Migrations: ne tombons pas dans le piège de Daech

Fermer nos frontières dans le but de garder les autres à distance est précisément ce que veut Daech. Ne tombons pas dans ce piège. 

Dans le tourbillon de l’actualité, le lien entre la crise des réfugiés en Europe et les attaques de Daech à Paris a été presque immédiatement établi. La nouvelle qu’un passeport syrien avait été trouvé sur l’un des assaillant du Stade de France a été aggravée par les rapports affirmant que ce dernier était entré en Europe aux côtés des réfugiés, via la Grèce et les Balkans occidentaux. Alors que des sources proches des services de renseignements ont affirmé que le passeport était peut-être falsifié, des déclarations faites par les enquêteurs français affirment clairement que les empreintes digitales de l’attaquant correspondaient à celles recueillies en Grèce.

Même sans cette connexion, le lien entre la menace djihadiste et l’afflux massif de personnes arrivant en Europe depuis le Moyen-Orient avait déjà été établi par certains au cours de l’été, dans les médias et par certains politiques. En fait, certains Etats membres de l’Union européenne (UE) ont soulevé ces questions en refusant d’accepter des réfugiés syriens – des inquiétudes que les attaques de Paris viennent de renforcer. Les partis d’extrême-droite ont fait de ce lien un outil politique, appelant leurs pays à « fermer leurs frontières », quelques heures seulement après les attaques. Il n’est pas exagéré de penser que les attaques de Paris vont éloigner l’opinion publique et les hommes et femmes européens de la ligne « les réfugiés sont les bienvenus ».

Paradoxalement, bien qu’ils soient originaires de milieux complètement différents et utilisent des moyens radicalement opposés, les xénophobes européens et le soi-disant Etat islamique ont un but commun : arrêter la migration des musulmans vers l’Europe.

Dans son numéro d’été, le magazine en langue anglaise de Daech, Dabiq, a utilisé l’image emblématique de l’enfant mort Aylan Kurdi, couché face contre terre sur la plage de Bodrum, d’une manière assez différente de celle de l’Europe. Plutôt que pour susciter la solidarité et l’empathie avec le sort des réfugiés, l’image a été utilisée par Daech pour mettre en garde contre « Les dangers d’abandonner la terre d’Islam », selon le titre. Le seul exode légitime, écrivent les idéologues de Daech, est celui depuis l’Europe vers la terre d’Islam, pas celui dans la direction opposée. De fait, Daech n’a encouragé la migration que dans une seule direction – depuis l’Europe jusqu’aux territoires sous son contrôle. Les « migrants » qui suivent ce modèle et se rendent au Moyen-Orient, que l’on définit comme « combattants étrangers » en Europe, ont joué un rôle particulier dans l’expansion de Daech dans la région, et un rôle encore plus important dans les deux attaques terroristes à Paris cette année. Pourtant, ils semblent avoir moins d’importance dans le débat public aujourd’hui que les réfugiés qui ont pris la direction opposée, fuyant vers l’Europe. Pour eux, le magazine de Daech affirme que « le départ volontaire de la terre d’Islam pour la terre des infidèles est un péché majeur » et qui laisse les enfants et les petits-enfants de ces migrants « sous la menace constante de la fornication, la sodomie, les drogues et l’alcool ».

Construire une utopie islamique fait partie intégrante de la politique du califat et est l’un des principaux « facteurs d’attractivité » pour ceux qui s’y rendent depuis l’Europe. Comme toutes les autres utopies (pensez à l’ancien bloc soviétique), les personnes au pouvoir ne voient pas de raison à ce que les gens fuient. La migration vers « l’autre côté » est vue comme une trahison politique et est considérée comme une perte économique. A cette fin, l’Allemagne de l’Est a construit le mur de Berlin : afin de garder ses habitants au sein de ses frontières, plutôt que pour garder les étrangers dehors.

Le passeport syrien trouvé sur l’un des attaquants à Paris pourrait en fait être l’équivalent du mur de Berlin pour Daech, seulement dans ce cas, cela pousse l’Europe à construire le mur (ou peut-être un archipel de murs) pour empêcher les gens de fuir « l’utopie islamique ». Et il y a plus. Les rejets de l’Europe, parfois corroborés par des rhétoriques antimusulmans, ont déjà été utilisés ces derniers mois dans le but de radicaliser les populations vivant dans les camps de réfugiés.

Au Moyen-Orient, c’est une longue histoire qui relie les larges populations de réfugiés aux groupes politiques radicaux (par exemple, la plupart des groupes palestiniens violents ont été fondés dans des camps) et cela conduit à tort à la criminalisation des réfugiés dans leur ensemble plutôt qu’à un changement de politique. L’histoire des réfugiés palestiniens démontre la mesure dans laquelle une importante population de réfugiés peut tester la résilience de pays comme le Liban et la Jordanie. Dans les années 1970, les deux pays ont été sévèrement déstabilisés par les retombées de la question des réfugiés palestiniens – le Liban a finalement sombré dans une longue guerre civile dans laquelle des factions palestiniennes ont joué un rôle crucial. Coïncidence, la résilience de ces mêmes pays est à présent mise à rude épreuve par l’afflux de millions de Syriens – alors que les réfugiés palestiniens sont restés.

Ce précédent historique ne devrait pas conduire à la criminalisation des réfugiés, au contraire. Les réfugiés sont les victimes de la violence mais leur présence, si elle n’est pas correctement gérée, peut être instrumentalisée par Daech de plusieurs façons.

Tout d’abord, en faisant sévèrement pression sur les Etats les plus fragiles. La politique de « maintenir les musulmans chez eux » pourrait nourrir l’instabilité et l’expansion des espaces non-gouvernés dans lesquels les djihadistes prospèrent. Deuxièmement, la rhétorique islamophobe anti-réfugiés (et plus encore, les mesures politiques qui les accompagnent) sont un cadeau pour les efforts de radicalisation, à la fois au Moyen-Orient et en Europe. Troisièmement, réduire le nombre de voies d’arrivée légales pour les réfugiés et les migrants est une aubaine pour les réseaux de contrebande. Ceux-ci déstabilisent en retour les gouvernements en les infiltrant et en corrompant les officiels. En particulier en Afrique du Nord, une région où l’expansion de Daech et d’autres groupes djihadistes est visible, il y a une contiguïté grandissante entre le crime organisé, le trafic d’êtres humains et le djihadisme.

Cela nous conduit à quelques considérations politiques. Premièrement, l’amélioration des conditions de vies des réfugiés dans la région (en particulier au Liban et en Jordanie) est une politique non seulement noble, mais également pragmatique, qui peut contrer la radicalisation et empêcher la déstabilisation des pays d’accueil. Deuxièmement, il est irréaliste de penser que ces mêmes pays seront capables d’absorber un nombre aussi élevé de réfugiés. A moins que l’Europe ne décide d’en accueillir plus, elle devra rester le témoin (impuissant ?) d’une instabilité croissante dans le voisinage de la Syrie. Les réfugiés devront être autorisés à arriver en Europe d’une manière beaucoup plus ordonnée que par le passé, et la seule solution est de créer des voies légales pour que les réfugiés n’aient pas à recourir à des passeurs pour venir en Europe et demander l’asile.

Et surtout, tandis que l’accent est mis sur la façon dont la guerre doit être menée contre Daech en Syrie, il faudrait accorder une importance égale à la manière dont la paix pourrait être instaurée dans le reste du pays. Les négociations à Vienne entre toutes les grandes puissances semblent avoir fait des percées importantes. Dans un même temps, l’ampleur de la menace pour l’Europe devrait déclencher une remise en cause des relations avec nos alliés dans la région. Nous devrions constamment évaluer à quel point ces derniers contribuent à la désescalade des conflits en Syrie et en Libye, qui ont nourrit la crise des réfugiés et la montée en puissance de Daech. L’Europe ne devrait laisser aucun partenaire, en particulier la Turquie, nourrir un système pervers dans lequel les flux de migrations deviennent un levier au service d’une politique intérieure et étrangère dont le bilan de la lutte contre Daech est discutable.

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