Non au retour à la normale ? Avec Jeanne Balibar, Aurélie Filippetti, Nicolas Hulot...

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Non au retour à la normale ? Avec Jeanne Balibar, Aurélie Filippetti, Nicolas Hulot...

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Dans les médias, l’heure est aux tribunes collectives, les appels se multiplient pour remettre l’ordre des choses à plat. Et réfléchir au monde qui vient.
Dans les médias, l’heure est aux tribunes collectives, les appels se multiplient pour remettre l’ordre des choses à plat. Et réfléchir au monde qui vient.
© Getty - Francesco Carta fotografo

La Revue de presse des idées. Culture, écologie, Europe. L’heure est aux tribunes collectives, les appels se multiplient pour remettre l’ordre des choses à plat. Et réfléchir au monde qui vient.

"La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre" pour Milan Kundera, et Malraux avait eu ce mot : "La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre."

Deux phrases qui relient les trois thèmes du jour entre eux. La culture, tout d’abord. Les mesures en faveur du monde culturel annoncées par le président de la République seront-elles à la hauteur des besoins et des espérances ? À l’heure où nous écrivons ces lignes, tous les espoirs sont encore permis, mais les incertitudes sont sans doute plus grandes encore. L’heure était donc aux cris et aux appels dans les journaux ce matin. Avant les annonces, le secteur de la culture a lancé ses ultimes bouteilles à la mer par tribunes interposées.

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La culture n'est pas un luxe

L’actrice Jeanne Balibar d’abord, à l’origine de la tribune du Monde signée par quelque sept cents personnalités publiques. Dans Les Inrocks, elle lance un cri d’alarme : 

Il y a une urgence. Il y a tous les jours des gens qui vont basculer au RSA. Il y a des compagnies qui sont déjà en train de crever. Il y a de l’argent qui est là, déjà débloqué dans les régions, mais qui administrativement ne peut pas être versé parce qu’on ne remplit pas la règle du “service fait” – évidemment puisque les compagnies n’ont pas pu faire ce pour quoi elles étaient programmées. On est en pleine destruction, déjà, en ce moment – c’est pour ça que je refuse les invitations à m’épancher sur le “monde d’après”. Là on n’est pas après, on est pendant.

Un cri d’alarme qui est, n’ayons pas peur des mots, aussi un coup de gueule adressé aux pouvoirs publics français, dans l’espoir d’être entendue : "Il y a sept milliards qui ont été débloqués pour Air France. Très bien, mais combien pour nous ? En Allemagne, Merkel a débloqué 50 milliards. En France, les besoins n’ont pas été chiffrés. Alors on ne sait pas ce que l’Etat peut se permettre, mais de toute façon la notion de ce que l’Etat peut se permettre a complètement changé entre le 15 et le 17 mars. C’est une idée de l’humanité et de la France qui est en jeu : est-ce qu’on pense qu’on s’occupe de tous les êtres humains qui sont dans le territoire dont on a la responsabilité politique, ou pas ? Est-ce qu’on pense qu’on s’occupe de garder un secteur d’activité qui représente 5 % du PIB, ou pas ? Est-ce qu’on veut garder une puissance de création poétique, ou pas ? Ou est-ce que par incurie, on envoie des millions de gens à l’aide alimentaire, à côté de quelques propositions Netflix ou des jeux vidéo fournis par des gens qui ne payent pas leurs impôts en France ?"

"Face une à situation exceptionnelle une réponse exceptionnelle s’impose" : c’est ainsi que la Société des réalisateurs français (SRF) formule ses revendications dans une lettre au président de la République publiée dans Libération, rappelant qu’"au sortir de la Seconde Guerre mondiale, seule une volonté politique forte a permis de faire du cinéma français le contre-modèle le plus puissant au cinéma américain. Aujourd’hui, nous vous demandons de relever à nos côtés ce nouveau défi." 

Mais il n’y a pas que le cinéma qui est aux abois, tant s’en faut. Autre appel dans Libération, pour une refonte du spectacle vivant emmené par Vincent Carry, directeur d’Arty Farty, association responsable des Nuits sonores à Lyon, qui annonce des états généraux de la culture indépendante. "Cette crise oblige tout le monde à réfléchir et à mettre en perspective ses activités. Au-delà, elle nous oblige collectivement, et sans exclure personne, pas même le secteur privé ou le ministère, à réfléchir au paysage culturel que nous voulons et dont nous avons besoin" écrit-il.

Le monde de la culture peut-il se relever du coronavirus ? C’est la question que le magazine Challenges a posée à l’économiste Françoise Benhamou qui rappelle que l'économie de la culture, c'est environ 2,3% du PIB tout compris, et 600 000 emplois :"Nous pouvons attendre un grand plan culture, répond cette spécialiste des politiques culturelles, d'autant plus que c'est le Président qui l'annonce. Il faudrait un plan qui soit extrêmement bien pensé, bien évalué et bien ciblé afin qu'il soit efficace et qu'il tombe juste. La priorité manifestement est au spectacle et ce monde sait faire valoir ses revendications. Mais je crois qu'il y a aussi un sujet sur la question des artistes."

Au-delà des appels, l’heure est à la réflexion. Le 1 consacre son numéro de la semaine au "Big bang" de la culture, et interroge aussi Françoise Benhamou. La journaliste maison Mathilde Serrell s’est attelée à une typologie très intéressante des initiatives qui ont fleuri pendant le confinement, et qui pourraient signer l’avènement, au lieu de la sempiternelle "culture pour tous", d’une "culture par tous", la fin de l’antagonisme binaire entre numérique et organique, la renaissance de la télévision publique ou encore une réduction d’échelle et une sobriété vertueuse en ce qui concerne la quantité d’œuvres produites.

Le fondateur d’Arte Jérôme Clément confirme : "Les acteurs culturels ont utilisé l’outil numérique d’une manière incroyable ces derniers jours : les œuvres et expositions en ligne grâce aux galeries et aux musées ; les captations de nombreux théâtres, les cours du Collège de France, les concerts de Daniel Barenboim à Berlin filmés par medici.tv, les rendez-vous du centre Pompidou. Et ce petit film de Cédric Klapisch avec les danseurs confinés de l’Opéra, quel bijou ! Il y a aussi tous les acteurs de la télévision culturelle et éducative, la cinémathèque, le boulot formidable de France 4 et d’arte.tv, ou les podcasts géniaux de France Culture (on peut se faire plaisir un peu)…"

Mais attention aux lendemains qui déchantent. C’est le moment, écrit Jérôme Clément, de se saisir de ce bouleversement pour "rétablir notre souveraineté culturelle" et refaire de la question culturelle une question politique. 

À cet égard, toujours dans Le 1, le politiste Vincent Martigny se demande quel sera l’avenir du ministère dédié à la culture : "Est-il appelé à figurer sur la longue liste des victimes du Covid-19 ? À en croire le silence qui règne rue de Valois depuis le début de l’épidémie, on est tenté de le croire. Alors que le secteur culturel est au bord du gouffre, le ministère fait preuve d’une gestion atone des conséquences de la crise sanitaire. Goliath de l’économie française, la culture, qui représente 2,3 % du PIB avec un chiffre d’affaires de plus de 47 milliards d’euros, et emploie près de 630 000 personnes – plus que le secteur automobile –, est traitée par l’exécutif en David."

La faute, écrit Vincent Martigny, n’en revient pas seulement à l’actuel locataire de la rue de Valois, "le ministère n’en finit pas de dépérir depuis deux décennies" et "l_es causes structurelles de son déclin ne manquent pas."_

Mais une chose est sûre : les industries culturelles, festivals, musées et artistes qui tentent d’inventer le monde d’après le pourront le faire "sans l’aide d’un ministère rénové, revitalisé, régénéré dans ses ambitions."

L’ancienne ministre de la Culture Aurélie Filippetti répond à l’interpellation dans AOC : "Ministre, comme nombre de mes prédécesseurs et comme mes successeurs, je n’ai pas réussi à convaincre le président de la République de la nécessité de renforcer les ressources budgétaires de la Culture. Depuis plus de dix ans, celles-ci diminuent, alors que les dépenses fiscales (défiscalisations de tous ordres) augmentent. »

Elle pose quelques jalons pour l’avenir, incluant, c’est à noter, la presse : 

Se réinventer, c’est promouvoir un véritable service public de la culture, financé par un New Deal alliant l’État et les collectivités locales, et destiné à tous les établissements publics mais aussi aux petites et moyennes entreprises du secteur culturel, et au secteur associatif. Cela doit être financé par une taxation, à l’échelle nationale et européenne, des monstres du numérique qui tirent plus que jamais profit de leur monopole de diffusion en confinement. Lorsque Roosevelt lança le New Deal, il n’oublia pas la culture à travers le Federal Art Project, ni ses professionnels dans le WPA (Work Project Administration). Il est donc urgent de mettre sur pied un revenu de base pour les artistes et techniciens relevant de l’intermittence, pour les plasticiens, les auteurs et pour tous ceux qui en auront besoin.

L'Invité(e) des Matins
38 min

Ecologie

À côté des inquiétudes et des réflexions touchant à la culture, d’autres tribunes collectives ont exprimé leurs craintes pour l’avenir de la planète. On pourra les lire ici et là.

Mais la principale contribution est venue de Nicolas Hulot, dans Le Monde.  L’ancien ministre pense que "le monde d’après sera radicalement différent de celui d’avant, de gré ou de force". Le temps est venu de tout remettre à plat partant du constat que "le Covid-19 met à nu les affres de la mondialisation et les limites d’un modèle. Tout est lié : crise économique, écologique, sociale."

Il en appelle à la mise en place d’un nouveau modèle économique et démocratique : "C’est le moment de débattre, par exemple, du revenu universel, de la taxe sur les transactions financières, de la relocalisation d’un certain nombre d’activités et des chaînes de valeur, mais aussi de la nécessité du juste échange plutôt que du libre-échange, ou encore de la revalorisation de tous les métiers vitaux."

Nicolas Hulot veut voir et faire "les choses en grand" :

Réformer la fiscalité et avoir une TVA incitative, en Europe, sur les biens et les services écologiquement et socialement vertueux [...]. Remettre sur la table l’idée des monnaies locales complémentaires qui permettraient à des collectivités de pouvoir aider les plus démunis à accéder à des biens et des services de première nécessité. Revaloriser très rapidement ces métiers essentiels que l’on a redécouverts pendant la pandémie de Covid-19 [...] Lutter contre le déterminisme social. Cela peut paraître grandiloquent, mais ce monde insupportable, qui crée de l’humiliation, n’a pas d’issue pacifique. Il doit être radical en humanité et en solidarité. Il faut donc distribuer de l’argent, se fixer des limites dans les revenus, dans la cupidité. Le temps de l’Etat régulateur est revenu, mais sur des bases démocratiques, avec des citoyens qui doivent participer à l’énoncé de ces règles communes.

A propos des cent propositions qu’il fait pour un nouveau monde, il se défend de viser une quelconque échéance politique dont il estime ne pas être l'urgence pour le moment : "C’est l’heure de vérité pour l’Europe, par exemple. Soit on continue avec cette économie de marché, où règne la loi du plus fort, soit on bascule dans une Europe des solidarités, qui tende la main à l’Afrique. Soit on va dans une forme de fanatisme, en repartant à l’identique, soit on tire les leçons de cette crise."

Europe : l'heure de vérité ?

Nous vivons bien "un moment de vérité européen", confirment Tara Varma et Jonathan Hackenbroich du think tank European Council on Foreign Relation (ECFR), à lire sur le site du Grand Continent. Il s’agit de savoir si l’Europe est capable de se montrer “solidaire” en temps de crise.  "Au Nord, les dirigeants politiques affirment qu’il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’émission de dette commune pour offrir de l’aide aux plus touchés. Ce qui, pour le Sud, constituerait une solution technique apportée à un problème politique est considéré par le Nord comme une solution politique à un problème technique."

Et la partie n’est pas gagnée, tant l’idée des coronabonds (ou Eurobonds) est “politiquement toxique en Allemagne”, comme le démontre le jugement rendu mardi 5 mai par la Cour Constitutionnelle allemande sur la légalité des rachats de dette publique par la Banque centrale européenne (BCE).

Alors qu’Emmanuel Macron cherche désormais un grand compromis et qu’Angela Merkel a assuré que l’Allemagne ferait preuve de davantage de solidarité, Tara Varma et Jonathan Hackenbroich espèrent "que la réunion de l’Eurogroupe du 8 mai permettra de faire avancer les décisions relatives à la reconstruction européenne, puisque pour Paris ce n’est rien de moins qui est en jeu que la sauvegarde de l’Union et de la zone euro". 

Mais avant de penser à la sauvegarde de la zone euro, peut-être est-il temps de repenser l’entité Europe. C’est ce qu’avance avec emphase l’historienne et secrétaire perpétuelle de l’Académie française Hélène Carrère d’Encausse dans Le Figaro

L’Europe a été, est un projet magnifique, un trésor, mais un trésor que nous avons maltraité et laissé dériver vers des querelles et des intérêts particuliers [...] L’Europe a été victime de simplifications outrancières: on a opposé l’Europe des nations à l’Europe supranationale, [...] l’Europe s’est depuis 1990 amputée d’une part d’elle-même, elle est incomplète ; c’est une Europe politique, économique à laquelle manque l’essentiel, la civilisation héritée d’Athènes et de Rome, celle de l’Europe chrétienne, avec ses deux poumons, la chrétienté romaine et la chrétienté byzantine et l’extraordinaire bouillonnement culturel des XVIe au XXe siècles. Le moment est venu de repenser une Europe fondée sur la civilisation, qui s’étende à tout le continent en englobant la Russie. »

C’est de cet élargissement que discutent quatre politologues, spécialistes des questions européennes, dans la revue Esprit, alors que le sommet UE-Balkans pour l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine du Nord s’est ouvert aujourd’hui en visioconférence. Faut-il intégrer les Balkans à l’Union européenne ? La France avait répondu “non” en octobre 2019. Jacques Rupnik, Lucas Macek, Sébastien Maillard et Thierry Chopin y sont pourtant favorables : 

L’élargissement vers les pays des Balkans constituera une revanche du projet européen [...], la confirmation de la pertinence et de la force du projet des pères fondateurs. A contrario, remettre en question cet élargissement serait un contre-sens absolu par rapport à ce même projet. Mais quel dirigeant porte aujourd’hui une interprétation politique et historique de cet élargissement ?

Renforcer l’Union européenne et la “réunifiant”, c’est tout l’enjeu de l’Europe d’après, et c’est pourquoi les auteurs suggèrent de changer de vocabulaire : "Parler de réunification plutôt que d’élargissement permettrait de ne pas nourrir le sentiment d’extension indéfinie et d’indétermination territoriale inhérent au mot ‘’élargissement’’ qui inquiète, surtout à l’Ouest." 

À réécouter : Perdre l'Europe
drapeau européenne

Pour aller plus loin

Alors qu’on réclame un "New Deal" pour la culture, Roosevelt l’avait imaginé en 1933. Frédéric Martel sur franceculture.fr rappelle revient sur la plus importante innovation culturelle américaine 

Références