Le jeu intelligent d’Abe

François Godement explique quel a été l'impact en Asie de la déclaration de Shinzo Abe, Premier ministre japonais, sur la Seconde Guerre mondiale et le rôle du Japon dans celle-ci.

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Certaines nouvelles sont plus éloquentes que les mots. Le Premier ministre du Japon, Shinzo Abe, a été invité par la Chine à participer à la troisième cérémonie de commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est peu probable qu’il décide d’y assister mais il pourrait très bien faire une visite officielle à Pékin immédiatement après celle-ci.

Cette nouvelle suit la déclaration tant attendue d’Abe sur la Seconde Guerre mondiale. Il est possible qu’il n’existe pas de déclaration plus prudente et équilibrée que ce discours, qui a, en fait, été publiée sous forme de « décision de cabinet ». La position d’Abe vis-à-vis du 70e anniversaire de la capitulation du Japon en 1945 était attendue par beaucoup : pour certains avec appréhension et pour d’autres avec joie. Il a été dit que Monsieur Abe était piégé à la fois par l’influence de la frange à l’extrême droite du spectre politique japonais, par son propre héritage familial et par les demandes apparemment sans fin des autres Etats pour que le Japon fasse des excuses supplémentaires.

Abe est, non seulement, parvenu à échapper à ce piège avec succès mais il a également insisté à plusieurs reprises sur sa volonté politique dans un discours qui n’avait, au départ, que vocation à avoir un sens historique. Premièrement, comme il a été souligné par de nombreux commentateurs, il est parvenu à toucher la corde sensible de l’auditoire concerné. Il est à noter que son discours combine à la fois « le chagrin », « la repentance », « le remords », la confirmation pleine et entière des excuses faites par ses prédécesseurs et deux mentions spéciales : une pour relever la magnanimité de la Chine qui a laissé les prisonniers de guerre japonais rentrer chez eux et une autre soulignant « la dignité et l’honneur des femmes (qui) ont été sévèrement blessées ».

Deuxièmement, il a replacé l’action du Japon dans un contexte historique indéniable sans pour autant utiliser celui-ci comme moyen de justification : les espoirs déçus en faveur d’une Ligue des Nations après la Première Guerre mondiale ; la formation de blocs économiques durant la Grande Dépression ayant effectivement pris au piège le Japon, encore plus qu’aucune autre économie ; les trois millions de morts du côté japonais, y compris ceux morts dans les seuls bombardements nucléaires de l’histoire. Il n’a jamais utilisé ce contexte pour suggérer que le Japon n’avait d’autre choix que de faire ce qu’il a fait. Mais se rappeler de la souffrance du Japon et de sa ruine en 1945 parle à un auditoire national et rappelle à tout le monde que ce furent les choix faits à partir de 1931 qui étaient mauvais.

Troisièmement, il s’est directement adressé à la Chine avant toute autre nation voisine(au grand dam de la Corée du Sud). Il a fait cela en procédant de deux manières : en se servant d’un avertissement historique sur les antécédents du Japon, qui avait tendance à échapper à ses propres difficultés en devenant un « challengeur » de « l’ordre international ». « Le Japon a pris la mauvaise direction », souligne-t-il, direction où « le système de politique intérieur ne pouvait pas servir de frein ». La reconnaissance de ce fait et l’avertissement émis ont été dits d’un seul souffle.

Mais un passage clé de son discours vante également les efforts faits par les Chinois pour surmonter les souffrances qu’ils ont subies aux mains des Japonais. C’est ici un éloge de la « tolérance » chinoise qu’Abe fait.

Ces mentions sont faites aux dépens de la Corée, dont il est fait brièvement mention, entre Taiwan et les Philippines. Il y a une excellente raison diplomatique pour expliquer cela. A chaque fois que le Japon a mentionné la Corée du Sud de manière isolée dans un discours ces deux dernières décennies – lors des excuses de 1998 ou de la proposition pour une résolution légale des disputes territoriales en 2012 par exemple – la Chine a perçu cette apparente priorité donnée à la Corée du Sud comme une insulte. Cette fois ci, Abe s’adresse directement à la Chine et la place avant tout autre Etat.

Il y a, toutefois, deux « réserves mentales » apparentes dans sa déclaration. Bien qu’il ait distingué la situation particulière des femmes, il a fait en sorte d’éviter de mentionner directement les « femmes de réconfort », qui s’apparentaient à une prostitution gérée par l’armée elle-même, et a, dans les fait, fait allusion aux souffrances des femmes dans d’autres conflits – une réalité certainement historique. Cette omission est clairement liée au fait que, selon lui, les relations avec la Corée ont, à l’heure actuelle, moins d’importance que celles avec la Chine mais également à la lassitude des Japonais vis-à-vis de la constante résurrection du problème en Corée.

Plus généralement, Abe a exprimé le souhait que les futures générations de Japonais n’aient plus à s’excuser pour les actions de leurs ancêtres. Et même si cela est immédiatement compensé par la « nécessité de regarder l’histoire passée (du pays) en face » et de « transmettre celle-ci aux générations futures », il rejette cette exigence de présenter des excuses qui est parfois exprimée en Asie, particulièrement en Chine, et distingue cela du souvenir du passé. On pourrait ici ajouter que la culpabilité est, en effet, individuelle et non collective.

La déclaration de M. Abe sera controversée au Japon– où une droite révisionniste existe et où une gauche aimant s’auto-fustiger cherche à prévenir le retour du Japon à un état plus « normal » qui pourrait répondre aux conflits et contribuer de manière plus équitables aux actions menées par ses alliés et partenaires. Toutefois, la réaction suscitée par cette déclaration en Asie peut indiquer qu’Abe est allé dans la bonne direction. Même si les leaders coréens ont fait connaitre leurs frustrations, leurs propres exigences à l’encontre du Japon n’ayant pas été remplies, les déclarations officielles chinoise ont été incroyablement sobres et ont évitées toute forme d’attaques personnelles. Un autre signe fort est le fait que la Chine ait gardé une invitation destinée à Abe pour qu’il participe à la commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale le 3 septembre.  Même s’il y a peu de chances qu’il décide d’assister à cette commémoration, il est probable qu’il effectue une visite officielle en Chine immédiatement après afin de discuter avec les leaders chinois – similairement à la façon dont Angela Merkel a évité la cérémonie de Moscou du mois de mai mais effectué une visite officielle en Russie peu de temps après.

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