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Libération
Reportage

Libye: La manœuvre périlleuse de l’Italie

Rome est accusée d’avoir financé des passeurs de Sabratha pour endiguer le flux de migrants. Avéré ou non, cet accord a déclenché une guerre entre milices, déstabilisant un peu plus le pays.
par Mathieu Galtier, Envoyé spécial à Sabratha (Libye)
publié le 1er octobre 2017 à 19h46

Côté face, Marco Minniti, le ministre italien de l’Intérieur, se félicite d’être à l’origine de la chute du nombre de migrants partant de la Libye pour l’Europe : - 50 % en juillet et - 87 % en août par rapport à la même période en 2016. Côté pile, Minniti, ancien chef des services secrets, est aussi la principale cause de la guerre actuelle qui se déroule à Sabratha, ville située à 80 kilomètres à l’ouest de Tripoli, depuis le 17 septembre. Les combats ont fait au moins 26 victimes et, près de 170 blessés, endommageant également le théâtre romain antique classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Là, des taches de sang et des centaines de douilles jonchent encore le sol. Le lieu, qui a survécu aux soubresauts de l’histoire libyenne, est aujourd’hui marqué jusque dans ses pierres par ce nouveau drame qui n’a rien de théâtral.

Marco Minniti est accusé d’avoir passé un accord financier avec le chef de milice Ahmed Dabbashi, alias Al-Ammou («l’Oncle»), pour qu’il mette fin à ses activités de baron du trafic des migrants et ainsi faire baisser le nombre d’arrivées sur les côtes italiennes. L’homme était un des passeurs les plus puissants de Sabratha, dont les plages sont les lieux de départ de la grande majorité des candidats à rejoindre l’Europe.

Dans les cafés de Sabratha, les habitués sourient lorsqu'on évoque le «repentir» d'Ahmed Dabbashi : «Il veut se donner une respectabilité, mais soyez certains qu'à 3 heures du matin, ses bateaux continuent de partir», assure Salah, qui préfère rester anonyme par crainte de représailles du chef mafieux, membre d'une importante famille de la cité antique. En septembre, plus de 3 000 migrants ont été secourus en mer, et un grand nombre d'entre eux était parti des plages de Sabratha. Si les départs ont ralenti, ils n'ont pas totalement disparu.

Une aide italienne a minima

Le conflit qui déchire Sabratha oppose les hommes d’Al-Ammou (alliés à la Brigade 48, dirigée par un frère d’Ahmed Dabbashi), à la Chambre des opérations (CDO) du ministre de la Défense, au Bureau de lutte contre la migration clandestine (BLMC) du ministre de l’Intérieur et à la milice salafiste Al-Wadi, également accusée de trafic humain. Tous se revendiquent d’une affiliation au gouvernement d’union nationale (GUN) de Faïez el-Serraj, soutenu par la communauté internationale. Mais ce dernier ne reconnaît que la CDO et le BLMC. Preuve, s’il en était, que la Libye, en proie au chaos, n’est qu’un camaïeu de gris.

Bachir Ibrahim, le porte-parole du groupe d’Ahmed Dabbashi, a évoqué l’existence d’un accord verbal avec le gouvernement italien et le GUN de Faïez el-Serraj. Mais ces deux derniers démentent toute entente financière avec la milice. La rumeur ne s’est pas éteinte pour autant. Et les habitants de la ville rappellent les forts liens entre la milice de Dabbashi et l’Italie : c’est le groupe armé qui protège le site gazier de Mellitah, situé à l’ouest de Sabratha et géré par le géant italien ENI. D’ailleurs, la milice possède deux bateaux pneumatiques ultra-rapides qui appartenaient à la marine libyenne et dont l’un a été récupéré sur le site de Mellitah… Bassem al-Garabli, le responsable du BLMC, s’étonne, lui, que l’ambassadeur italien, Giuseppe Perrone, n’ait pas visité son unité lors de sa venue à Sabratha, le 10 septembre pour se féliciter de la chute du nombre de départs de migrants. L’ambassadeur italien à Tripoli n’a, de son côté, pas souhaité répondre à nos questions.

«L'Italie a payé, en juillet, 5 millions d'euros à Al-Ammou pour trois mois de tranquillité, affirme sous couvert d'anonymat un membre de la CDO. L'échange s'est fait en haute mer.»Cette source rappelle le double jeu du chef de la milice, qui posséderait quatre hangars où des navires capables d'embarquer plusieurs centaines de migrants seraient restaurés. Pourtant, le 28 juillet, l'Union européenne a débloqué 46 millions d'euros à l'Italie afin qu'elle aide les autorités libyennes à renforcer sa capacité à gérer les flux migratoires et protéger ses frontières. Une somme que reflètent peu les résultats sur le terrain.

A ce jour, seuls 136 marins libyens ont été formés en Italie à rechercher, secourir et perturber le trafic d'êtres humains. Les garde-côtes ont reçu cette année quatre bateaux, reliquats d'un contrat passé en 2008 et, qui plus est, anciens. «L'aide italienne est réelle mais pas au niveau, résume le porte-parole de la marine libyenne, le général Ayoub Gacem. Nous avons besoin de navires neufs pour intercepter les embarcations des migrants qui sont de plus en plus souvent escortées par des hommes armés sur des vedettes rapides.» La marine se montre davantage satisfaite par le «Code Minniti», qui a durci les conditions d'intervention des bateaux d'ONG présents pour secourir les migrants en détresse, au grand dam des organisations humanitaires. «Ces navires sont comme des taxis pour les clandestins, affirme Ayoub Gacem. Les passeurs ont compris qu'il suffit que les migrants atteignent les eaux internationales pour arriver en Europe.»

Encore faut-il les atteindre. «Alors que nous étions au large de Sabratha, un bateau est arrivé, raconte Shaada, un Bangladais de 17 ans. Les hommes nous ont pris notre argent, nos téléphones portables, le téléphone satellite et le moteur avant de repartir.» Aujourd'hui au centre de rétention de Tripoli, Shaada décrit l'amplification de la piraterie à l'encontre des migrants, en mer comme dans le désert. Un phénomène qui explique aussi, en partie, la baisse des départs depuis la Libye.

Boko Haram et l’état islamique

Pour Ayman Dabbashi, cousin d'Al-Ammou mais également membre de la CDO, l'existence d'un «contrat» avec l'Italie ne fait aucun doute. Mais il ne comprend pas la logique italienne. «C'est incompréhensible, parce que mon cousin n'est pas quelqu'un d'éduqué, il sait à peine dire une phrase, affirme-t-il. Il a dit qu'il arrêterait les bateaux mais ce n'est pas vrai. Il va arrêter les bateaux des autres, mais pas les siens.»

«Marco Minniti pousse le gouvernement d'union nationale à "intégrer" les milices comme celle d'Al-Ammou au sein du ministère de la Défense. Le ministre italien l'a reconnu lui-même. Cela est beaucoup plus grave pour la sécurité de la Libye, que l'existence ou non d'échange de valises de billets», prévient Jalel Harchaoui, qui prépare une thèse sur la dimension internationale du conflit libyen à l'université Paris-VIII. Même inquiétude du côté du général Omar Abdoul Jalil, responsable de la Chambre des opérations : «L'Europe doit faire attention avec qui elle négocie. Les passeurs n'ont aucun problème à introduire des terroristes dans des bateaux de migrants.» Il cite ainsi le cas de deux Camerounais récemment trouvés sur une embarcation et aussitôt envoyés en prison à Tripoli pour de forts soupçons d'appartenance à Boko Haram.

Jusqu'en février 2016, des camps d'entrainement de l'Etat islamique étaient installés dans Sabratha, avant que les Américains ne bombardent un site. Le groupe terroriste était dirigé par Abdoullah Dabbashi, un parent d'Al-Ammou. Une accointance familiale qui pourrait servir de prétexte à Khalifa Haftar pour entrer dans la danse. L'homme fort de l'est du pays, bien qu'opposant au gouvernement de Faïez el-Serraj, pourrait envoyer des avions de sa base militaire d'Al-Watiya (à 80 kilomètres au sud-ouest de Sabratha) pour bombarder la milice d'Al-Ammou. Officiellement au nom de sa lutte contre le terrorisme. Officieusement, pour entrer de plain-pied dans la Tripolitaine, région ouest du pays. «Si Haftar intervient, l'altercation ne restera sans doute pas locale, prédit le chercheur Jalel Harchaoui. Un échange violent et soutenu poussera d'autres milices à prendre position et à entrer dans le bras de fer. Cette partie de la Libye est la plus peuplée du pays. Il est possible qu'elle s'enflamme et fasse l'objet d'un réalignement important.»

«c’est une fausse victoire»

Le maréchal Haftar a d'ailleurs été reçu par Marco Minniti mardi dernier à Rome. La question de Sabratha a été abordée. Spécialiste de la Libye au Conseil européen des relations internationales, Mattia Toaldo ne croit pas à l'escalade : «Marco Minniti veut protéger sa politique antimigratoire en persuadant Khalifa Haftar de rester à l'écart. Ce dernier n'a d'ailleurs pas intérêt à intervenir, ce serait une mission kamikaze.»

Que le conflit s'embrase ou non, le trafic des migrants ne disparaîtra pas, les réseaux s'adapteront. «En ce moment pour les trafiquants, c'est plus rentable de faire de la contrebande d'essence ou de nourriture que de transporter des hommes. Mais c'est une fausse victoire. Cela va reprendre», assure Choukri Ftis, qui a participé à un récent rapport de Altai Consulting intitulé «Partir de Libye, rapide aperçu des municipalités de départs». Il pointe déjà la plage de Sidi Bilal, située à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Tripoli, comme prochain centre d'embarquement. Ici, l'Al-Ammou local se nomme Saborto et dirige une milice de la tribu des Warshefanas, réputée pour ses enlèvements de riches Tripolitains et d'étrangers.

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