Note à Berlin: Une grande politique étrangère implique une grande responsabilité

Si l'Allemagne est amenée à jouer un plus grand rôle sur la scène diplomatique, elle devra en assumer les responsabilités.

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Lorsque l’on évoque la politique étrangère allemande à Paris, son évolution récente est souvent sous-estimée. Berlin a fait beaucoup de chemin depuis l’époque où « personne – ni à l’étranger, ni en Allemagne – ne souhaitait que [l’Allemagne joue] un rôle international important », selon les mots du président Joachim Gauck. Cette évolution a commence avant même la fin de la Guerre froide. En particulier, l’Ostpolitik – la politique de rapprochement et de détente menée par l’Allemagne de l’Ouest vers l’Allemagne de l’Est et le bloc soviétique – avait montré que le pays pouvait et devait poursuivre ses propres objectifs de politique étrangère.

L’aspect le plus visible de cette évolution est la défense. Les capacités militaires de l’Allemagne ont toujours des faiblesses et des limites sérieuses, mais ses autorités ont pris des décisions fortes. L’Allemagne a déployé des forces militaires en opération extérieure au Kosovo et en Afghanistan ; au Proche-Orient au sein de la composante maritime de la mission de maintien de la paix au Liban ; en Irak, pour combattre Daech en dehors d’un cadre institutionnel de sécurité collective ; et des forces seront réengagées sous casque bleu au Mali, un des théâtres les plus délicats aujourd’hui pour le maintien de la paix onusien.

Et ce n’est que l’aspect militaire. Que ce soit son leadership conjoint avec la France sur l’Ukraine, son rôle au sein du E3+3 (avec la France et le Royaume-Uni ainsi que les Etats-Unis, la Russie et la Chine) pour négocier un accord sur le programme nucléaire iranien, ou sa décision d’aborder la crise des réfugiés comme un défi de politique étrangère, l’Allemagne démontre qu’elle s’affirme plus. Berlin évoque ses intérêts de manière plus ouverte et adopte une approche plus pragmatique que par le passé, en s’essayant à montrer la différence entre réalisme et cynisme.

Et pourtant, cette évolution n’est pas acquise. Elle reste au cœur d’un débat démocratique et politique majeur. La « Revue 2014 » du ministère des affaires étrangères allemand comme la discussion sur la modernisation de son appareil de défense en sont autant d’exemples, qui montrent non seulement qu’un rôle de Berlin sur la scène internationale n’est pas une évidence pour les Allemands, mais aussi que le contenu de cette politique étrangère renouvelée reste ouvert à la discussion.

Ce débat sur la nouvelle posture de l’Allemagne en politique étrangère, sur sa contribution à la sécurité internationale et européenne, et sur sa réappréciation des “dividendes de la paix” perçus à l’issue de la Guerre froide a une portée accrue d’autant par l’environnement européen actuel. Le rôle de l’Europe dans le monde se discute. Nos partenaires ne considèrent pas qu’ils doivent nous faire une place autour de la table par principe. Et plusieurs pays européens semblent être d’accord, qu’ils se complaisent dans un certain nombrilisme, cèdent à une « fatigue » de politique étrangère ou simplement se tournent vers le repli isolationniste. Même ceux qui se voulaient les promoteurs d’une politique étrangère et de sécurité européenne semblent désormais croire que leurs efforts n’en valent plus la peine. Si besoin était, la situation actuelle apporte une nouvelle démonstration des liens entre l’action extérieure de l’Europe et son intégration politique.

Les enjeux de l’actuel débat sur la politique étrangère et de sécurité en Allemagne sont donc élevés, tant pour l’Allemagne elle-même que pour l’Europe. Berlin aurait toutes les raisons de conclure qu’être actifs sur le plan économique, mais bien moins sur les dossiers les plus délicats en matière de politique étrangère, ne suffit pas à rendre sa puissance économique (extérieure et intérieure) plus raisonnable ni plus efficace. Il n’est pas nécessaire d’avoir une vision du monde imprégnée des menaces actuelles pour reconnaître que les ruptures, les menaces et les défis du moment rendent l’économie de l’Europe dépendante de l’efficacité de sa politique étrangère. La crise des réfugiés n’est que le dernier rappel de ce qu’il n’est pas possible d’ignorer une crise aussi majeure que la Syrie, ni de laisser d’autres se charger d’essayer de la régler plutôt que de défendre directement nos propres intérêts. En fin de compte, l’Europe a plus que quiconque un intérêt à un ordre mondial fondé sur des règles, construit autour de la coopération internationale, la fourniture de biens publics globaux et les droits de l’homme, et un tel ordre n’adviendra pas sans que l’Europe en soit un contributeur décisif.

Mais quand bien même, trancher ce débat intérieur en faveur d’une politique étrangère plus active et affirmée ne serait qu’un début. Les événements récents offrent quelques exemples des défis qui resteraient encore.

·         S’affirmer et être stratégique ne suffit pas, comme l’Allemagne peut s’en rendre compte avec la crise des réfugiés. Le leadership consiste à rallier d’autres partenaires, ou bien s’avère vain.

·         Etre stratégique est plus difficile que de simplement répondre aux événements. Quand l’Allemagne a poussé en faveur de l’organisation d’un sommet de l’Union européenne avec la Turquie afin de progresser vers une réponse à la crise des réfugiés, c’est la France qui a insisté pour que la discussion soit globale, y compris avec un échange sur la Syrie.

·         Même le président Gauck a reconnu que Berlin peut être parfois vu comme « le tire-au-flanc de la communauté internationale ». Insister sur la nécessité d’avoir une stratégie politique crédible ou une stratégie de sortie convaincante avant de prendre toute décision est sage… sauf quand la situation ne le permet pas. La politique étrangère est malheureusement un domaine où il faut parfois mettre la charrue avant les bœufs, pour indispensables que soient ces derniers). Inversement, prendre des initiatives et assumer un leadership – comme l’Allemagne l’a fait avec la France sur l’Ukraine – crée des responsabilités en termes de suivi et d’ajustement de la stratégie suivie.

·         La politique étrangère ne peut en aucun cas consister à opposer l’action militaire et la diplomatie. La préférence allemande pour les positions de médiation ou d’arbitrage est compréhensible, mais elle n’est simplement pas adaptée à l’environnement international actuel. L’Europe doit promouvoir et protéger ses propres intérêts, comme l’ont rappelé les récents attentats terroristes à Paris. Et même là où elle agit comme facilitatrice, elle peut constater que la médiation n’est que rarement une stratégie suffisante. La plupart des menaces et des défis actuels exigent des réponses coercitives, diplomatiques et civiles simultanées, comme la crise en Ukraine a pu le montrer.

La politique étrangère en général, et le leadership international en particulier, sont par nature imparfaits et coûteux, et s’accompagnent parfois de frustration et de solitude. L’Allemagne doit s’y préparer, et ses partenaires – au premier rang desquels la France – devraient accompagner ce mouvement de Berlin vers une politique étrangère plus forte en s’assurant qu’il bénéficie du soutien nécessaire, tant intérieur qu’international.

L’Europe a besoin de reconnaître le chemin parcouru par l’Allemagne. Les autres Etats-membres, qu’ils aient traditionnellement été réservés sur une politique étrangère européenne plus allante ou aient au contraire plaidé en sa faveur, ont à apprendre des discussions en cours à Berlin, a fortiori alors que se prépare une stratégie internationale révisée pour l’Union européenne.

Pour sa part, l’Allemagne devrait reconnaître le chemin qu’il lui reste à parcourir, et qui ne sera pas franchi seulement en prenant la décision de se doter d’une politique étrangère plus robuste. Cette décision ne sera qu’un commencement. Et c’est exactement ce dont les Européens ont besoin : ne pas simplement décider qu’ils devraient peser plus et mieux sur la scène internationale, mais aussi se confronter aux difficultés et aux problèmes qui découlent d’une telle ambition, sauf à abandonner précisément toute ambition et subir l’histoire, les crises et les transformations globales.

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