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"L'éclatement de l'Europe est un risque réel"

Menaces de la technocratie et du populisme.

Publié le 08 novembre 2011 à 13h24, modifié le 08 novembre 2011 à 14h04 Temps de Lecture 5 min.

Malgré tous les longs sommets et les querelles de détail, le sommet de Bruxelles a montré qu'il existe dans les grands traits un consensus croissant sur ce qu'il faut faire pour sauver l'euro : des règles budgétaires plus strictes, une recapitalisation des banques, une intégration fiscale profonde. Cela plutôt que de persister dans un progrès dérisoire et décousu qui a tant fait pour effrayer les marchés et si peu pour résoudre les crises du secteur bancaire européen et des dettes souveraines. Mais la classe politique se trouve face à un paradoxe : d'accord sur la nécessité de davantage d'Europe, elle ne voit pas comment amener ses électeurs à la suivre. Davantage d'Europe : bienvenue devant une nécessité impossible.

Deux tendances contradictoires mais qui se renforcent l'une l'autre ont défini l'intégration européenne : la technocratie et le populisme. L'objectif des technocrates était de construire l'Europe progressivement, en appliquant la "méthode Monnet". Mais au moment où l'Union européenne (UE) gagnait en maturité comme projet politique, c'est son succès même en tant que phénomène bureaucratique qui a alimenté une réaction populiste. Cette dernière a commencé au Royaume-Uni avec Margaret Thatcher, mais est devenue aujourd'hui une force paneuropéenne qui comprend des figures et des groupes de gauche et de droite, tels Geert Wilders aux Pays-Bas, les Vrais Finlandais, et Marine Le Pen. Leur grief commun est que l'UE serait une conspiration des élites destinée à construire "l'Europe contre le peuple". Au lieu de cela, leur projet est de mobiliser "le peuple contre l'Europe". A leurs yeux, l'UE veille au bien-être du grand négoce et des banques, mais pas à celui des gens ordinaires ; elle lève le contrôle des frontières ; et promeut la mondialisation plutôt qu'elle ne protège ses citoyens des conséquences de celle-ci.

On considère le populisme et la technocratie comme des contraires, mais ils se renforcent mutuellement, comme l'illustre la saga du traité de Lisbonne. Plus les dirigeants de l'UE tentent de retirer l'intégration européenne du domaine de la politique nationale, plus sa légitimité se trouve fragilisée, ce qui fait que les décideurs politiques ont plus encore la volonté d'esquiver l'opinion publique, ce qui à son tour crée un espace permettant l'émergence de partis populistes.

Trois voies se présentent aux technocrates pour résoudre la crise institutionnelle qui se cache derrière la crise de l'euro.

La première consiste à continuer ainsi tant bien que mal, c'est-à-dire à maintenir le système actuel de changement progressif sans changement par traités en créant de nouveaux dispositifs intergouvernementaux tels que le Fonds européen de stabilité financière (FESF), à poursuivre la marginalisation de la Commission européenne, et à encourager la Banque centrale européenne à acheter des obligations. Ce modèle met les pays en déficit sous une pression plus forte que les créanciers, par le biais d'accords qui pénètrent dans les coins et recoins de leur vie quotidienne.

La deuxième option serait de modifier les traités européens en vue de créer une "Union de stabilité". L'idée de l'Allemagne est de lancer une nouvelle Convention constitutionnelle afin d'inscrire les changements opérés jusqu'ici dans les traités européens - ce qui les rendrait compatibles avec les exigences de la Cour suprême allemande. On pourrait ainsi assister à l'établissement d'un ministère des finances de facto et à la création d'une base parlementaire et juridique pour le règlement budgétaire - ce qui permettrait à la Commission européenne de traîner un Etat en justice s'il ne respecte pas les normes budgétaires.

La troisième option pour les dix-sept membres de la zone euro serait de s'affranchir des traités et de signer entre eux un accord d'union fiscale contraignant. L'ex-ministre des affaires étrangères allemand Joschka Fischer a plaidé pour une Europe à deux vitesses qui partagerait l'UE entre une avant-garde (le groupe de l'euro) et une arrière-garde (le reste des Etats membres de l'UE). L'ironie de cet aménagement est qu'il donnerait lieu à une sorte de "fédéralisme sans les fédéralistes", parce que la plupart des institutions proeuropéennes, telles que la Commission européenne, le Parlement européen, la Cour européenne de justice et de nombreux Etats membres proeuropéens telle la Pologne, resteraient en dehors du nouveau noyau de l'euro.

Chacune de ces façons de procéder présente ses avantages et ses inconvénients, mais il est une chose qu'elles ont en commun : aucune de ces voies n'est susceptible de combler le fossé qui sépare l'Europe de ses citoyens. Depuis les votes négatifs de la France et des Pays-Bas en 2005, les partisans de l'Europe se sont retrouvés à défendre un statu quo insatisfaisant et intenable : une devise sans Trésor pour la garantir, des frontières communes sans politique migratoire commune, et une politique extérieure européenne technocratique coupée des sources de pouvoir nationales. La seule manière de redevenir crédible sera de s'attaquer de front aux problèmes dont parlent les populistes, c'est-à-dire de montrer comment l'on peut s'y prendre pour que le marché unique fonctionne pour les citoyens ordinaires autant que pour les banquiers, en se concentrant sur la croissance et la protection sociale ; de se charger du problème de la peur de l'immigration et de s'assurer que les coûts attachés à l'arrivée de réfugiés soient équitablement répartis ; de s'attaquer au vide, mis à nu par la Libye, des politiques communes de l'Europe en matière d'affaires étrangères et de défense.

L'éclatement de l'Europe est une menace réelle. Pourtant, comme l'a fait remarquer avec perspicacité le spécialiste en science politique polonais Jan Zielonka, "nous disposons d'un grand nombre d'ouvrages sur l'intégration européenne, mais d'aucun ou presque sur la désintégration". En réalité, chacune des trois voies dont j'ai esquissé les traits pourrait mener à la ruine. Dans le premier scénario, les dirigeants de la zone euro pourraient se montrer incapables de surmonter la crise, ce qui conduirait à un effondrement dramatique de l'euro. Le deuxième danger est que la recherche d'un accord autour d'un changement audacieux des traités européens s'achève par un échec - qui déclencherait la désintégration de l'UE. La troisième éventualité est la plus dangereuse - le spectre déguisé de la désintégration. Il serait tout à fait possible que les dirigeants de la zone euro parviennent à se rassembler et à sauver l'euro au moyen d'une intégration approfondie, mais détruisent en cours de route l'UE en bâtissant un noyau dur si intégré qu'il anéantirait le marché unique, laisserait les dix pays non compris dans la zone euro à la traîne, et empêcherait l'Europe d'user de sa puissance collective sur la scène mondiale.

(Traduit de l'anglais par Denis Bertet.)


Mark Leonard est l'auteur, chez Plon, de "Que pense la Chine ?" (2008) et de "Pourquoi l'Europe dominera le 21e

siècle" (2006).

L'European Council on Foreign Relations (Conseil européen des relations étrangères) est un think tank consacré à la politique de l'Union européenne.

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