Politique européenne et pandémie : comment le virus a changé notre vision du monde

Publication cover
Texte complet disponible en
Résumé disponible en

Introduction

  • Un nouveau sondage important, publié aujourd'hui dans un rapport d'Ivan Krastev et Mark Leonard, tord le cou à trois illusions qui ont fait les gros titres pendant la pandémie du coronavirus et constate un large soutien en faveur d'une relance menée par l'UE.
  • S'appuyant sur des données provenant de neuf États membres de l'UE – qui représentent collectivement les deux tiers de la population européenne – Ivan Krastev et Mark Leonard contestent les affirmations selon lesquelles il y aurait eu à la fois une montée de l'euroscepticisme nationaliste et du fédéralisme pro-européen, un soutien à l'intervention massive de l'État et un renforcement de l'autorité des experts.
  • Les sondages révèlent qu’une majorité des personnes interrogées, dans chaque État membre, soutiennent la nécessité d'une coopération accrue au sein de l'UE : 63 % des Européens déclarent que la crise du coronavirus a montré la nécessité d’une coopération au niveau de l'UE.
  • En France, il en ressort un scepticisme profond à l’égard des experts et des faibles résultats du gouvernement d’Emmanuel Macron. Cela ne semble cependant pas avoir profité pour autant au Rassemblement National mené par Marine Le Pen.

Un nouveau rapport étayé par des sondages, publié aujourd'hui par internationale think-tank pan-européen ECFR, révèle qu'une grande majorité d'Européens considèrent l'UE comme un moyen important pour faire face au Covid-19 et à d'autres questions d'importance mondiale.

L'étude révèle également que seuls 15 % des électeurs français déclarent que leur opinion sur le gouvernement d'Emmanuel Macron s'est « améliorée » depuis le début de la crise du Covid, tandis que 60 % pensent que le gouvernement n'a pas été à la hauteur. Il est intéressant de noter que parmi les personnes ayant exprimé leur opinion sur la question, 47 % d’entre elles pensent que les experts et les autorités ont fait de la rétention d’information concernant le virus, tandis que 38 % pensent qu'elles ne peuvent pas compter sur ces institutions pour fournir des réponses. La confiance dans ces institutions n'est élevée que chez les partisans d’Emmanuel Macron (48 %), alors que plus de la moitié (52 %) des partisans du Parti socialiste et des Verts (53 %) pensent que les experts et les autorités cachent des informations au public.

Les données, qui sont représentatives des deux tiers de la population européenne, révèlent que 63 % des citoyens pensent que la crise du coronavirus a montré qu'il était nécessaire de renforcer la coopération au niveau de l'UE. Le rapport avertit toutefois que ce soutien pour une coopération accrue au niveau de l'UE est conditionnel et ne doit pas être considéré par les législateurs comme un appel à un renforcement des institutions ou comme un vote de confiance dans la structure actuelle de l'UE.

Basé sur des sondages Datapraxis et YouGov réalisés au moment où la plupart des États membres de l'UE commençaient à élaborer des plans de réouverture de leurs économies et que la reprise des marchés commençait à remplacer la santé publique en tant que priorité de l'agenda politique, l’article « Europe’s pandemic politics: How the virus has changed the public’s worldview », s'interroge sur certaines des premières leçons que les commentateurs ont tirées de la pandémie.

Les auteurs de l'article, Ivan Krastev, président du Centre for Liberal Strategies, et Mark Leonard, fondateur et directeur de l'ECFR, étudient l'impact de la crise du Covid sur les politiques intérieures et sur les perspectives de politique étrangère. Ils s'appuient sur les résultats des sondages Datapraxis et YouGov pour identifier les différents états d’esprit dans lesquels se trouvent les personnes interrogées et la façon dont elles voient le monde qui a émergé à la suite de la pandémie. Ils remettent également en question les truismes selon lesquels le Covid-19 a engendré une vague de soutien aux gouvernements nationaux, a redoré l'image publique des experts et des institutions, et a donné une bouffée d'oxygène aux forces de l'euroscepticisme nationaliste et du fédéralisme pro-européen.

Ces « illusions », qui sont discréditées par les sondages paneuropéens de l'ECFR, sont les suivantes :

ILLUSION 1 : La crise a créé un nouveau consensus en Europe, et a persuadé la plupart des citoyens de soutenir le renforcement du rôle de l'État.  

VÉRITÉ 1 : Nos sondages montrent que, globalement, le nombre de personnes qui ont perdu confiance dans la capacité des gouvernements à agir est en réalité supérieur au nombre de personnes en faveur d’une intervention gouvernementale à la suite de la crise.  

Les sondages et l'analyse de l'ECFR des personnes ayant exprimé une opinion révèlent ce qui suit :

  • Dans les neuf pays européens, seuls 29 % des personnes interrogées ont davantage confiance dans leur gouvernement et évaluent les performances de leur gouvernement de manière positive. En revanche, 33 % ont perdu confiance dans le pouvoir du gouvernement et évaluent les performances de leur gouvernement de manière négative.
  • Ces chiffres sont cependant relativement disparates. À un extrême se trouve le Danemark, où 60 % ont davantage confiance dans leur gouvernement et évaluent ses performances de manière positive. À l'autre extrême se trouve la France, où 61 % ont moins confiance dans le gouvernement et ont une perception négative de ses performances. 

ILLUSION 2 : La crise du covid-19 a entraîné une hausse du soutien aux experts.

VÉRITÉ 2 : La majorité des citoyens européens font peu confiance aux experts et aux autorités en ce qui concerne la crise du coronavirus.

Résultats des sondages publiés par l'ECFR :

  • Parmi les personnes interrogées, seuls 35 % pensent que le travail des experts peut leur être bénéfique, tandis que 38 % pensent que les experts et les autorités ont dissimulé des informations au public ; et 27 % déclarent avoir peu confiance dans les experts en général.
  • La confiance dans les experts est la plus forte en Europe du Nord, et en particulier au Danemark (64 %) et en Suède (61 %), où la confiance dans le gouvernement est également forte.
  • Elle est la plus faible en France (15 %), en Pologne (20 %) et en Espagne (21 %).
  • Les citoyens sont plus susceptibles de croire que les experts et les autorités gardent des secrets et cachent des informations en Pologne (53 %), en France (47 %) et en Italie (46 %).
  • Il est intéressant de noter qu'en Allemagne, malgré les faibles niveaux d'infection et de décès dus au coronavirus, un scepticisme considérable règne à l'égard des experts et de leur éventuelle collusion avec le gouvernement national. Par exemple, seuls 44 % des personnes interrogées pensent que la crise du coronavirus a révélé l'intérêt de l'opinion des experts, alors que la majorité préfère faire preuve de plus de scepticisme.
  • En France, parmi les personnes interrogées, la confiance dans les experts n'est élevée que chez les partisans d’Emmanuel Macron (48 %), alors que plus de la moitié des partisans du Parti socialiste (52 %) et des Verts (53 %) pensent que le gouvernement fait de la rétention d’informations.
  • Plus généralement, 47% des personnes interrogées en France pensent que les experts et les institutions ont dissimulé des informations concernant le virus, tandis que 38% pensent qu'ils ne peuvent pas compter sur ces institutions pour obtenir des réponses.
  • Il n'est peut-être pas surprenant que seule une petite partie des électeurs populistes pensent que le travail des experts est bénéfique : seulement 7 % des partisans de l'AfD en Allemagne ; 4 % du Rassemblement National en France ; 12 % de la Lega en Italie ; 3 % de Vox en Espagne, jugent ces autorités crédibles.

ILLUSION 3 : La crise a entraîné une montée à la fois de l'euroscepticisme nationaliste et du fédéralisme pro-européen.

VÉRITÉ 3 : La crise n'a entraîné ni montée du nationalisme ni montée du fédéralisme. Elle a engendré un soutien à la coopération européenne face aux menaces étrangères plutôt qu'à l'intégration de l’UE.

Résultats des sondages publiés par l'ECFR :

  • Dans les neufs pays sondés, l'opinion majoritaire est que la crise montre la nécessité d'une coopération accrue entre les États membres de l'UE à l'avenir. 63 % des Européens partagent cet avis. En France, un peu plus de la moitié des personnes interrogées (52 %) sont de cet avis.
  • Parallèlement, de nombreuses personnes interrogées dans tous les États membres estiment que l'UE a mal réagi face à la crise. Des pluralités ou des majorités dans tous les pays affirment que l'UE n'a pas été à la hauteur du défi. C'est le cas notamment de 63 % des personnes interrogées en Italie et de 61 % en France.
  • En France, malgré les difficultés que rencontre Emmanuel Macron, il n'y a pas eu de hausse du soutien au Rassemblement national de Marine Le Pen – en effet, seuls 10 % des personnes interrogées disent avoir une meilleure opinion de ce parti, par rapport à avant la crise.
  • Dans tous les pays, des pluralités ou des majorités ont déclaré soit que personne n'était là pour les aider pendant la pandémie, soit qu'ils ne savaient pas qui avait été leur allié le plus utile. Seules de petites minorités ont déclaré que l'UE, les institutions multilatérales internationales ou les principaux partenaires économiques de l'Europe – les États-Unis et la Chine – avaient été les alliés les plus utiles à leur pays.
  • Interrogés sur ce qu’ils aimeraient voir changer en Europe, une majorité (52 %) de sondés dans les pays étudiés souhaitent que l'UE apporte une réponse plus unifiée aux menaces et aux défis mondiaux. De toutes les options proposées, c'est la réponse à la crise qui a été jugée la plus prioritaire.

Les auteurs de l’article, Ivan Krastev et Mark Leonard, identifient également trois groupes d’électeurs clés en Europe, à partir de leur analyse des données, et décrivent dans les grandes lignes les différents mondes dans lesquels ces groupes souhaiteraient vivre après le covid-19.

Le premier groupe – les « New Cold Warriors » – représente 15 % des personnes interrogées. Les personnes ayant ce type de vision du monde s'attendent généralement à vivre dans un monde bipolaire, les États-Unis étant le leader du monde libre et la Chine devenant le leader d'un axe autocratique qui comprend des États comme la Russie ou l'Iran. Un quart (25 %) des personnes interrogées en Italie font partie de ce groupe, ainsi qu'un grand nombre de personnes en France (18 %), en Pologne (16 %) et en Espagne (16 %).

Le deuxième groupe – les « DIYers » – représente 29 % des personnes interrogées. Les personnes ayant ce type de vision du monde ont tendance à être plus ouvertement nationalistes. Ce groupe comprend ceux qui estiment que leur gouvernement national est capable de faire des alliances pour des raisons pratiques avec d'autres acteurs pour la défense de leurs intérêts. Il comprend également ceux pour qui l'isolationnisme national n'est pas un choix, mais une réalité incontournable. La plupart de ces personnes n'ont pas confiance dans la compétence de leur État, mais ne voient aucune perspective de coopération efficace ni au niveau européen ni au niveau mondial. Il est intéressant de noter que les Allemands sont très nombreux dans ce groupe, 48 % des personnes interrogées étant d'accord pour dire que leur pays ne peut compter que sur lui-même. Cette idée d'autosuffisance bénéficie également d'un soutien considérable parmi les États membres d'Europe du Nord, notamment au Danemark (33 %) et en Suède (39 %), des pays qui ont toujours été conservateurs sur les questions de finances de l'UE, d'élargissement et de partage de la souveraineté avec Bruxelles.

Et enfin, le plus gros groupe et le plus important politiquement – les «  Strategic Sovereigntists » – représente 42 % de l'échantillon. Les personnes de ce groupe estiment que la pertinence de l'Europe, après la crise du Covid-19, dépendra de la capacité de l'UE à agir en tant que bloc faisant preuve de cohésion. Pour eux, l'Europe n'est plus principalement un projet motivé par des idées et des valeurs, mais une communauté avec un destin commun qui doit se serrer les coudes pour reprendre le contrôle de son avenir. Les membres de ce groupe s'intéressent également de plus en plus aux questions environnementales et considèrent le rôle de l'Europe dans le monde comme celui d’un bloc progressiste qui devrait poursuivre de nouvelles initiatives, telles que la taxe carbone et la taxe numérique. Ce bloc de citoyens est très présent au Portugal, où il représente 77 % des personnes interrogées, en Pologne (51 %), en Espagne (49 %), en Bulgarie (46 %) et en France (43 %).

Ivan Krastev et Mark Leonard concluent qu'une majorité écrasante d'Européens, qu'ils viennent du Nord, du Sud, de l'Est ou de l'Ouest, souhaitent davantage de coopération au niveau de l'UE. Ils considèrent qu'il s'agit d'une réaction face aux inquiétudes quant à la place de l'Europe dans le monde, et avertissent les législateurs à Bruxelles que ce soutien à l'UE ne doit pas être interprété comme un mandat pour la poursuite du renforcement des institutions. Selon eux, « c'est une Europe de nécessité plutôt qu’une Europe de choix », dans laquelle « la force motrice du soutien à l'UE consiste à renforcer plutôt qu'à affaiblir la souveraineté nationale ».

Ivan Krastev, président du Centre for Liberal Strategies, a commenté le rapport et les sondages Datapraxis et YouGov dans neuf États membres de l'UE :
« La crise du Covid-19 est très probablement la plus grande expérience sociale de notre vie. Il est encore trop tôt pour prédire à quel point cela va radicalement changer nos sociétés, mais il semble déjà évident que la pandémie a changé la façon dont les Européens voient le monde en dehors de l'Europe et, par conséquent, le rôle de l'UE dans leur vie. Le grand paradoxe du Covid-19 est que c'est l'absence plutôt que le succès de l'Union européenne qui a démontré sa pertinence dans la première phase de la crise qui a poussé les gouvernements européens à opter pour une intégration plus poussée ».

Mark Leonard, fondateur et directeur de l'ECFR, a ajouté :
« La demande d'une plus grande coopération européenne ne vient pas d'un goût pour le renforcement des institutions mais plutôt d'une anxiété plus profonde de perdre le contrôle dans un monde dangereux. Il s'agit d'une Europe de nécessité plutôt que de choix. Le projet européen est repensé non pas comme un processus d'intégration fondé sur des idéaux, mais comme un processus fondé sur le destin.  C'est la géographie plus que les valeurs que ces pays partagent qui dicte une action commune ».

Le rapport d’Ivan Krastev et de Mark Leonard, publié aujourd'hui, fait partie d'un programme plus large et d'un rapport étayé par des sondages du think-tank sur les besoins des Européens dans le monde post-Covid. Parmi les publications antérieures de l'équipe « Unlock » de l'ECFR figurent des projections de sondages électoraux du Parlement européen, des études sur les points communs entre les partis politiques et sur la manière dont des questions clés telles que le changement climatique, le commerce, la migration et la défense peuvent être exploitées par l'UE. Vous trouverez de plus amples informations et des détails sur les résultats du projet à l'adresse suivante : https://ecfr.eu/europeanpower/unlock.

L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.