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En Allemagne, des voix dissidentes sur la politique étrangère ? Ca existe !

Les grands médias et l'opposition soutiennent le cap fixé pour sauver l'euro. Toute l'Allemagne semble derrière la chancelière. Toute ? Non !

Publié le 11 septembre 2013 à 12h00, modifié le 11 septembre 2013 à 14h55 Temps de Lecture 6 min.

Angela Merkel, au Bundestag, pour le vote approuvant le plan d'aide européen aux banques espagnoles, jeudi 19 juillet 2012.

En matière de politique étrangère en général, et de politique européenne en particulier, la plupart des observateurs étrangers s'accordent : l'Allemagne, intellectuellement, fonctionne en monoculture. "Il est surprenant qu'il n'y ait ni points de vue différents ni profondeur dans le débat allemand sur la crise de l'euro", estime ainsi Sony Kapoor, le patron du think tank londonien Re-Define.

De fait, le cap fixé par la chancelière sur l'euro suscite peu de critiques. Les Allemands, résume The Economist, pensent que Mme Merkel les a "protégés du grand bazar qui avait lieu autour d'eux". Ni les grands médias ni l'opposition n'ont porté de vraie contradiction à Mme Merkel. Le SPD et les Verts, les deux grands partis d'opposition, réclament des corrections de trajectoire, mais ont pour l'essentiel soutenu le gouvernement sur le sauvetage de l'euro.

Pourtant, des scientifiques ou des intellectuels ont, très tôt, dénoncé la politique d'austérité et "l'obsession allemande de la règle", ont jugé exagérée la peur de l'inflation, ont réclamé plus de solidarité avec les pays en crise et ont mis en garde contre une fracture de l'Europe. En voici trois. Ils n'ont rien en commun, si ce n'est le sentiment de se trouver de l'autre côté.

FRITZ W. SCHARPF : L'EURO EST UN PIÈGE

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Ancien directeur de l'Institut Max-Planck de recherche sociale, à Cologne, Fritz W. Scharpf fait partie des penseurs qui font réfléchir certains membres du SPD : n'y avait-il pas d'alternative à la politique de Mme Merkel ? Sa thèse, très résumée : l'euro éloigne les peuples européens les uns des autres en les enfermant dans un carcan où certains Etats étouffent. Le mieux pour le continent serait un retour au système des changes flottants. Sa devise : sauvez l'Europe de l'euro !

En 1986 déjà, M. Scharpf signait dans Die Zeit un "Plaidoyer contre une union économique et monétaire européenne" : une mise en garde contre l'euro, dont la naissance était alors loin d'être décidée. Dans une union monétaire, écrivait-il, la politique de la monnaie serait unifiée. Mais, pour créer un équilibre entre des économies hétérogènes, il faudrait aussi européaniser la politique financière – hypothèse improbable. Une telle union aggraverait donc les déséquilibres économiques. "Elle favoriserait surtout l'Allemagne fédérale, déjà très compétitive en Europe ; et elle désavantagerait (…) les nouveaux pays membres de la communauté", c'est-à-dire, à l'époque, les pays du Sud. Une telle évolution, poursuivait-il, ne pourrait qu'"apparaître comme le résultat d'un impérialisme économique allemand poursuivant ses propres objectifs".

C'est ce qui s'est produit. Point déprimant de son analyse : il n'y a pas de bonne issue au "piège de l'euro". Les transferts massifs vers les pays en crise, nécessaires, selon M. Scharpf, pour y empêcher le pire, sont, dit-il, politiquement tout aussi invendables qu'une fin de l'union monétaire. "La politique de Merkel correspond aux intérêts dominants des Allemands. Il paraît logique de dire : les autres ont commis des erreurs, nous avons tout fait comme il fallait, c'est aux autres de changer."

Pourtant, M. Scharpf ne voit pas l'avenir tout en noir. "La politique de dévaluation intérieure rigoureuse dans les pays du Sud va faire avancer les choses. Après les élections allemandes, les transferts seront plus nombreux. On va donc arriver à bidouiller quelque chose pour franchir la prochaine décennie. Le monde ne va pas disparaître."

 ULRIKE GUÉROT : L'EUROPE EST TROP ALLEMANDE

Directrice du bureau berlinois de l'European Council on Foreign Relations (ECFR), Ulrike Guérot est – en dépit de tout – une européenne convaincue ; en tout cas, elle considère qu'une Europe vraiment unifiée serait la solution à bien des problèmes. Comme le sociologue Jürgen Habermas, elle pensait que la crise pouvait, et même devait faire avancer l'Europe, faire naître une Union dotée d'un gouvernement à Bruxelles, d'un budget, d'une union bancaire, d'une réserve des banques de dépôt, d'une politique étrangère commune "et, si ça ne tenait qu'à , d'armes nucléaires communes". Il ne s'est rien passé de tel. La renationalisation de la politique européenne progresse et, quand Angela Merkel réclame "plus d'Europe", elle pense à une coopération plus étroite entre les gouvernements. Trop tard, trop hésitant ; dès le début, Mme Guérot a critiqué la politique allemande de sauvetage de l'euro, pointant à l'époque un "sentiment du bunker".

Elle a connu un regain d'optimiste quand Jürgen Habermas, Wolfgang Schäuble ou Jean-Claude Trichet, prédécesseur de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne, militaient en faveur d'une Europe unie, sociale, ou au moins pour un ministre européen des finances. Les notes de Mme Guérot sur le site Web de l'ECFR se sont enflammées. Ainsi, en janvier 2012, elle a cru voir le changement lorsqu'elle a vu monter une république européenne, une démocratie paneuropéenne.

Dix-huit mois plus tard, elle a perdu tout espoir. "La grande Europe, avec tout ce qui va avec, on ne la verra pas." Elle constate une tendance à la renationalisation, aux attitudes menaçantes à l'égard de Bruxelles. "Tout le monde se couche devant le populisme." Elle a récemment interrogé quinze personnalités de divers pays sur ce qu'elles attendaient de Berlin : "Le message était unanime : c'est à l'Allemagne de faire naître une véritable Europe." Elle constate une énorme disparité entre le discours, qui va dans le sens d'une Europe forte, fédéraliste, avec un Parlement puissant, et les actes du gouvernement Merkel. "La devise de Berlin, c'est : ou bien une Europe allemande, ou bien pas d'Europe du tout", dit-elle. L'Europe, conclut-elle, est sur "la pente de la désintégration". "Et, une fois qu'on y est, on ne peut plus s'arrêter."

 ULRICH SPECK : MME MERKEL PÈCHE PAR AUTOSATISFACTION

Observateur de la politique étrangère basé à Heidelberg, Ulrich Speck analyse la politique extérieure sans appartenir à une institution, loin du microcosme berlinois. La "complaisance" de la politique allemande envers elle-même le dérange. A ses yeux, l'Allemagne n'est pas à la hauteur de ses responsabilités en Europe et dans le monde. Il regrette l'absence d'un débat sérieux sur le rôle du pays et sur une stratégie à long terme. Mais, en l'absence d'une culture de la politique étrangère susceptible d'accueillir un tel débat, Mme Merkel ne subit, selon lui, aucune pression pour changer de cap.

Il est vrai qu'en apparence celui-ci est une réussite. "Economiquement, ça marche. Si l'Allemagne était aussi à plat que la France sur le plan économique, nous en chercherions les causes." Au lieu de cela, dit-il, "toutes les conditions d'une politique du statu quo sont réunies. Merkel est applaudie en Allemagne comme à l'étranger. Britanniques et Français lui font de la lèche et, même face à Vladimir Poutine, Merkel se comporte désormais comme si elle jouait dans une catégorie supérieure, comme si Américains et Chinois étaient les seuls à son niveau".

Du point de vue de la politique étrangère, explique M. Speck, l'Allemagne est "rassasiée" : "Nous avons toujours voulu avoir autour de nous un cercle d'amis ; avec l'OTAN et l'élargissement de l'Union européenne, nous y sommes parvenus." Pour lui, vu de Berlin, le sauvetage de l'euro a manifestement eu lieu. Quant à l'UE, elle doit certes survivre, mais ne plus perturber les milieux allemands. "Nous, nous allons bien, et la Syrie n'est pas notre problème", dit M. Speck. La chancelière n'a aucune raison de mener une politique plus audacieuse, que ce soit en Europe ou dans les crises internationales. Cette attitude est risquée : "Si l'euro échoue, le marché commun échoue lui aussi, et toute l'architecture de l'après-guerre sera par terre." On attend désormais de l'Allemagne, selon M. Speck, qu'elle propose un mécanisme pour réconcilier le nord et le sud du continent. Mais pour lui, au lieu d'assumer le leadership, le gouvernement fédéral ne raisonne qu'en fonction de ses intérêts nationaux.

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