Les pays européens au bord de la guerre contre le terrorisme
L’annonce par David Cameron que les forces de l’air britanniques ont conduit une attaque de drone contre un djihadiste britannique en Syrie cet été marque un moment historique.
Les pays européens au bord de la guerre contre le terrorisme
L’annonce par David Cameron que les forces de l’air britanniques ont conduit une attaque de drone contre un djihadiste britannique en Syrie cet été marque un moment historique. Pour la première fois, un pays européen a utilisé la force armée en dehors du contexte de combats réguliers, dans le but de tuer spécifiquement un individu. L’action de la Grande-Bretagne est un écart notable par rapport à la traditionnelle opposition européenne aux assassinats ciblés, mais cela ne devrait pas être considéré comme un événement isolé. Au contraire, cet écart fait partie d’une tendance plus large par laquelle nombre de pays européens se tournent de plus en plus vers la réponse militaire afin de combattre le terrorisme à l’étranger, sur le modèle de ce que font les Etats-Unis depuis longtemps.
Bien sûr, ce n’est pas la première fois que le Royaume-Uni mène une frappe de drones. Les forces britanniques utilisent ce genre d’attaques depuis de nombreuses années en Afghanistan, mais celles-ci faisaient partie d’une campagne militaire conventionnelle contre les talibans ainsi que d’autres insurgés. Les troupes du Royaume-Uni et de plusieurs autres pays européens étaient impliquées dans des combats au sol en Afghanistan ; il s’agissait d’un conflit armé clairement identifié, bénéficiant de l’autorisation du Conseil de Sécurité des Nations Unies et comportant une zone de combat plus ou moins définie. Au contraire, au cours des années qui ont suivi le 11 septembre 2001, les pays européens se sont bien gardés de soutenir publiquement la « guerre contre le terrorisme » lancée plus largement par les Etats-Unis, un supposé conflit armé mondial réputé donner le droit à l’armée américaine de cibler ou de détenir des combattants d’Al-Qaïda, considérés alors comme combattants ennemis peu importe l’endroit où ils étaient localisés.
Ces derniers mois, face à la montée de Daech et au départ de centaines de citoyens européens pour rejoindre ses rangs, la politique de certains Etats membres de l’UE a commencé à changer. En 2014, le Royaume-Uni, la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Danemark ont commencé à mener des frappes aériennes en Irak dans le cadre de la Coalition internationale contre Daech. La base légale pour cette campagne était que les partenaires de la Coalition répondaient à la demande du gouvernement irakien de l’aider à protéger son territoire et ses citoyens de la menace de Daech. Néanmoins, cette opération semble avoir été, en réalité, motivée au moins en partie par l'ambition de supprimer un groupe armé qui représentait une menace directe pour les citoyens européens. En ce sens, les frappes européennes contre Daech en Irak ne sont sans doute pas fondamentalement différentes des frappes américaine contre Al-Qaïda au Yémen, qui, sont (parfois) conduites avec le consentement du gouvernement yéménite et qui (encore, parfois) ont eu lieu dans le contexte d’un conflit armé entre Al-Qaïda et les forces armées yéménites.
En parallèle, la France s’est engagée depuis plus d'un an dans une opération militaire tentaculaire au Sahel, qui s’étend à travers cinq pays et implique 3000 soldats. L’opération Barkhane, comme on l'appelle, découle de l’appui français au gouvernement du Mali, mais s’est transformé en un effort beaucoup plus vaste pour éliminer le djihadisme dans cette vaste région. Cette opération utilise des drones afin d’identifier des cibles dans les régions les plus reculées du désert sahélien, même si elles sont ensuite attaquées via des hélicoptères d’attaque et d’autres méthodes. L’opération Barkhane semble se situer dans une zone d’ombres, à mi-chemin entre le conflit armé et le contre-terrorisme militaire. Son commandant a récemment suggéré que l'opération devrait être étendue à d'autres pays, dont la Libye et le Nigeria : « Il faut combattre les terroristes partout et tout le temps», a-t-il déclaré, dans un langage que le président américain George Bush aurait pu tenir fièrement.
La frappe de drones britanniques en Syrie est un pas de plus vers la pratique américaine. Dans sa déclaration au Parlement, Cameron a précisé que cette opération ne faisait pas partie d’une campagne militaire plus large en Syrie. Au lieu de cela, il s’agissait «d’une frappe ciblée afin de faire face à une menace terroriste claire, crédible et spécifique » contre le Royaume-Uni. Reyaad Khan, la cible de l’attaque, était apparemment « impliqué dans le recrutement actif de sympathisants de Daech et cherchait à orchestrer des attaques précises et barbares contre l’Occident », et il n’y avait « aucun moyen d’empêcher ses attentats planifiées contre [le Royaume-Uni] sans une action directe ». Le Secrétaire à la Défense britannique Michael Fallon a indiqué clairement le lendemain que des frappes similaires pourraient suivre : « il y a d’autres terroristes impliqués dans d’autres projets qui pourraient être menés à bien dans les semaines et mois à venir et nous n’hésiterons pas à agir de la même manière » a-t-il déclaré à la BBC.
Le Royaume-Uni ne sera peut-être plus pour longtemps le seul Etat membre de l'UE à mener des frappes ciblées anti-terroristes. Le Président français François Hollande a annoncé le 7 Septembre que la France allait conduire des vols de reconnaissance au-dessus de la Syrie, et qu'il serait « prêt à frapper », en fonction des informations recueillies. Hollande a lié cette décision au fait que des attentats contre la France étaient en train d’être planifié en Syrie, et les rapports de presse sont allés plus loin en précisant que toutes les frappes aériennes françaises (la France ne possède pas de drones armés actuellement) seraient destinées à contrer des projets d’attentats contre des citoyens français. Il n'y a pas longtemps, le ministre des Affaires étrangères italien Paolo Gentiloni avait également parlé d’attaques ciblées contre des groupes terroristes en Lybie, sans aller jusqu’à suggérer que l'Italie prévoyait de conduire elle-même ces frappes.
Il est important de souligner que la base juridique de l’attaque des drones britanniques en Syrie (et sans doute aussi pour toute future attaque française) reste différente de la position tenue par les Etats-Unis. Alors que les États-Unis ont toujours soutenu qu'ils pouvaient tuer les combattants d'Al-Qaïda car ils les considèrent comme des forces ennemies dans un conflit armé, le Royaume-Uni se base sur un principe de légitime défense face à une menace à venir. La différence n’est pas seulement théorique : selon la logique des Etats-Unis, ces derniers peuvent cibler des membres d'Al-Qaïda, même si l'attaque n’est pas absolument nécessaire pour empêcher une atrocité terroriste imminente. Cependant, dans la pratique, le président Obama a mis en place des directives pour les frappes de drones américaines qui imposent des exigences similaires à la justification britannique de « légitime défense ». En effet, le ciblage d’individus constituant une menace est depuis longtemps un point de convergence les politiques anti-terrorisme de l'UE et des Etats-Unis, comme je l'ai soutenu dans une note de synthèse politique de l’ECFR il y a deux ans.
Néanmoins, indépendamment de la question de savoir si les frappes ciblées sont une politique efficace ou sage contre le terrorisme, la dernière initiative du Royaume-Uni soulève d'énormes questions juridiques. Tout d'abord, la déclaration de Cameron semblait mélanger deux points distincts : est-il légal pour le Royaume-Uni d'utiliser la force sur le territoire syrien sans le consentement de ce pays ? Et est-il légal de tuer délibérément l’individu qui était ciblé spécifiquement (ou ceux qui sont morts avec lui) ?. Sans plus de précisions, les critères que le Royaume-Uni propose comme base de ces deux actions restent dangereusement obscurs. De plus, en guise de justification d’un meurtre prémédité ou de la violation de la souveraineté d'un autre pays, les avocats ont toujours exigé la preuve que l'action était nécessaire pour empêcher une menace imminente. Au vu de ce que Cameron a déclaré, il est impossible de savoir si, dans ce cas précis, ce test a été appliqué ou satisfait. Cet épisode soulève la possibilité inquiétante que l'incitation sur internet à mener une attaque terroriste soit considérée comme l’équivalent de la planification directe d'une attaque, et le gouvernement britannique devrait préciser comment il distingue ces deux activités.
Aux États-Unis, les directives du président Obama prévoient que les forces américaines ne ciblent que les individus constituant une «menace continue, imminente « . Un cynique pourrait être enclin à voir cette norme comme un moyen indirect d’ôter toute signification réelle à la notion d'imminence. Le point peut-être le plus important est que les pays qui effectuent de telles attaques ciblées doivent urgemment expliciter les critères sur lesquels ils se basent et la manière dont ces derniers sont pris en compte, s’ils ne veulent pas que la primauté du droit international soit entachée, ni ouvrir de surcroît la voie à l'acceptation généralisée que des Etats puissent tuer ceux qu'ils estiment être leurs ennemis.
Le passage à une lutte anti-terroriste par des moyens militaires est loin d'être généralisé parmi les pays européens. Au contraire, ils sont seulement une minorité actuellement impliqués dans une telle action, et le Royaume-Uni et la France figurent clairement à l’une des extrêmes du spectre. Parmi les grands États membres de l'UE, rien ne permet d’affirmer que l'Allemagne n’est plus opposée aux assassinats ciblés, comme l’exprimait récemment la ministre de la Défense Ursula von der Leyen. Néanmoins, cet important changement dans la pratique militaire européenne devrait pousser l’Europe à discuter urgemment de la clarification des règles à appliquer dans de telles actions militaires, afin de préserver la tradition européenne de respect du droit international.
L'ECFR ne prend pas de position collective. Les publications de l'ECFR ne représentent que les opinions de leurs auteurs.