Les affrontements avec la Russie indiquent la fin de la mondialisation

Cet article a initialement été publié par Reuters.

Alors que l’Union européenne et les Etats-Unis amplifient leurs sanctions contre la Russie, le président Vladimir Poutine semble planifier de répliquer en s’en prenant à McDonald’s. Il ne pourrait y avoir de symbole plus fort pour illustrer le rôle de la géopolitique dans le délitement de la mondialisation de l’économie.

La chaine de fast-food a été célébrée dans les années 1990 par la « Théorie des Arches Dorées de la Prévention des Conflits » du journaliste Thomas Friedman, qui avançait que la multiplication des McDonald’s à travers le monde permettrait de mettre fin aux guerres. Néanmoins, près de 25 ans après l’ouverture d’un McDonald’s à Moscou, il semble qu’une profonde interdépendance n’a pas permis de mettre un terme aux conflits entre les grandes puissances – cela leur a même fourni un nouveau champ de bataille.

Comme dans toute relation qui tourne mal, ce qui liait initialement les parties est désormais ce qui les divise. Durant ces vingt dernières années, nous avons entendu dire que le monde devenait un « village global » du fait de l’ampleur et de la profondeur des liens commerciaux et d’investissement, de la gouvernance mondiale naissante et des réseaux de l’ère de l’information. Mais ces forces qui jouent en faveur de l’interdépendance se transforment peu à peu en faiblesses : nous pourrions les appeler les trois visages de « l’interdépendance qui divise » :

 

Du libre-échange à la guerre économique

L’interdépendance économique devait contribuer à désamorcer les tensions géopolitiques avec le temps – ou du moins leur permettre d’être compartimentées. Mais aujourd’hui, l’Occident utilise la participation de la Russie à l’économie mondiale pour la punir de ses actions dans l’Est de l’Ukraine. L’Union européenne a annoncé des sanctionsqui toucheront les banques et les industries pétrolières et de défense russes.  Quand la Chine a senti que ses intérêts étaient menacés, elle était également prête à utiliser des sanctions économiques dans ses conflits territoriaux avec le Japon et les Philippines. En mai, Pékin en a fait les frais quand le Vietnam a fermé les yeux sur les manifestations antichinoises qui ont pris pour cible les usines chinoises, à la suite de l’installation par la Chine d’une plateforme pétrolière dans les îles Paracels.

 

De la gouvernance globale au multilatéralisme compétitif

« L’intégration multilatérale semble désormais être davantage un facteur de division que d’unité. »

Nombreux sont ceux qui ont perçu les relations commerciales globales comme un prélude à un gouvernement mondial, avec des puissances grandissantes telles que la Russie et la Chine restreintes à des rôles d’ « acteurs responsables » dans un système global unique. Mais l’intégration multilatérale semble désormais être davantage un facteur de division que d’unité. La compétition géopolitique bloque les institutions mondiales, la crise en Ukraine a éclaté à cause d’un conflit entre deux projets d’intégration multilatérale incompatibles – le Partenariat oriental mené par l’Union européenne et l’Union eurasienne encouragée par la Russie.

La tendance générale est à la concurrence entre organisations d’amitié mini-latérales. D’une part, le « monde sans l’Occident » comprend les BRICs (Brésil, Russie, Inde et Chine), l’Organisation de coopération de Shanghai et de nombreuses organisations subrégionales. D’autre part, l’Occident crée de nouveaux groupes en dehors des institutions universelles – tels que le Partenariat transpacifique en Asie ou le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement – qui excluent délibérément la Chine et la Russie. Au lieu de considérer le droit international comme un moyen de désamorcer des conflits entre des pays, on parle de plus en plus de l’utiliser comme une arme contre les pays hostiles – « la loi comme arme de guerre ».

 

D’un internet unique à des réseaux multiples

Même internet mène à une fragmentation menaçante, plutôt qu’à un espace public mondial. Vladimir Poutine a, certes, offert refuge à Edward Snowden, mais ce sont les alliés les plus proches des Etats-Unis – telles qu’Angela Merkel en Allemagne et la présidente Dilma Rousseff au Brésil – qui sont les plus inquiets face à l’Agence Nationale de Sécurité (NSA) qui espionne la vie privée de leurs citoyens. Anupam Chander et Uyen P. Le de l’université de Californie à Davis soutiennent que « les inquiétudes au sujet de la surveillance … justifient les mesures gouvernementales qui brisent la toile mondiale (World Wide Web) … l’ère d’un web mondial semble être révolue. » Ils affirment que des pays tels que l’Australie, la France, la Corée du Sud, l’Inde, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Malaisie et le Vietnam ont déjà commencé à prendre des mesure protégeant certaines données en les stockant sur des serveurs à l’intérieure des frontières nationales.

« Selon [Luttwak, la mondialisation supposait que] nous aurions « la grammaire du commerce mais la logique de la guerre. »

Après la fin de la guerre froide, lorsque les défenseurs de la mondialisation défendaient l’idée selon laquelle le commerce mettrait fin à la guerre, le stratège militaire Edward Luttwak prédisait que cette hypothèse s’avèrerait rapidement être erronée. Bien que le capital se substituerait aux armes à feu en tant qu’armes de prédilection, et que la pénétration du marché remplacerait les bases et garnisons des anciennes générations, la force motrice des relations internationales resterait le conflit plutôt que le commerce. Selon lui, nous aurions « la grammaire du commerce mais la logique de la guerre. » Les prédictions de Luttwak semblaient alors déplacées, à une époque où des pays tels que la Russie, la Chine, l’Inde et le Brésil s’empressaient de rejoindre l’économie globale.

Le monde d’après-Guerre froide dans lequel ces pays entrèrent fut caractérisé par le développement d’un ordre mondial unipolaire dont la sécurité était gérée par les Etats-Unis, et un ordre juridique mené par l’Europe. Cet ensemble avait pour but d’unir le monde entier à travers le libre-échange, l’interdépendance économique, le droit international et des institutions multilatérales. Aujourd’hui, l’on observe une érosion de l’ordre sécuritaire américain, due à la fois à une lassitude de la guerre et à l’émergence de nouveaux pouvoirs à l’échelle mondiale. Au vu de cette évolution, les grandes puissances telles que les Etats-Unis tentent de plus en plus d’ « armer » l’ordre juridique international à travers la mise en œuvre de sanctions compensant leur réticence à faire usage de la force militaire.

« Personne n’est prêt à perdre les bénéfices d’une économie mondiale, mais les grandes puissances réfléchissent à la manière de se protéger des risques qui en résultent. »

L’interdépendance, autrefois bienfait économique, est désormais aussi une menace. Personne n’est prêt à perdre les bénéfices d’une économie mondiale, mais les grandes puissances réfléchissent à la manière de se protéger des risques qui en résultent, militaires et autres. La Chine augmente sa consommation intérieure suite à la menace de la crise financière américaine. Les Etats-Unis cherchent à atteindre l’indépendance énergétique suite à la guerre en Irak. La Russie tente de créer une Union Eurasiatique suite à la crise de l’euro. Même l’Allemagne, pourtant internationaliste, tente de modifier l’UE de manière à ce que les autres Etats membres soient liés par des politiques d’inspiration allemande. 

Durant les années qui ont suivi la Guerre froide, l’interdépendance était une force pour la cessation des conflits. Mais en 2014, elle les crée. Après 25 années d’union de plus en plus étroite, le monde semble résolu à se « re-séparer ». 

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