multiplie d'ailleurs les visites dans les pays de la région. Il ne s'agit pas de remettre en question l'ordre international d'après-guerre établi sous l'égide des Etats-Unis, affirme un conseiller du gouvernement. Mais il faut pouvoir venir en aide aux pays d'Asie du Sud-Est qui veulent résister à l'offensive des « grandes puissances ». Par « grandes puissances », entendre « China, China, China ».

La multiplication des conflits territoriaux en mer de Chine orientale et méridionale, celui des îles Senkaku/Diaoyu étant le plus épineux, est, sans doute, la conséquence la plus visible de l'affirmation régionale de la puissance chinoise. Mais l'inquiétude des pays asiatiques est plus diffuse : elle relève de la grande crainte d'un retour au sinocentrisme.

Le poids économique de la Chine est à la fois un puissant levier de croissance régionale, avec un fort effet d'intégration commerciale, et un facteur de préoccupation. Plusieurs experts japonais observent une modification de l'équation économie-sécurité dans la région : jusque dans les années 1990, la Chine et la Corée du Sud dépendaient des crédits japonais. Devenues à leur tour des puissances économiques, elles sont beaucoup moins enclines à accepter les positions japonaises sur le passif historique nippon de la seconde guerre mondiale. L'Histoire est devenue, ces dernières années, un lourd contentieux entre le Japon et la Chine, ainsi qu'entre le Japon et la Corée du Sud.

« RÉÉQUILIBRAGE »

Le « rêve chinois », invoqué par le président Xi Jingping, n'a rien fait pour rassurer ses voisins, qui y perçoivent surtout une aspiration au statut de grande puissance, égal à celui des Etats-Unis. Des doutes émergent sur la capacité des Etats-Unis à maintenir leur politique de « rééquilibrage » vers l'Asie, dont le président Barack Obama n'a pas soufflé mot dans son discours de West Point, le 28 mai.

Les tensions sur les ambitions chinoises, ou perçues comme telles, ont éclaté au grand jour fin mai lors du Shangri-La Dialogue, réunion annuelle sur la sécurité en Asie organisée à Singapour, à laquelle participait M. Abe. « La Chine ne veut pas diriger le monde, elle veut juste nous diriger nous », a ironisé un diplomate d'Asie du Sud-Est. Une vision assez partagée à Tokyo :« Oui, au niveau mondial, la Chine est prête à coopérer avec les Etats-Unis, juge un expert japonais. Mais en Asie-Pacifique, elle veut être LA grande puissance. La Corée du Sud peut s'en accommoder, pas le Japon. »

La visite du président Xi Jinping à Séoul ne fait sans doute que confirmer cette analyse.

 

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