Après le sommet de Varsovie : un plan en trois points pour gérer les flux migratoires par la Libye

L’OTAN a approuvé l’opération « Sea Guardian » qui viendra compléter l’opération Sophia.

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Lors du sommet de la semaine dernière, l’OTAN a approuvé l’opération « Sea Guardian » (points 91-93 ici) qui viendra compléter l’opération Sophia, une intervention navale européenne déjà existante, dans sa mission de combattre les passeurs et de mettre en œuvre l’embargo des Nations Unies sur la Libye. Cependant, au-delà d’un apport de ressources en surveillance, la contribution potentielle de l’OTAN reste floue.

Il n’est pas surprenant que le sommet de Varsovie ait concentré son attention sur les opérations navales pour contrecarrer les migrations traversant la Méditerranéen. Ce problème fait partie des priorités de certains Etats membres de l’Union européenne (UE), dont l’Italie, qui ont fait pression ces derniers mois pour une intervention de l’UE et de l’OTAN.

Cependant, il n’est pas certain que l’opération obtienne des résultats positifs. L’UE veut une aide de l’OTAN pour renforcer l’opération Sophia, qui n’a pas su empêcher les décès de migrants en Méditerranée ni même réduire les flux de migrants en Europe. Dans le même temps, l’UE fait pression pour la mise en place d’accords de réadmissions irréalistes avec les pays d’Afrique dans l’espoir que cela augmenterait le nombre de retours forcés de migrants illégaux depuis l’Europe vers l’Afrique sub-saharienne. Enfin, l’UE demande à l’OTAN de coopérer sur des politiques qui ont peu de chances d’avoir un impact réel.

Un plan alternatif est cependant toujours possible, à condition que les gouvernements européens fassent un effort pour comprendre les facteurs réels de la crise.

Les flux qui traversent la Libye vers l’Italie n’ont pas réellement augmenté durant le premier semestre de 2016 si on les compare avec ceux de la même période en 2015, en revanche les pertes humaines sur la même période se sont accrues de façon spectaculaire. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) a dénombré près de 3 000 victimes en Méditerranée depuis le 1er janvier, près du double de l’an dernier.

La route méditerranéenne a fait l’objet de toutes les attentions lors des premières protestations autour de la crise des réfugiés en avril 2015, après que près de 800 personnes ont péri dans un naufrage au large des côtes libyennes. L’opinion publique a d’abord réagi en mettant l’accent sur la nécessité de sauver les vies. Cependant la politique de l’Union européenne s’est très rapidement positionnée pour un objectif plus en accord avec le sentiment anti-immigration prédominant dans l’opinion publique de presque tous les 28 Etats membres : empêcher avant tout les migrants de faire le voyage.

 

Un plan en deux parties

L’année passée, l’Union européenne a mis en place deux politiques majeures pour gérer les migrations traversant la Libye. Tout d’abord du côté de la Méditerranée, elle a chargé l’opération Sophia d’intercepter et de détruire les embarcations des passeurs. Cette opération ne fait pas du sauvetage sa priorité, mais les bateaux venant des pays européens finissent souvent par en faire leur mission quotidienne bien qu’ils ne soient pas réellement équipés pour cette tâche.

Du côté de l’Afrique, le point de départ de beaucoup de migrants et réfugiés qui viennent en Libye pour aller en Italie, la politique de l’UE a été résumée dans la déclaration de la Commission du 7 juin. Elle se concentre sur la création d’un système d’incitations et de dissuasions pour pousser les pays africains à signer des accords de réadmissions (c’est-à-dire accepter des retours forcés de leurs propres ressortissants ou de citoyens de pays tiers), soit avec l’UE, soit, plus certainement, avec des Etats membres de l’UE.

Aucune de ces deux politiques ne semble être vraiment la solution idéale, quelles que soient les priorités de chacun. Le partenariat stratégique avec les pays africains envisagé par la Commission s’appuie sur le même principe de « conditionnalité » qui a pourtant échoué dans la politique du voisinage européen. L’UE attend un changement de politique par un pays tiers en échange de quelques millions d’euros tout au plus. Pour réellement réduire les flux, l’UE sera contrainte de signer plus d’un accord si l’on sait que des migrants de plus de 50 pays utilisent cette voie. Chaque accord prend des années à être négocié et se révèle coûteux à mettre en place.

Si on évalue l’opération Sophia sur la base du nombre de victimes en Méditerranée, celle-ci a clairement échoué. Il s’agirait d’un échec même dans le cas où elle serait évaluée par rapport à sa capacité à empêcher les embarcations de migrants de partir des côtes libyennes. Bien entendu, l’opération aurait dû compter trois phases, dont la dernière et plus importante était de combattre les passeurs dans les eaux territoriales libyennes et sur les côtes. L’UE a demandé la permission au gouvernement d’unité libyen formé en janvier dernier de mettre en œuvre cette phase finale du plan mais, de manière assez prévisible, les Libyens ont peu apprécié l’idée d’accueillir des troupes étrangères sur leur territoire. L’UE a récemment décidé de proposer à la Libye de former ses gardes côtiers – un objectif plus réaliste – mais cela risque de mettre beaucoup de temps à être mis en œuvre puisque les participants devront être sélectionnés avec soin.

Même avec le soutien de l’OTAN, on ne sait pas quelle mesure l’opération Sophia peut agir sans un niveau minimal de coopération avec la Libye. Plus important encore, les opérations navales communes dans la Méditerranée pourraient avoir un impact sur le nombre de victimes si elles sont réalisées correctement, mais ne parviendront pas à réduire les flux – ce qui est pourtant l’objectif premier de l’UE – puisque ceux-ci dépendent principalement de ce qu’il se passe en amont. Une fois que les migrants et les réfugiés ont quitté leur pays d’origine, ils ont le choix entre rester en Libye ou partir vers l’Europe. La plupart des migrants qui voyagent jusqu’en Libye y restent, et certains officiels d’organisations internationales reconnaissent en privé qu’il y a en ce moment près de 700 000 étrangers dans le pays. Cependant, une petite partie de ceux qui arrivent en Libye tentent de parvenir jusqu’en Europe. En se basant sur les chiffres de 2014 et 2015, on pourrait attendre entre 150 000 et 200 000 personnes pour l’année 2016. Près de la moitié de ce chiffre a déjà voyagé de la Libye vers l’Italie jusqu’à présent.

 

Une politique alternative

En fin de compte, la voie méditerranéenne n’est pas en passe de disparaître, à moins que la Libye ne se rétablisse rapidement et deviennent à nouveau un partenaire fiable réduisant les flux vers l’Europe ainsi qu’une destination finale plus attractive pour les migrants. En juin 2013, Altai Consulting estimait que près de 1,7 million de migrants étaient présents dans le pays. Alors que l’importance croissante de la route des Balkans en 2015 était principalement due au conflit syrien, les migrations à travers la Libye font maintenant partie des flux bien installés entre l’Afrique et l’Europe. Le nombre de ceux utilisant cette route a explosé et le prix de la traversé a chuté. De plus en plus de jeunes Libyens prennent part au business des passeurs, faisant souvent des emprunts pour acheter les camions qui transporteront les personnes vers des abris où ils seront enfermés avant la traversée.

Le défi pour l’Union européenne est de trouver des arrangements de court terme pour répondre à l’urgence, tout en travaillant à des solutions politiques de long terme. De manière réaliste, l’UE devrait changer d’objectif en se concentrant sur la gestion des flux plutôt que sur leur suppression pure et simple, tout en améliorant ses capacités à sauver des vies. Créer de nouvelles voies migratoires pourrait offrir une réelle incitation aux pays africains pour démanteler les routes illégales – en plus de la libéralisation des visas proposée par ailleurs.

Ajouter l’OTAN à l’opération Sophia a peu de chance de faire une réelle différence, même si cela ne fera pas de mal pour autant. Au lieu de cela, l’UE devrait se concentrer dans les prochains mois sur trois objectifs politiques.

 

#1 Signer un protocole d’entente avec les pays des deux côtés de la Méditerranée pour gérer la crise maritime et sur les côtes

 Cela impliquerait directement la Libye, l’Italie, Malte, la Tunisie et, quand cela est possible, l’Egypte. L’UE serait un signataire de l’accord, mais la coopération sur le rivage sud de la Méditerranée devrait rester la priorité. Ce protocole inclurait :

Des missions de patrouille communes, qui par le passé était l’outil le plus efficace pour faire face aux flux en Afrique du Nord.
Un soutien aux efforts libyens pour améliorer la gouvernance dans le secteur de la sécurité maritime
Des accords pour faire passer les migrants sous la Convention de Genève (la Convention de 1951 sur les réfugiés)
Soutenir la Libye dans son amélioration des conditions de vie et traitement des migrants qui sont secourus sur son territoire.

 

#2 Lancer une mission PSDC pour gérer la crise en Libye et aux frontières libyennes

Une mission PSDC (politique de sécurité et de défense commune) pourrait proposer une assistance aux Libyens (aussi bien au gouvernement central qu’aux autorités locales) pour reconstruire leur système judiciaire, entraîner leurs forces de police et les aider à améliorer leur gouvernance en matière de sécurité tout en renforçant leur responsabilité.

Il est important que cette mission européenne soit en charge non seulement du soutien technique pour le contrôle des frontières, mais offre aussi une assistance politique sur trois domaines :

Développer et décentraliser le contrôle des frontières auprès des communautés locales, tout en mettant en place une surveillance et une responsabilité centralisées.
Faire l’intermédiaire entre le gouvernement central et les communautés locales.
Aider les institutions économiques libyennes et le Gouvernement d’Union National (GNA) à contrecarrer les facteurs économiques conduisant au trafic, dont notamment le système des subventions. En effet, celui-ci encourage le trafic de biens subventionnés tels que le pétrole, qui constitue le premier maillon d’une chaîne incluant aussi les personnes, les armes et la drogue.

 

#3 Mettre en place des accords multilatéraux avec des pays de transit et/ou d’origine pour les migrants au sud de la Libye

L’UE devrait travailler à un protocole d’entente multilatéral avec la Libye, le Niger, l’Algérie, le Mali et d’autres pays du Sahel concernés, avec la participation de l’OIM et de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).

Ces accords devraient se concentrer sur cinq points :

Utiliser le Fond fiduciaire d’urgence pour l’Afrique de l’UE pour soutenir l’intégration économique et politique entre l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Maghreb. Les flux migratoires sont traditionnellement plus importants entre les pays de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) et les pays du Maghreb tels que le Maroc, l’Algérie et surtout la Libye. L’UE devrait utiliser ce fonds pour promouvoir des projets permettant la migration légale au sein de cette zone.
L’UE doit permettre une certaine migration circulaire venant de cette zone (Afrique de l’Ouest et Sahel) si elle désire que les pays africains acceptent de lutter de bonne foi contre les migrations illégales. Bien qu’il soit politiquement impensable d’offrir une libéralisation des visas comme dans d’autres accords migratoires, l’UE devrait mettre sur la table un certain nombre de permis de travail qui permettraient à des ressortissants Africains de venir en Europe quelques mois chaque année pour des métiers peu qualifiés dans l’agriculture et d’autres secteurs.
L’UE devrait travailler à améliorer la capacité de l’OIM à mener des retours volontaires assistés depuis les pays de transit en Afrique pour les migrants qui ne peuvent pas prétendre à la migration circulaire vers l’UE et n’ont pas trouvé de travail dans les projets financés par le Fonds d’urgence. Il serait intéressant de déterminer si les ressources du Fonds d’urgence peuvent être allouées à des incitations aux retours volontaires et aux communautés locales qui acceptent l’engagement de l’UE de renforcer l’économie locale en échange d’une coupe des migrations.
Au sein de ce cadre, l’UE devrait travailler avec le Niger, l’Algérie, le Mali et d’autres pays pour lutter contre les migrations illégales à travers des contrôles aux frontières plus efficaces et des accords de réadmission. Cependant, cela ne fonctionne que s’il existe des voies légales pour une migration intra-africaine et qu’un nombre limité de personnes est autorisé à entrer dans l’UE.
Tous les flux traversant la Libye ne sont pas des migrants économiques, certains sont des réfugiés venus d’Afrique de l’Ouest et de la Corne de l’Afrique. L’UE devrait faire en sorte que ces réfugiés reçoivent une protection adéquate dans les pays voisins, aussi bien en soutenant la législation et les initiatives de soutien qu’à travers des actions similaires au sommet de Londres sur les pays voisins de la Syrie, qui a créé un fonds de plusieurs milliards de dollars pour aider les pays limitrophes de la Syrie dans leur accueil des réfugiés.

 

Certaines de ces mesures peuvent sembler relever du plus long terme. Cependant le type d’accord proposé par la Commission européenne en juin, sous la pression pour certains Etats membres, a peu de chance d’être signé un jour, et il reste à définir comment il pourrait ensuite être mis en place. Même avec le soutien de l’OTAN, l’opération Sophia a peu de chance d’avoir un impact quelconque sur le business des passeurs. Une politique à trois volets, en amont, en aval et en Libye serait plus réaliste, à condition qu’elle se limite à gérer le flux de manière humaine plutôt que de poursuivre l’objectif irréaliste de faire chuter les nombres du jour au lendemain.

 

L’auteur souhaite remercier tout particulièrement Mohammed Farhat, Chargé d’Affaires à la mission libyenne auprès de l’Union européenne.

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