Sous un discours familier, un changement radical : la politique étrangère de Marine Le Pen

La vision du monde de Marine Le Pen s’articule autour de trois piliers – indépendance, identité et ordre – avec lesquelles les électeurs français sont familiers depuis longtemps.

Par Manuel Lafont Rapnouil et Jeremy Shapiro

Marine Le Pen pourrait bien être la prochaine présidente de la France. Ou pas. Mais après les deux chocs consécutifs du Brexit au Royaume-Uni et de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, ce serait imprudent de ne pas s’y préparer. Pour les partenaires de la France, s’y préparer nécessite de comprendre à quoi pourrait ressembler la politique étrangère d’une présidente Le Pen. En résumé : derrière un discours traditionnel, elle engagerait un tournant net et inquiétant pour le rôle de la France dans le monde.

Marine Le Pen, à la différence de Donald Trump quand il était candidat, est loin de partir d’une feuille blanche en ce qui concerne la politique étrangère. Sa vision du rôle de la France sur la scène internationale est cohérente et ancienne et elle l’a de nouveau récemment présentée lors d’un discours de campagne consacré à ce seul sujet. Elle représente un sérieux défi, non seulement pour la politique étrangère française traditionnelle, mais aussi pour ses partenaires européens et transatlantiques, d’une façon dont on n’a peut-être pas encore entièrement pris la mesure.

En politique étrangère, Marine Le Pen s’est engagée dans le même effort de dédiabolisation qui a si bien réussi à éloigner sa version du Front National de celle de son père, Jean-Marie Le Pen. Le Pen père était obsédé par les vieux démons de l’histoire nationale – les controverses sur Vichy, l’antisémitisme, la lutte contre le communisme pendant la Guerre froide, et les querelles aigres sur l’Algérie et le passé colonial de la France.

Le Pen fille ignore soigneusement cette histoire de divisions, et cherche au contraire à rassurer les électeurs en paraissant recentrer sa politique étrangère sur une vision depuis longtemps épousée par les Français. Elle se revendique même comme l’héritière du général De Gaulle. Elle a ainsi présenté sa politique étrangère comme puisant à une tradition française profondément ancrée : la grandeur, l’indépendance, l’identité et l’histoire de la nation.

Mais passés par le filtre idéologique du Front National, les trois piliers autour desquels Marine Le Pen organise sa politique étrangère – indépendance, identité et ordre – risquent en réalité de produire quelque chose de nouveau et de très différent pour la France comme pour ses partenaires. Marine Le Pen rejette de façon explicite la notion d’un camp occidental auquel la France devrait appartenir, ou d’un modèle universel que l’Occident devrait imposer au reste du monde. Elle insiste sur le fait qu’elle est la seule « réaliste » de la course à la présidence – c’est-à-dire qu’elle est à la seule à chercher à promouvoir les intérêts français, contrairement aux « mensonges » et aux « faux-semblants » politiquement correctes des gouvernements précédents sur la candidature de la Turquie à l’UE, le libre-échange, ou les interventions humanitaires au Moyen-Orient. Comme Donald Trump, elle défend une politique étrangère au service de l’homme du peuple contre les trahisons d’élites qui ne se préoccupent guère de la France « telle qu’elle est ».

Le Général lui-même aurait sans aucun doute eu des désaccords avec plusieurs des conclusions avancées par Marine Le Pen. Mais surtout, le monde a profondément évolué depuis l’ordre bipolaire des années 1960. En d’autres mots, Marine Le Pen a repris des idées que la France a traditionnellement eu sur sa place et son rôle dans le monde, et les a renversées. En présentant ses idées sous des termes familiers aux électeurs, elle dissimule juste combien elle provoquerait un changement radical. Si on ne prête pas attention aux détails et qu’on écoute seulement sa rhétorique, cela semble être un légalisme très français et très classique. Mais en s’y intéressant de plus près, on se rend compte qu’on est bien loin de la position favorable aux Nations Unies, à l’Europe et à l’amitié avec l’Allemagne que la France adopte depuis des décennies.

La vision du monde de Marine Le Pen s’articule autour de trois principaux piliers – qui sont trois idées avec lesquelles les électeurs français sont familiers depuis longtemps.

La première est l’indépendance de la France : l’idée que la France non seulement pourrait et devrait poursuivre sa propre politique étrangère, mais aussi que c’est essentiel pour que la France soit capable de mettre en place les politiques intérieures qu’elle entend décider. Selon Marine Le Pen, la France fait partie des grandes puissances du monde. Elle reste capable de protéger ses intérêts, seule s’il le faut. La capacité de la France à être indépendante repose non seulement sur sa riche histoire, mais aussi sur sa force sur la scène internationale – avant tout construite sur sa puissance militaire, à laquelle Marine Le Pen veut dédier 3% du PIB, y compris pour moderniser sa force de dissuasion nucléaire.

Mais l’« indépendance » que défend Marine Le Pen est bien plus étriquée que la définition traditionnelle en vigueur dans la France de l’après-guerre, et plus encore que depuis la fin de la Guerre froide. Elle exclut par exemple l’idée que la France ait besoin de l’UE ou de l’OTAN, de l’Allemagne ou des Etats-Unis pour se défendre elle-même ainsi que ses intérêts. En effet, Marine Le Pen croit que « l’OTAN réduit sans cesse l’autonomie stratégique de la France », et affaiblit ainsi le pays.

Marine Le Pen ne se contente pas d’exclure tout alignement sur les alliés, comme l’a fait chaque dirigeant français depuis De Gaulle : elle écarte aussi toute forme d’engagement international permanent. Depuis les années 1970, la vision qu’a la France de son indépendance a été habilement réconciliée avec l’OTAN, l’UE et les Nations Unies, avec l’idée que la participation de la France à ces organisations augmente son poids sans pour autant compromettre sa liberté d’action. Mais Marine Le Pen rejette les deux premières, et ne parle que rarement et sans aménité des Nations Unies. Elle n’acceptera de coopération internationale que sur la base d’une stricte égalité souveraine et seulement quand cette coopération servira directement les intérêts français. La France doit donc refuser tout engagement juridique qui limiterait son indépendance, comme elle doit refuser de participer aux guerres « qui [ne seraient] pas les siennes », que ce soit pour satisfaire une alliance ou pour toute autre raison.

Le deuxième pilier de la politique étrangère de Marine Le Pen est l’identité de la France : l’idée que sa plus grande force réside dans son histoire et sa culture qui la distinguent en tant que nation. Les candidats à la présidentielle ont toujours loué la grandeur de la France et son passé glorieux pour inspirer les électeurs ; mais s’ils soutiennent la « francophonie » ou la diversité culturelle, ils soutiennent néanmoins une identité française universaliste. Ainsi, quand Marine Le Pen parle de « ce que la France doit apporter au monde, parce qu’elle est la France, et parce que nous sommes Français », elle utilise un langage familier. La spécificité de Mme Le Pen réside en revanche dans sa croyance que l’identité française est sévèrement menacée et ne sera sauvée que par le repli. Selon elle, la plus grande menace qui pèse sur la France est la perte de son identité – l’environnement mondial est aujourd’hui empli de dangers qui pourraient transformer ou même anéantir l’identité française, des migrations au libre-échange, de l’Union européenne au terrorisme, en passant par les « élites dé-nationalisées ».

Ainsi, l’universalisme – une longue tradition française – dans la version qu’en promeut Marine Le Pen devient-il « celui des différences ». Elle ajoute encore que si elle entend « défendre une conception multiculturelle du monde », à l’intérieur de ce dernier, la nation française doit être « uni-culturelle ». Cette détermination de Marine Le Pen à défendre et protéger la singularité de la France implique une aversion profonde pour les jugements moraux sur les autres nations. Marine Le Pen prétend d’ailleurs « approfondir et enrichir la politique des droits de l’homme par la politique des droits des peuples ». Dans cette perspective, il ne peut pas y avoir d’approche universelle des droits de l’homme : ils doivent être définis – et seront par conséquent limités – en fonction des contextes nationaux, et ce d’une façon qui ne saurait être remise en question depuis l’étranger.

Le troisième pilier est l’ordre. L’histoire de la France est faite de guerres civiles et d’invasions étrangères, et ainsi l’un rôles explicites et essentiels de l’Etat est d’assurer l’ordre intérieur et la protection contre les menaces extérieures. Depuis la Seconde guerre mondiale, les efforts français pour assurer l’ordre sur la scène internationale se sont poursuivis à travers la création d’organisations européennes et internationales et la participation à celles-ci. Les gouvernements français ont considéré ces institutions comme un instrument de promotion d’un ordre international qui constitue une première ligne de défense contre des facteurs de désordre.

Toutefois, pour Marine Le Pen, ces institutions internationales menacent désormais la France en retirant au peuple français le droit de prendre ses propres décisions sur le plan intérieur. C’est pourquoi elle rejette l’architecture internationale actuelle. Elle insiste sur le fait que l’ordre dépend non seulement d’une défense nationale forte, mais aussi de la protection d’une nation contre les influences étrangères. A la place de l’ordre international actuel, elle imagine la France comme partie intégrante d’un nouvel ordre « multipolaire » fondé sur le « dialogue » et le « respect » entre les nations.

Par conséquent, le programme de Marine Le Pen se résume en grande partie en une liste des régimes et institutions dont elle souhaite faire sortir la France : le commandement intégré de l’OTAN, l’espace Schengen, la zone euro, voire l’UE, et plusieurs accords de libre-échange. Elle s’oppose par principe à des organisations multilatérales comme l’OMC ou le G20, parce que selon elle les peuples nationaux sont « sont seuls capables de décider ce qui est bon pour eux, et que ce qui leur vient d’en haut ou d’ailleurs et prétend faire leur bien sans eux voire contre eux, ne fait en définitive que les détruire ».

Ces retraits n’aboutissent pas à une politique isolationniste. Marine Le Pen accepte entièrement que l’ordre requière parfois des opérations militaires à l’étranger, puisque les intérêts français peuvent être menacés depuis l’extérieur. Elle affirme d’ailleurs que l’Afrique sera la première de ses priorités. Mais son désir d’un ordre multipolaire signifie qu’elle préférerait coopérer avec des alliés comme la Russie qui respectent la nécessité de protéger l’identité, plutôt qu’avec des alliés comme l’Allemagne et les Etats-Unis (jusqu’à l’élection de Donald Trump ?) qui exigent plus d’ouverture, laquelle menace aussi bien l’indépendance que l’identité de la France. Ainsi, contrairement à ceux qui ont soutenu la sortie de l’UE au Royaume-Uni, Marine Le Pen n’imagine pas une France hors de l’Union qui poursuivrait ses intérêts à travers une politique de libre-échange et la coopération multilatérale.

L’utilisation du discours traditionnel d’indépendance, d’identité et d’ordre est supposée, entre autres, répondre au problème ancien de crédibilité du Front National. Parmi l’électorat français, beaucoup ont longtemps cru que le parti n’était pas préparé pour exercer le pouvoir ou même qu’il était dangereux. Ce nouveau cadre permet à Marine Le Pen de parler de « ce que la France doit apporter au monde », « du rôle qui a été le sien, et du rôle que je lui rendrai ». Bien qu’une élection présidentielle ne se gagne pas sur la politique étrangère, son nouveau discours est construit sur des notions qui trouvent un large écho chez de nombreux Français. En les utilisant, Marine Le Pen tente de se donner la stature d’une femme d’Etat crédible et rassurante.

Mais la réalité de ses positions, quand on les expose clairement, est surprenante. Avec une majorité parlementaire, une présidente Le Pen chercherait à retirer la France de la plupart de ses engagements internationaux. Au-delà du commandement intégré de l’OTAN et de l’UE, d’autres régimes internationaux comme la Convention Européenne des Droits de l’Homme ou la Cour Pénale Internationale s’ajouteraient certainement à la liste. Bien qu’elle ait été moins claire sur le sujet du réchauffement climatique, elle a critiqué publiquement l’accord de Paris non seulement comme étant « bancal et inexploitable », mais aussi parce que chaque nation a le droit de décider et peut se permettre de décider pour elle-même comment gérer le climat, sans prendre en compte les effets que cela aurait sur les autres.

Une présidente Le Pen serait aussi capable d’adopter une attitude plus flexible au sein des alliances, préférant coopérer avec des pays et des institutions qui accordent de la valeur à la souveraineté plutôt qu’à l’interdépendance. Sa réaction positive à l’élection de Donald Trump était fondée sur l’espoir que « l’Amérique rompe avec l’idée absurde de la soumission de ses alliés ». Son soutien à Bachar al-Assad au nom de la lutte contre le terrorisme est aussi cohérent avec cette approche. La priorité qu’elle donne à l’Afrique – concentrée sur les pays francophones et construite autour des principes de souveraineté et de non-ingérence – est principalement destinée à la mise en place d’accords migratoires qui offriraient aux pays de transit et d’origine des incitations financières à réduire les migrations, comme elle l’a détaillé dans son récent discours au Tchad.

Ces trois piliers de sa vision du monde se retrouvent dans son désir de relations plus étroites avec Moscou. Si cet objectif était atteint, de meilleures relations avec la Russie démontreraient selon elle l’indépendance de la politique étrangère française, la rapprocheraient d’un pays qui croit aussi à la prééminence de valeurs identitaires et conservatrices, et indiqueraient le souhait de donner la priorité à la fois à la lutte contre le terrorisme et contre une mondialisation dominée par les Etats-Unis.

Les idées de politique étrangère de Marine Le Pen trouvent un écho dans au moins une partie de l’électorat parce qu’elles reposent solidement sur des mythes nationaux : l’idée que la place de la France dans le monde découle de son passé glorieux, la notion que la France peut se frayer un chemin seule dans le monde, et la conviction que la France fait partie des grandes puissances et participe à façonner l’ordre international. Ces mythes ont été des outils importants pour gouverner la France depuis la naissance de la Ve République.

Mais dans les gouvernements précédents, ces mythes ont été interprétés selon une approche plus réaliste et plus ouverte. La France a été un des architectes importants de l’ordre européen et international d’aujourd’hui. Mais sa contribution a été fondée sur l’idée que l’indépendance n’exclue pas l’interdépendance, sur une vision de l’identité française qui peut survivre aux contraintes qu’engendrent ses engagements internationaux, et sur une capacité à catalyser la coopération internationale à travers des contributions à l’ordre mondial, comme le montre le rôle actif de la France dans de nombreuses enceintes multilatérales.

Une présidente Le Pen se rendrait sans aucun doute vite compte que les mythes sont utiles pour mener une campagne, mais de peu d’intérêt pour gouverner efficacement. Les défis de politique étrangère auxquels fait aujourd’hui face la France dépassent les seules réponses que le pays pourrait mettre en place par lui-même. Le terrorisme requiert une réponse qui maîtrise le lien entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Le réchauffement climatique ne peut être contenu que si les principales économies croient assez à la coordination internationale pour faire à titre national les ajustements indispensables. L’attitude de la Russie n’est pas seulement une réponse à des affronts occidentaux, et sa stratégie en Syrie n’aide pas à faire face aux menaces terroristes et migratoires qui pèsent sur l’Europe.

Marine Le Pen ne trouvera pas les réponses à ces problèmes dans le romantisme des mythes nationaux français. Elle devra plus probablement élaborer une véritable coopération internationale, en particulier avec les partenaires traditionnels de la France. Mais cela ne signifie pas que l’usage qu’elle fait de ces mythes ne pourrait pas lui être d’une aide précieuse pour être élue.

Cette tribune a d'abord été publiée dans Foreign Policy le 19 avril 2017.

 

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