The Georgian conflict: seven points
An article on the European reactions to the Georgian conflict, published in Liberation
Géorgie: SOS raison!
Liberation, 18 August, 2008
Ainsi nous criant «SOS Géorgie ? SOS Europe !» nos meilleurs esprits, André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy (1), rejoignent-ils, par un étrange détour, la position des néoconservateurs américains, dont l’inculture historique a été à l’origine de si nombreuses erreurs ? Eux connaissent pourtant l’Histoire, sa densité, ses complexités ; ils savent qu’il existe des problèmes sans solution et que l’intelligence collective consiste parfois à vivre avec eux. Leur analyse oblige à rappeler quelques vérités de bon sens :
1. «Qui a tiré, cette semaine, le premier ? La question est obsolète», écrivent-ils. Etonnante affirmation. Comment faire abstraction du faux pas du président Saakachvili, déclenchant une opération militaire en Ossétie du Sud ? Ses meilleurs avocats prétendent qu’il est tombé dans un piège, les Russes l’ayant poussé à agir en lui faisant miroiter leur non-intervention. Piètre excuse. Quant on dirige un Etat à l’ombre de l’Empire de Pierre le Grand et de Vladimir Poutine, on se méfie et on ne prend pas pour argent comptant les propos amènes des représentants du tsar. Le président géorgien aurait dû chercher ses modèles du côté de l’exemplaire démocratie finlandaise, qui a su préserver ses libertés et son indépendance à portée de tir de l’Union soviétique : les principes et la retenue ne sont pas incompatibles. Ce peut être même la quintessence de l’art politique.
2. Depuis 1992, un compromis bancal prévalait vis-à-vis de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. C’était la réponse à un problème sans solution. Revenir au manichéisme et à une position tranchée est à la portée de Goliath et non de David. Or, c’est David qui a oublié cette règle de base. Il était pourtant le mieux placé pour imaginer que Goliath sauterait sur l’occasion et agirait avec d’autant plus de violence et de brutalité qu’il se retenait contre son gré depuis quinze ans. Comment pouvait-il faire semblant d’ignorer que la Géorgie avait été plus longtemps russe que la Floride n’est américaine, et que les frustrations se cristalliseraient au moindre prétexte ?
3. Que répondre aux Russes quand ils nous jettent à la face le Kosovo ? Nous avons fait prévaloir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sur l’intégrité territoriale de la Serbie. Celle-ci était certes plus formelle que réelle, à l’instar de la situation de la Géorgie vis-à-vis de ses deux provinces irrédentistes. Encore que l’histoire était plus favorable aux Serbes qu’aux Géorgiens, le Kosovo leur appartenant depuis la nuit des temps alors que l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie ont été rattachées à la Géorgie par le régime stalinien, le tout à l’intérieur d’un empire où les «républiques socialistes soviétiques» étaient des «Etats Potemkine», c’est-à-dire de carton-pâte. Quel argument avons-nous pour refuser aux Ossètes et aux Abkhazes le droit à l’autodétermination ?
4. Croire que l’entrée de la Géorgie dans l’Otan aurait évité le drame est une naïveté. Encore plus sûr de lui, le président Saakachvili aurait tenté le même coup de main. Qu’aurions-nous fait ? La guerre, au nom de l’engagement de défense mutuelle, fondement de l’Otan ? Non, naturellement, de sorte que le pire serait arrivé : les Russes auraient découvert que lePacte atlantique est un système à géométrie variable et qu’il existait sur ses frontières une zone floue qu’il aurait été de plus en plus tentant pour Moscou de venir titiller.
5. Arrêtons de rêver : le monde n’est pas angélique. La Russie n’a jamais été une démocratie mais toujours un empire. Comment croire que le chromosome impérial va disparaître et que le pays deviendra une gigantesque Confédération helvétique ? Face à cet empire, l’Occident est obligé de mener une stratégie subtile, fût-elle moralement insatisfaisante : transiger le moins possible sur les droits de l’homme, faire participer la Russie à la gouvernance mondiale sans se leurrer sur ses intentions, gérer une relation mêlant indissolublement la confiance et la prudence, le dialogue et la méfiance, hiérarchiser les enjeux dans un troc malheureusement inévitable.
6. Dans ce contexte, avoir obtenu des Russes la reconnaissance de la souveraineté géorgienne n’était pas une évidence et avoir protégé la légitimité démocratique de Saakachvili, indépendamment de son erreur de jugement, a montré aux Russes où était la ligne rouge à ne pas franchir. Un Kosovo à l’envers peut s’envisager ; un coup de Prague, non.
7. L’Europe est un orchestre compliqué. C’est une machine à réduire les désaccords et à éviter les drames. Sans elle, un affrontement – certes non militaire – gravissime se serait produit entre l’Allemagne de Kohl procroate et la France de Mitterrand pro- serbe. Faite de dialogues et de compromis, la machinerie bruxelloise est un antidote aux bêtises. C’est un miracle que, dans cette affaire géorgienne, la France ait pu bâtir un compromis entre des Etats qui ont connu le joug soviétique, une Allemagne tiraillée elle-même entre l’atlantisme d’Angela Merkel et l’héritage de l’Ostpolitik des sociodémocrates, une Italie historiquement prorusse par mercantilisme, et un Royaume-Uni comme toujours inflexible sur les principes et empirique dans le quotidien.
Demander à l’Europe, comme le font nos deux philosophes, une position manichéenne, c’est contribuer à son éclatement, donc offrir aux Russes ce qu’ils attendent. Puissent André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy accepter que le bon sens ne soit pas la pire posture philosophique…
(1) Rebond publié dans Libération du 14 août : «SOS Géorgie ? SOS Europe !»
Alain Minc is Chairman of Le Monde and a founding member of the European Council on Foreign Relations.
The European Council on Foreign Relations does not take collective positions. ECFR publications only represent the views of their individual authors.