Modernisation de l’autoritarisme saoudien : le jeu dangereux de Mohammed Ben Salman

La purge sans précédent qui agite les hautes sphères du royaume saoudien a pour objectif d’asseoir la position du jeune prince héritier Mohammed Ben Salman en vue d’une prochaine accession au trône. Cette entreprise de modernisation du régime autoritaire et de mise à l’écart des élites traditionnelles constitue cependant un pari risqué. 

La purge sans précédent qui agite les hautes sphères du royaume saoudien a pour objectif d’asseoir la position du jeune prince héritier Mohammed Ben Salman en vue d’une prochaine accession au trône. Cette entreprise de modernisation du régime autoritaire et de mise à l’écart des élites traditionnelles constitue cependant un pari risqué.

L’annonce a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Samedi 4 novembre au soir, une purge sans précédent a été opérée au sein des hautes sphères du pouvoir saoudien. Plus de 200 personnes, dont parmi elles des princes, des ministres, des hommes d’affaires, et plusieurs figures célèbres telles que le Chef de la garde nationale Miteb Ben Abdullah, ou encore le célèbre prince milliardaire Walid Ben Talal, ont été arrêtés au nom de la lutte contre la corruption. Cette nouvelle vague fait suite à une première série d’arrestations d’intellectuels et chefs religieux en septembre dernier dans le contexte de la crise avec le Qatar.

Quelques mois après la destitution de son principal rival, Mohammed Ben Nayef, et de son accession au titre de prince héritier, Mohammed Ben Salman n’a eu de cesse de renforcer sa position en vue d’une très probable accession au trône dans les mois à venir. Ce besoin de réaffirmer sa position est d’autant plus important que sa légitimité est particulièrement contestée au sein même de la famille royale. Alors que son projet de réforme économique Vision 2030 est au point mort et que l’intervention au Yémen s’enlise, le prince héritier a plus que jamais besoin de mettre la société saoudienne en ordre de bataille pour faire face aux défis qui l’attendent.  

Mohammed Ben Salman a pourtant promis la promotion d’un régime saoudien plus « modéré ». La multiplication de lieux de loisirs, la levée de l’interdiction aux femmes de conduire, ou encore l’annonce récente de la construction de villes futuristes où alcool et espaces mixtes seraient autorisés, ont été autant de mesures visant à démontrer sa volonté de prendre ses distances avec l’influence du clergé wahhabite. Mais loin de tout idéalisme, l’objectif de Mohammed Ben Salman est avant tout d’améliorer l’image du royaume auprès des puissances occidentales et des investisseurs étrangers.

 

Une modernisation de l’autoritarisme saoudien

S’il y a bien une modernisation en cours en Arabie saoudite, il s’agit avant tout d’une modernisation de son autoritarisme. Le système politique saoudien reposait jusqu’à récemment sur une certaine forme de séparation des pouvoirs au sein de la famille royale, chaque prince se voyant attribuer un poste au sein de l’administration dans lequel il jouissait d’une certaine indépendance. Gouverner le pays revenait ainsi à maintenir l’équilibre entre les différentes factions de la famille royale, souvent par cooptation, et en évitant autant que possible la répression ouverte.

En quelques mois cependant, Mohammed Ben Salman a opéré un large mouvement de concentration du pouvoir en s’attribuant les postes les plus prestigieux et en marginalisant ses opposants au sein de la famille. En plus de sa position de prince héritier, il cumule aujourd’hui le poste de Vice-Premier ministre, Ministre de la Défense, Président du Conseil des affaires économiques et du développement, et est responsable de la politique pétrolière et économique du royaume. Cette rapide montée en puissance s’était encore accélérée avec la destitution en juin 2017 du prince héritier de l’époque, Mohammed Ben Nayef, aujourd’hui en résidence surveillée.

Mohammed Ben Salman a par ailleurs définitivement tourné le dos à l’élite religieuse conservatrice en affirmant sa volonté de pousser le royaume vers une version « modérée et ouverte » de l’Islam, et a poursuivi le mouvement de transformation du système administratif saoudien, éliminant progressivement les scléroses bureaucratiques et les réseaux clientélistes traditionnels, afin de rendre l’administration plus efficace, plus rapide, mais aussi plus facile à contrôler.

 

S’attaquer aux élites traditionnelles, un pari risqué

Ces différentes mesures prises au pas de course semblent avoir pour objectif de rapprocher l’Arabie saoudite du modèle émirien. Mohammed Ben Zayed, prince héritier d’Abu Dhabi et mentor de Mohammed Ben Salman, exerce une influence réelle sur ce dernier, et aurait notamment joué un rôle de premier plan dans le déclenchement de la crise avec le Qatar, ou dans les arrestations de septembre.

Les structures économiques et sociales de l’Arabie saoudite sont cependant très différentes de celles des Emirats, et des interrogations demeurent quant à savoir si ce modèle est réellement transposable. En outre, les Emirats ont opéré cette modernisation de leur appareil étatique à un moment où la manne pétrolière permettait de désamorcer toute contestation éventuelle. Ce contexte favorable fait aujourd’hui défaut à l’Arabie saoudite.

En s’attaquant aux élites traditionnelles, Mohammed Ben Salman fait un pari risqué. Le système saoudien a en effet toujours fonctionné par cooptation et un tel coup de filet tranche avec l’habituelle discrétion dans laquelle se règlent ses intrigues de palais. L’expérience d’autres pays de la région, et notamment de la Syrie, montre que l’existence d’une élite, économique ou politique, ayant un intérêt personnel à maintenir le statu quo, est essentielle à la survie d’un régime autoritaire. En voulant aller si vite, Mohammed Ben Salman démantèle la base traditionnelle de son pouvoir sans laisser le temps que se développe une nouvelle élite bourgeoise néo-libérale issue du monde des affaires, qui serait essentielle à la stabilité du régime.

Si beaucoup d’analyses se concentrent aujourd’hui sur la transformation du « pacte social » liée à la chute des prix du pétrole, et les risques potentiels de radicalisation de certaines franges de la population saoudienne, notamment les jeunes touchés par le chômage, il est peu probable de voir émerger des mouvements contestataires structurés pour le moment. La menace principale pour Mohammed Ben Salman réside aujourd’hui dans les cercles les plus proches du pouvoir.

De telles évolutions ont de quoi inquiéter les décideurs politiques européens, qui sont restés pour le moment très prudents dans leurs déclarations publiques sur les récents développements qui ont affectés la région du Golfe. Les intérêts économiques, notamment pour la France et le Royaume-Uni, y sont extrêmement élevés, comme le confirme la récente visite du président français Emmanuel Macron dans la région. La lutte anti-corruption de Mohammed Ben Salman, dont l’objectif était en partie de rassurer les investisseurs étrangers, pourrait avoir l’effet inverse si l’Arabie saoudite cesse d’être le partenaire stable et prévisible qu’il était jusqu’à présent. 

Cet article a été remanié et publié par les Echos.

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