La crise en Ukraine réduit les options de la Russie face à la Chine

« Plus la Russie est agressive en Ukraine, plus elle se rend dépendante de la Chine en Asie »

Gilbert Rozman, ancien professeur à l’université Princeton

Lundi 30 juin, à la Fondation Calouste Gulbenkian

Grozman

Le président chinois Xi Jinping a été reçu jeudi 3 juillet à Séoul pour son premier voyage dans la péninsule coréenne. Cette préférence donnée au Sud témoigne d’une certaine irritation de Pékin à l’égard de la Corée du Nord, son alliée traditionnelle. La visite souligne aussi les grandes manœuvres diplomatiques en cours dans cette région d’Asie de l’Est où plusieurs grandes puissances poussent leurs pions : la Chine, la Russie, le Japon et les États-Unis.

Un expert américain est particulièrement écouté sur ces dossiers. Depuis plus de 40 ans, Gilbert Rozman, étudie en profondeur – et dans leurs langues – les sociétés chinoise, russe et japonaise. Ce sociologue américain réputé s’est aussi penché plus récemment sur les deux Corées. Certains de ses plus récents travaux portent sur la façon dont l’héritage communiste façonne les identités chinoise et russe et crée entre elles des connivences.

De passage à Paris, Gilbert Rozman a souligné combien l’affrontement entre les Occidentaux et la Russie en Ukraine avait réduit les marges de manœuvre du Kremlin en Asie. Il a donné une conférence à la Fondation Calouste Gulbenkian, en partenariat avec le European council on foreign relations (ECFR), alors que se jouait le match de la coupe du monde de football opposant la France au Nigeria…

 » Poutine veut mener une politique active en Asie de l’Est »

« Le conflit en Ukraine a des implications pour la Russie en Asie », a souligné l’ancien professeur de l’université Princeton (New Jersey), devant une cinquantaine d’auditeurs. « Vladimir Poutine entend mener une politique active en direction de pays comme le Japon, les deux Corées, le Vietnam, l’Inde… Or l’antagonisme croissant avec les Occidentaux, et plus particulièrement les États-Unis, en Europe, le conduit à renforcer son alliance stratégique avec la Chine et restreint du même coup ses options dans les zones où Pékin veut faire prévaloir ses intérêts. Le contrat gazier géant que Vladimir Poutine est allé signer à Pékin symbolise cette contradiction. En négociation depuis des années, il va offrir d’importants débouchés à l’horizon 2020-2022  au gaz russe mais sans doute pas au prix espéré par Moscou ».

« Un durcissement à l’ouest provoquera un durcissement à l’est »

« En Asie de l’Est, la Russie a intérêt à favoriser une certaine multipolarité », précise Gilbert Rozman. « Mais celle-ci risque de pâtir de son isolement à l’Ouest. En fait, sans changement de sa politique à l’Ouest, Poutine réduira sa marge de manœuvre à l’Est. La multipolarité à l’ouest favorisera la multipolarité à l’Est tandis qu’un durcissement à l’Ouest provoquera un durcissement à l’Est ».

« Moscou veut vendre du gaz à Tokyo qui veut récupérer deux îles »

« Ainsi, les relations entre la Russie et le Japon ne peuvent pas se développer comme le souhaiterait le Kremlin », explique-t-il. « Moscou veut vendre du gaz à Tokyo qui veut récupérer deux îles de l’archipel des Kouriles. Or le conflit en Ukraine a au moins deux impacts. D’une part, le Japon doit se montrer solidaire des Occidentaux au sein du G7. Il a essayé de de poursuivre une ligne indépendante mais il est lui-même dépendant des États-Unis pour sa défense. Il a condamné l’action de la Russie en Ukraine mais a plaidé pour une réaction plus souple que les sanctions. Le Japon craint que les Occidentaux ne jette Poutine dans les bras de la Chine. Mais il n’a pas suffisamment d’autonomie et l’accord avec la Russie s’éloigne ».

« Une des obsessions de la Chine est de démoniser le Japon »

« Deuxième impact : une des obsessions de la politique étrangère de la Chine est de démoniser le Japon », poursuit Gilbert Rozman. « Elle veut affaiblir ce pays autant qu’elle le peut. De même que les Russes accusent les Ukrainiens d’être tous des fascistes dans une référence directe à la guerre de 1939-45, les Chinois accusent les Japonais d’être les impérialistes continuateurs des exactions de la seconde guerre mondiale – des références qu’entretient, il est vrai, l’aide droite du parti au pouvoir à Tokyo. La crise ukrainienne rend plus difficile pour Moscou de poursuivre ses propres ambitions avec le Japon sans tenir compte du contexte sino-japonais. En retour du soutien de la Chine sur l’affaire ukrainienne, notamment au conseil de sécurité de l’ONU, la Russie doit veiller à ne pas se mettre en travers vis-à-vis du Japon ».

« Moscou reste muet sur les archipels disputés de Mer de Chine »

« Le Vietnam est un autre exemple », continue l’universitaire. « La Chine se montre agressive en mer de Chine du sud, ce qui accroit la tension sur des archipels disputés avec le Vietnam et d’autres pays d’Asie du Sud-Est. La Russie reste muette. Elle souhaite construire une relation forte avec Hanoï, avec notamment la fourniture de sous-marins. Mais la nouvelle donne rend cette ambition plus difficile à concrétiser ».

« Les trois objectifs de la Corée du sud »

« Dans la péninsule coréenne, les cartes sont également rebattues » enchaine Gilbert Rozman. « Depuis un an et demi, la présidente Park Geun-Hye poursuit plusieurs objectifs, apparemment contradictoires : rehausser l’alliance militaire avec les États-Unis, améliorer ses relations avec la Chine, encourager le rôle de la Russie en Corée du Nord. Or ça devient difficile ».

« La Russie veut être une amie des deux Corées »

« La Russie se voit comme un partenaire spécial dans la péninsule coréenne », explique-t-il.  « Elle veut être une amie des deux Corées. Elle soutient l’idée de réunification, et des projets de développement communs comme le chemin de fer, le réseau électrique, les routes qui relieraient  les deux parties de la péninsule. C’est une autre logique que celle de la Chine, qui veut garder le contrôle de la Corée du Nord, ou celle des États-Unis, qui veulent garder le contrôle de la Corée du sud, où ils ont 30 000 soldats stationnés ».

« Moscou rêve de développer la région de Vladivostock »

« La Russie vise en fait le développement de son extrême Orient,  la région de Vladivostock, où elle a consenti de gros investissements ces dernières années, mais cela n’a pas payé », ajoute l’universitaire. »Elle redoute un vide démographique. La Chine coopère pour éviter une immigration illégale en provenance de son territoire. Il n’y a pas de ‘péril jaune’ mais un manque crucial de main d’œuvre. Moscou rêve de l’ouverture sur la péninsule coréenne, qui permettrait de faire venir des travailleurs et aurait un effet d’entrainement sur l’économie de toute cette région ».

« En Asie centrale, la route de la soie versus l’Eurasie »

« En Asie centrale aussi, Pékin et Moscou sont en concurrence », signale Gilbert Rozman. « Xi Jinping y a visité quatre pays, tissant son concept de ‘nouvelle route de la soie’. La Russie défend elle son idée d’Eurasie. Les deux pays mettent en avant la coopération économique mais il y a derrière des enjeux stratégiques et culturels. Dans cette compétition, Moscou n’a pas le même levier financier que Pékin, qui peut mettre du cash sur la table, accorder ses largesses à travers des accords de coopération, racheter les surplus de production que des pays enclavés ont du mal à écouler »…

« Beaucoup en Asie craignent que les États-Unis soient faibles »

« Finalement, le seul pays capable de s’opposer à la Chine aujourd’hui, ce sont les États-Unis », conclut le vétéran de Princeton. « Beaucoup en Asie craignent que la faiblesse supposée de Washington sur le dossier ukrainien face à Moscou ne soit le signal d’une faiblesse possible face à Pékin. Mais je ne le crois pas. En Ukraine, les États-Unis n’ont pas d’intérêts vitaux. Ils ne dépendent pas du gaz russe, contrairement aux Européens. Ils défendent d’abord des principes. Par ailleurs, quiconque à Washington défendrait l’idée d’une guerre à la façon de l’Irak en 2003 serait aussitôt mis dehors »!

« Si la Chine se montre plus agressive, Obama relèvera le défi »

« En Asie, c’est une autre histoire », assure-t-il. « Les États-Unis veulent garder leur suprématie militaire face à la Chine. Ils maintiennent l’US Navy à un très haut niveau d’opérabilité, ils renforcent leurs alliances et étendent leur partenariat, par exemple à l’Australie. Ils ont poussé à renforcer le système de défense anti-missiles en Corée du Sud et encouragent la nouvelle politique de défense du Japon. Si la Chine se montre plus agressive envers le Japon, Obama relèvera le défi. Et en ce qui concerne Hillary Clinton, qui ambitionne de lui succéder aux élections de 2016, elle fait déjà campagne sous le signe de la fermeté, de la force ».

 

 Pour aller plus loin

– L’article de La Croix : Pourquoi la Chine se rapproche-t-elle de la Corée du sud, paru le 3 juillet 2014;

– Le blog de Sylvie Kauffmann  En Asie, le Japon veut tenir tête à l’éléphant chinois, posté le 3 juillet 2014 sur le site du European council on foreign relations;

– Le blog Paris Planète « La Corée du Nord, puissance nucléaire qui entend le rester« , du 20 octobre 2012;

– Le blog Paris Planète « Pourquoi l’Inde s’arme contre la Chine », du 24 septembre 2013;

– le dossier Ukraine de La Croix.

Jean-Christophe Ploquin

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  1. Rédigé par Francois Damon | Le

    Le choix chinois face à l’annexion russe de la Crimée était de la condamner au nom du principe de non ingérence, mais c’était s’aliéner la Russie, son seul allié stratégique, ou de mettre à mal le principe en soutenant cet allié, ce qu’elle a choisi de faire. Le réalisme commandait de délaisser le principe afin d’éviter toute tension avec son voisin du nord et conserver les mains libres dans les Mers du sud. La Russie lui revaudra probablement ce choix.

  2. Rédigé par Hervé de Tréglodé | Le

    Gilbert Rozman n’est clairement pas un observateur indépendant. Son analyse démontre qu’il cherche avant tout à faire valoir des arguments en faveur de son pays. Son parti pris l’empêche de voir en profondeur.

    Devant son auditoire, si petit soit-il, il aurait dû rappeler que par son histoire et sa géographie, la Russie est d’abord un pays européen. Le général de Gaulle le répétait sans cesse. L’Union européenne et la Russie finiront bien par se rapprocher, ne serait-ce que sous l’influence de nombreux hommes d’État en Allemagne et ailleurs : en France, François Fillon, Jean-Pierre Chevènement, etc. Bien sûr, cet inéluctable rapprochement fait peur aux États-Unis, qui veulent par tous moyens le retarder. L’intérêt du gouvernement américain est de continuer à diaboliser V. Putin, à mobiliser à sa cause le Mainstream Media et les fausses ONG, et à entretenir le feu avec l’huile appelée OTAN ; il espère que la Russie deviendra un jour aussi docile que le Danemark ou la Belgique.

    Du côté de l’Asie, il est évident que la Chine et la Russie ont des intérêts communs : l’exploitation des hydrocarbures, la résistance à l’hégémonie des États-Unis, les relations économiques avec l’Inde et les autres pays d’Asie continentale, l’ouverture de la Corée du Nord, etc. D’autres sujets les séparent, comme celui des relations avec le puissant Japon. D’autres questions sont particulières à l’une ou l’autre des deux parties : la stabilité en Ukraine pour la Russie, le tracé des frontières maritimes pour la Chine, par exemple.
    Il est vrai que V. Putin voulait vite dénouer l’affaire des îles Kouriles par une transaction convenable. Mais les tensions en Asie, et probablement les pressions des États-Unis, paraissent renvoyer le traité de paix sine die. De toutes façons, entre la Chine et le Japon, la Russie n’hésitera jamais : la Chine est son voisin, et pour beaucoup de Russes, le Japon restera encore longtemps un « porte-avions américain ».

    Pour les vrais hommes d’État, la question principale devrait toujours être la paix. Or, la paix est impossible sans le renoncement à la violence des idées. Selon les dernières phrases de Gilbert Rozman, telles que rapportées à la fin de l’article, les États-Unis vont devenir plus menaçants en Asie. Qui peut s’en réjouir ? Celui qui aime la guerre et la mort certainement, mais pas celui qui aime la paix et la vie.

  3. Rédigé par Christine Jongen | Le

    Les intérêts nationaux peuvent être raisonnables, mais ils peuvent être sous la coupe d’ambitions mégalomaniaques et démesurées. C’est le cas de la Russie sous Poutine. Si l’Eurasie de Poutine avait offert à l’Ukraine une alliance comme celle qui unit les pays de l’Union européenne, elle y serait entrée. Mais son projet d’Eurasie entend rester sous domination russe. Certes il y a des terres russes dans l’Est de l’Ukraine, mais la Russie a avancé vers l’Ouest en 1945 sur des terres polonaises (la Pologne étant dédommagée aux dépens de terres allemandes). On ne peut l’oublier, la Russie a gagné des territoires au dépens de l’Europe au XXe siècle, cela suffit. L’Europe devrait garder de bonnes relations avec la Russie mais seulement sur cette base.

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