Retour sur investissement : Pourquoi et comment les Européens doivent-ils aider l’Égypte et la Tunisie à faire face à leurs difficultés économiques ?
Résumé
- Les économies de l’Egypte et de la Tunisie se caractérisent par la faiblesse de leur secteur privé, leur entrisme et la mainmise de groupes d’intérêt qui permettent aux actuels dirigeants de se maintenir au pouvoir.
- Les fragilités structurelles de ces économies ont conduit à des crises récurrentes et des conditions de vie difficiles pour leurs populations, qui pourraient mener à une situation d’instabilité sociale et politique dans ces pays ainsi qu’à une éventuelle croissance de la migration vers l’Europe.
- L’UE veut s’assurer que l’aide financière qu’elle fournit contribue à encourager la mise en place de réformes nécessaires. Mais les dirigeants égyptiens et tunisiens s’opposent à un changement de stratégie, pour des raisons politiques et idéologiques, tout en s’appuyant en partie sur le soutien des pays du Golfe.
- Les Européens doivent articuler leur assistance économique à une meilleure compréhension des dynamiques politiques internes et des évolutions régionales, afin de conserver le plus d’influence possible sur les financements qu’ils fournissent.
- Les Européens devraient adopter des exigences de transformation politique plus réalistes et mieux ciblées en faveur de réformes économiques et financières dans les deux pays, et devraient coopérer aussi étroitement que possible avec les partenaires du Golfe, qui exigent d’ores et déjà davantage du Caire et de Tunis en échange du soutien qu’ils leur apportent.
Des économies en crise
Les crises de ces dernières années ont séparé les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord en deux groupes : les gagnants et les perdants. Alors que les grands pays exportateurs d’énergie ont prospéré grâce à la hausse du prix des hydrocarbures, les autres ont été frappés par une succession de chocs, parmi lesquels la hausse du prix des importations, les fuites de capitaux et la chute de la croissance. Parmi les économies chancelantes de la région, l’Égypte et la Tunisie inquiètent particulièrement l’Europe, qui craint qu’une faillite économique ne se traduise en instabilité politique et immigration irrégulière vers les côtes européennes. Les politiciens européens se sont impliqués dans d’importantes initiatives pour soutenir ces économies : l’Union européenne a convenu d’un programme d’assistance financière majeur avec l’Égypte, et a longuement dialogué avec la Tunisie en vue de mettre en œuvre un accord équivalent. Les économies des deux pays présentent de profondes fragilités économiques, qui restent jusqu’alors non résolues.
Les situations économiques de l’Égypte et de la Tunisie se distinguent à bien des égards. La taille et le poids géopolitique de l’Égypte contrastent avec le rayonnement international relativement modeste de la Tunisie, et les puissances extérieures traitent donc ces deux pays de manière différente. En Égypte, l’armée domine la vie économique, tandis qu’il y a en Tunisie un puissant syndicat du secteur public, l’UGTT, et un écosystème d’oligarques. En outre, l’Égypte a toujours coopéré avec le FMI, alors que le président tunisien, Kais Saied, rejette dans ses déclarations incisives ce qu’il qualifie de « diktats » du FMI. Les similitudes structurelles entre les difficultés économiques des deux pays permettent toutefois d’aller au-delà de ces contrastes. L’Egypte comme la Tunisie pâtissent d’une économie tournée vers une petite élite, d’un secteur privé anémique et de déficits continus qui ont conduit à un endettement onéreux.
L’Égypte et la Tunisie sont également comparables quant aux défis qu’elles posent aux initiatives européennes d’assistance économique. Avec les deux pays, l’UE fait face à un dilemme similaire : comment concilier la fourniture d’une aide à court terme, visant à éviter l’effondrement économique, avec l’objectif à plus long terme d’encourager les réformes qui aideraient les pays à adopter une meilleure trajectoire économique ? Ce dilemme surgit parce que les dirigeants de l’Egypte, comme de la Tunisie, s’opposent à conduire des réformes majeures, qui impliqueraient de s’attaquer à des intérêts personnels dont ils dépendent directement, ainsi que d’aller à l’encontre de certaines de leurs convictions idéologiques fondamentales. Le président égyptien Abdel Fattah al-Sisi, et le tunisien Kais Saied, ont donc tenté de pousser les partenaires internationaux à apporter leur soutien, sans toutefois s’engager pleinement à effectuer les changements que leurs partenaires souhaiteraient voir à l’œuvre. En négociant avec l’UE ou les États membres individuellement, ils ont cherché à obtenir une aide financière à des conditions favorables, en soulignant le risque d’instabilité lié aux difficultés économiques et mettant en avant l’importance de poursuivre la coopération dans des domaines tels que l’immigration. Ces pressions incitent les décideurs européens à soutenir les économies de ces pays par une approche court-termiste.
Ce serait pourtant une erreur d’apporter une aide à l’Égypte et à la Tunisie qui leur permette de continuer à esquiver la nécessité de mettre en œuvre des réformes significatives. Au lieu de cela, l’objectif des Européens devrait être d’utiliser la perspective du soutien financier pour obtenir en retour le plus de changements possibles dans les politiques économiques égyptienne et tunisienne. Dans le cas de l’Égypte, il s’agirait de persuader le pays de respecter les engagements pris envers le FMI ; dans le cas de la Tunisie, il s’agirait de trouver le moyen de pousser le gouvernement à s’engager dans un programme de réforme crédible. Pour ce faire, les décideurs européens doivent comprendre précisément quelles sont les réformes nécessaires, mais aussi quels sont les facteurs politiques qui façonnent les politiques de Sisi et de Saied. En outre, ils doivent tenir compte des actions d’autres puissances influentes – non seulement du FMI (au sein duquel l’Europe dispose évidemment d’une influence significative), mais aussi des monarchies arabes du Golfe, dont la force de frappe financière en fait des acteurs extrêmement importants dans l’ensemble de la région. Une sensibilité accrue au contexte politique et régional entourant l’élaboration des politiques économiques égyptiennes et tunisiennes est indispensable aux responsables européens s’ils veulent utiliser leur influence le plus efficacement possible.
Cette note politique analyse la situation économique et le contexte politique en Egypte et en Tunisie, ainsi que le positionnement des pays du Golfe en termes de soutien économique à ces pays. Cette note statue que les deux pays ont besoin d’un renouvellement profond de leur modèle économique, même si l’on doit s’attendre à ce que les régimes au pouvoir résistent au moins à certaines des réformes nécessaires. Elle examine les contours évolutifs de la « diplomatie du sauvetage financier » des États du Golfe et note les points sur lesquels les demandes de ces États et celles de l’Europe et du FMI se recoupent, ainsi que leurs divergences persistantes. En se fondant sur cette analyse, cette note politique soutient que les Européens doivent continuer à pousser en faveur des conditions qu’ils ont souhaité relier à l’assistance financière, tout en développant des stratégies politiques pour s’assurer que ces conditions prennent plus d’importance. Les nouvelles stratégies européennes en matière d’assistance à l’Egypte et à la Tunisie devraient impliquer une hiérarchisation plus claire des objectifs réalisables, un ajustement du cadre des réformes dans le but de minimiser une résistance que l’on peut anticiper, et une coordination accrue avec les partenaires du Golfe pour viser à une meilleure adéquation entre leur position et les exigences européennes. Outre les recherches documentaires, la note s’appuie sur des entretiens et des conversations privées menés par les auteurs avec des fonctionnaires et des experts, en lien avec, ou basés dans les pays étudiés.
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