Paix ou justice : la fracture européenne au sujet de la guerre en Ukraine

Statue de Lady Justice sur le Old Bailey, près de la cathédrale St Paul à Londres
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  • Un nouveau sondage de l’ECFR révèle un clivage croissant entre ceux qui veulent la « paix » et ceux qui veulent la « justice » dans la guerre en Ukraine – les premiers s’inquiétant du fait que leurs gouvernements nationaux privilégient l’action contre la Russie au détriment d’autres questions importantes, telles que la hausse de l’inflation et du coût de la vie.  
  • Des majorités dans toute l’Europe accusent la Russie d’être à l’origine du déclenchement de la guerre (c’est le cas de 62 % des citoyens français) et la considèrent comme le principal obstacle pour parvenir à un accord de paix (53 % des citoyens français partagent cette opinion). Le sondage révèle un soutien massif à la politique occidentale consistant à couper les ponts avec Moscou, mais aussi des inquiétudes quant au coût des sanctions économiques et à la menace d’une escalade nucléaire. 
  • À moins que quelque chose ne change radicalement, les Européens s’opposeront à une guerre longue et prolongée. Il n’y a qu’en Pologne, en Allemagne, en Suède et en Finlande que la décision d’augmenter les dépenses militaires bénéficie d’un soutien important de l’opinion publique. En France, seuls 3 sondés sur 10 (31 %) pensent qu’il faudrait augmenter le budget de la défense.  
  • Les Européens souhaitent que l’UE réduise sa dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes, même si cela doit se faire au détriment des objectifs climatiques de l’Union. Les Français sont plus modérés sur ce point. Moins de la moitié des personnes interrogées (49 %) estiment que l’UE doit diversifier ses sources d’énergie, tandis que 33 % pensent que l’UE doit donner la priorité à ses engagements climatiques. 
  • Nombreux sont ceux qui craignent que la guerre en Ukraine porte préjudice à l’UE, alors que la Chine et les États-Unis évitent les graves retombées du conflit. 
  • Cette évolution de l’opinion publique, loin de ce qui se passe sur le champ de bataille, risque de fracturer l’unité de la position européenne sur le conflit, selon les coauteurs du rapport, Mark Leonard et Ivan Krastev.  

Les Européens ont surpris Vladimir Poutine et eux-mêmes par leur unité et leurs décisions en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais ils craignent les difficultés économiques d’un conflit prolongé, selon une nouvelle étude étayée par des sondages publiée aujourd’hui par l’ECFR. L’enquête menée par l’ECFR auprès de neuf États membres de l’UE (Finlande, France, Allemagne, Italie, Pologne, Portugal, Roumanie, Espagne et Suède), ainsi qu’au Royaum-Uni, a révélé que même si le soutien à l’Ukraine reste élevé, les préoccupations des Européens ne concernent plus seulement les développements sur le champ de bataille, mais aussi les impacts plus larges du conflit, notamment les perturbations des chaînes d’approvisionnement, la flambée des prix de l’énergie et l’inflation croissante. L’étude montre que de nombreux Européens souhaitent que la guerre prenne fin le plus rapidement possible, même si cela implique des pertes territoriales pour l’Ukraine, et estiment que l’UE se retrouvera affaiblie suite au conflit, par rapport aux États-Unis et à la Chine. 

Dans son rapport intitulé “Paix ou justice : la fracture européenne au sujet de la guerre en Ukraine”, l’ECFR a constaté qu’en dépit d’un fort soutien dans toute l’Europe à la candidature de l’Ukraine pour entrer dans l’UE et à la politique occidentale consistant à rompre les liens avec Moscou, un fossé se creuse entre les positions de nombreux gouvernements nationaux et l’opinion publique dans leurs pays respectifs. Le sondage, réalisé par Datapraxis et YouGov entre le 28 avril et le 11 mai 2022, montre que même si les Européens sont majoritairement d’accord concernant la responsabilité du conflit en Ukraine (avec 73 % affirmant que la faute incombe à la Russie, dans l’ensemble des pays interrogés), il existe un fossé entre ceux qui souhaitent que le conflit prenne fin dès que possible (camp de la paix) et ceux qui pensent que la Russie doit être punie et rendre des comptes pour ses violations du droit international (camp de la justice).  

Bien que l’Ukraine bénéficie d’un soutien quasi universel dans ce conflit, l’enquête révèle que les Européens sont divisés quant à la manière dont cette guerre devrait se terminer. Les coauteurs du rapport, Mark Leonard et Ivan Krastev, mettent en garde les dirigeants de l’UE contre toute « position maximaliste » à l’égard du conflit et leur suggèrent de rester fermes à l’égard de la Russie, mais prudents quant aux dangers d’une escalade. 

Le rapport de l’ECFR identifie trois groupes distincts de citoyens vis-à-vis de l’Ukraine : ceux qui veulent la « paix » dès que possible ; ceux qui veulent la « justice » en restaurant l’intégrité territoriale de l’Ukraine et en punissant la Russie pour son invasion illégale d’un État souverain ; et enfin, ceux qui partagent les sentiments anti-russes du groupe de la « justice », et les craintes d’escalade du camp de la « paix ». 
 
Les principales conclusions de l’enquête paneuropéenne de l’ECFR sont les suivantes : 

  • La Russie est universellement accusée d’avoir déclenché le conflit et est également considérée comme le principal obstacle à la paix. Plus de 80 % des personnes interrogées en Pologne (83 %), en Suède (83 %), en Finlande (90 %) et au Royaume-Uni (83 %) considèrent la Russie comme responsable de cette guerre un point de vue partagé par de fortes majorités en Italie (56 %), en France (62 %) et en Allemagne (66 %). Un résultat comparable apparaît également lorsque l’on demande quel est le principal obstacle à un éventuel accord de paix. Dans tous les pays, une majorité ou une pluralité de citoyens considèrent la Russie comme le principal obstacle, ce point de vue étant le plus évident en Finlande (où 87 % sont de cet avis), en Suède (82 %), au Royaume-Uni (76 %), en Pologne (74 %) et en Espagne (69 %). Cette position est moins répandue en Roumanie (42 %) et en Italie (39 %), mais reste l’opinion dominante dans ces deux pays. 
  • La décision de couper les ponts avec la Russie bénéficie d’un fort soutien en Europe. Une majorité de personnes interrogées pensent que les gouvernements nationaux devraient rompre les relations économiques et culturelles avec Moscou, et l’opinion dominante est également que leur pays devrait couper tous les liens diplomatiques avec la Russie. Ce sentiment concernant la rupture des liens diplomatiques, est particulièrement prononcé en Pologne, qui a accueilli plus de la moitié des réfugiés ayant fui l’Ukraine. En France, 67 % des personnes interrogées soutiennent les efforts de leur gouvernement pour aider à réinstaller les réfugiés ukrainiens. Ce chiffre est à comparer aux 91 % en Finlande, 90 % en Suède, 83 % au Portugal et en Espagne, 82 % au Royaume-Uni, 76 % en Allemagne et 71 % en Pologne.  
  • Les Européens souhaitent que l’UE réduise sa dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes, même si cela doit se faire au détriment des objectifs climatiques de l’Union. C’est le point de vue qui prévaut (58 %) dans tous les pays interrogés et dans tous les camps électoraux, le plus marqué étant celui de la Finlande (77 %), qui importe la majeure partie de son gaz de Russie. Ce résultat indique que l’opinion publique soutient la sixième série de sanctions annoncées par le Conseil européen le 30 mai 2022, notamment un embargo partiel sur le pétrole russe associé à un investissement important dans les énergies renouvelables dans le cadre de la diversification énergétique de l’Union. Les citoyens français sont partagés sur ce point. Moins de la moitié des personnes interrogées (49 %) estiment que l’UE doit diversifier ses sources d’énergie, tandis que 33 % pensent que l’UE doit donner la priorité à ses engagements climatiques. 
  • Les Européens sont divisés entre ceux qui veulent la « paix » et ceux qui veulent la « justice » dans ce conflit. Dans les 10 pays sondés, 35 % se situent dans le camp de la « paix », et 22 % dans celui de la « justice ». 20 % peuvent être considérés comme « indécis », c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de préférence entre les impératifs de paix et de justice mais qui soutiennent quand même largement l’action de l’UE en réponse à la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Le camp de la paix est le plus soutenu par les Italiens, dont 52 % ont choisi cette option, tandis que les Polonais sont les premiers à soutenir le camp de la justice, avec 41 % d’entre eux donnant la priorité à la punition de la Russie et à la restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. En France, le groupe majoritaire, avec 41 % des sondés, est le camp de la « paix ». Un peu plus d’une personne interrogée sur cinq (23 %) se range dans le camp de la « justice », tandis que les électeurs « indécis » représentent 13 % des citoyens.  
  • La plupart des Européens souhaitent que la guerre prenne fin le plus rapidement possible, même si cela implique des pertes territoriales pour l’Ukraine. Si les Européens sont solidaires de l’Ukraine, la Pologne est le seul pays interrogé où l’opinion la plus populaire est qu’il faut en priorité punir la Russie pour son agression.  
  • Les personnes interrogées qui souhaitent la « paix » sont plus enclines à croire que la situation de l’Ukraine sera pire que celle de la Russie à la fin du conflit. Cela indique que, bien que démographiquement diversifié, le camp de la paix est uni et motivé par ses préoccupations concernant l’impact de la guerre. 
  • Les opinions sur la réponse politique de l’UE varient selon que l’on recherche la « paix » ou la « justice ». Alors que le camp de la justice et les électeurs indécis sont favorables à une rupture des liens économiques, diplomatiques et culturels avec la Russie, les partisans de la « paix » s’opposent pour la plupart à la réduction des liens diplomatiques et culturels. La même division persiste sur la question de la défense : le camp de la « paix » s’oppose à l’idée d’une zone d’exclusion aérienne et au déploiement de troupes en Ukraine, tandis que les autres groupes soutiendraient majoritairement de telles mesures. 
  • Beaucoup pensent que la guerre en Ukraine finira par nuire à l’Union européenne, et que la Chine et les États-Unis éviteront toute retombée grave du conflit. Une majorité d’Européens (55 %) prévoit que l’Union européenne sera « légèrement » ou « beaucoup plus » mal en point à la suite du conflit.  
  • Le sentiment dominant est que les gouvernements se concentrent trop sur la guerre, au détriment d’autres problèmes auxquels sont confrontés leurs propres citoyens. 42 % des personnes interrogées ont déclaré que leur gouvernement consacrait trop de temps à la guerre en Ukraine, tandis que 36 % étaient satisfaits de l’attention accordée au conflit, et 4 % ont déclaré que la guerre était trop peu prise en compte. La Pologne et la Roumanie sont les seuls pays parmi ceux qui ont été interrogés où plus de la moitié des sondés ont déclaré que leur gouvernement accordait trop d’attention à la guerre en Ukraine. En France, l’opinion la plus répandue (43 % des sondés) est que leur gouvernement national a consacré « trop » de temps au conflit en Ukraine, par rapport à d’autres questions clés. 
  • Les principales préoccupations des Européens à l’égard du conflit sont les répercussions sur le coût de la vie et la menace d’une escalade nucléaire. Bien que cette inquiétude soit présente dans tous les pays, celle-ci diffère dans la manière dont les citoyens hiérarchisent leurs préoccupations. Les personnes interrogées en Allemagne, en Italie et en France sont les plus préoccupées par l’impact de la guerre sur le coût de la vie et les prix de l’énergie. Les Suédois, les Britanniques, les Polonais et les Roumains sont plus préoccupés par la menace d’une guerre nucléaire. Les pays les plus éloignés de la Russie le Portugal et l’Espagne sont préoccupés par les deux menaces de manière presque égale, tandis que la Finlande est le pays le plus préoccupé par le risque d’une action militaire de la Russie dirigée contre elle. 
  • Il existe des divergences d’opinion importantes entre les pays qui partagent une frontière terrestre avec l’Ukraine. En Pologne, 83 % des personnes interrogées estiment la Russie responsable du conflit, contre seulement 58 % en Roumanie, tandis que 74 % considèrent la Russie comme le principal obstacle à la paix contre 42 % en Roumanie. Les Polonais et les Roumains diffèrent également quant à la force de leur solidarité avec l’Ukraine. Par exemple, 71 % des Polonais et 54 % des Roumains sont favorables à une augmentation de l’aide économique apportée à l’Ukraine. L’envoi d’armes supplémentaires à l’Ukraine est soutenu par 78 % en Pologne contre seulement 46 % en Roumanie. Les deux pays diffèrent le plus sur l’idée d’envoyer des troupes en Ukraine. Les Polonais sont parmi les rares pays où le soutien l’emporte sur l’opposition (46 % contre 30 %), tandis que les Roumains s’opposent clairement à l’envoi de troupes (44 % contre 26 %). La géographie n’est donc pas le facteur le plus important pour définir l’attitude des citoyens face à la guerre. 

Dans leur analyse des données, Mark Leonard et Ivan Krastev affirment que l’opinion publique européenne est en train de changer et que les « jours les plus difficiles » de l’UE sont peut-être à venir. La « résilience des démocraties européennes », écrivent-ils, « dépendra largement de la capacité des gouvernements à maintenir le soutien des citoyens à des politiques potentiellement néfastes », comme un embargo sur le pétrole russe qui ferait grimper les prix de l’énergie, déjà en hausse, et aurait de graves répercussions sur les économies européennes.  

Mark Leonard, co-auteur du rapport et directeur de l’ECFR, déclare au sujet du sondage : 

« Les Européens ont surpris Vladimir Poutine, et eux-mêmes, par leur unité jusqu’à présent, mais les grandes tensions arrivent maintenant. Il existe des divisions potentielles sur la hausse du coût de la vie, les réfugiés et l’escalade nucléaire, mais le grand fossé se situe entre ceux qui veulent mettre fin à la guerre le plus rapidement possible et ceux qui veulent que la Russie soit punie. S’il est mal géré, le fossé entre le « camp de la paix » et le « camp de la justice » au sujet de l’Ukraine pourrait être aussi dommageable que celui entre les créanciers et les débiteurs pendant la crise de l’euro. » 

 
Ivan Krastev, co-auteur et président du Centre for Liberal Strategies, ajoute : 

« C’est l’opinion publique européenne qui a créé l’unité de l’UE après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et c’est maintenant aux dirigeants européens de maintenir cette unité. »  

Ce nouveau sondage, et le rapport qui l’accompagne, font partie d’un projet plus large de l’ECFR visant à comprendre les opinions et les demandes des Européens en matière de politique étrangère. Les publications antérieures basées sur des sondages incluent l’examen des opinions européennes sur le leadership de la France en politique étrangère, celui des attitudes des Européens à l’égard de l’Ukraine et de la Russie avant le conflit actuel ; la manière dont la crise du COVID-19 a réorganisé les opinions et les identités politiques en Europe ; ainsi que des recherches étayées par des sondages concernant les opinions et les attentes des Européens à l’égard des États-Unis et d’autres puissances internationales. 

L’enquête de l’ECFR auprès des Européens, datant de février 2022, avant le début du conflit ukrainien, est accessible ici.  

Vous trouverez de plus amples informations, ainsi que des détails sur les résultats de l’ECFR dans le cadre de ce programme, à l’adresse suivante : https://www.ecfr.eu/europeanpower/unlock

L’ECFR a également lancé récemment un nouvel « indice de souveraineté européenne », qui permet aux utilisateurs de consulter les groupes et les profils des États membres de l’UE, afin de voir où ils en sont les uns par rapport aux autres, ainsi que les principales forces et faiblesses de chaque pays dans leur contribution à la souveraineté européenne. Il répertorie également les contributions des États membres en matière de climat, de défense, d’économie, de santé, d’immigration et de technologie. Vous pouvez accéder à cet outil ici

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