L’Arménie se rapproche du précipice
Richard Giragosian fait le point sur la situation tendue en Arménie après une énième hausse de prix de l'électricité.
Pour tout gouvernement au pouvoir, il est dangereux d'ignorer un profond mécontentement trop longtemps. Dans la plupart des cas, contenir efficacement ce mécontentement empêche l'émergence d'une forme plus menaçante de dissidence. Cependant, comme les récentes évolutions à Erevan l’ont démontré, le gouvernement arménien a dangereusement dédaigné l'intensification de la grogne dans le pays. De plus, au milieu d'une vague croissante de manifestations – à présent cinq journées consécutives-, le gouvernement arménien trop confiant et arrogant en toute situation est coincé dans une impasse de façon accrue et tendue alors que des milliers de personnes en colère mais toujours pacifiques manifestent.
Avec des milliers de partisans, parfois dépassant les 10 000 manifestants, le camp de protestataires s’est concentré sur une demande clé : l’annulation de la récente décision du gouvernement arménien d'augmenter les prix de l'électricité. Cette hausse, destinée à atteindre les 16% et la troisième de ce type en moins de deux ans, a été le déclencheur de cette vague de protestations.
L'indignation publique au sujet de l’augmentation du prix n'a été qu’aggravée par le fait que le Parlement arménien a été obligé d'imposer cette augmentation à la demande du monopole russe qui contrôle le réseau de distribution d'électricité du pays, le Réseau électrique d'Arménie (REA). Pour beaucoup d'Arméniens, il y a eu une insulte supplémentaire lorsque des reportages de médias largement diffusés ont révélé l’existence d’un modèle d’abus financier au sein de l'entreprise soi-disant criblée de dettes par des cadres supérieurs, comprenant des dépenses somptuaires pour des maisons de luxe, des bureaux et des voitures. De plus, la situation a empiré quand des cadres supérieurs de la REA ont refusé l'invitation du Parlement à défendre la hausse des prix au cours d'un débat législatif important sur la question.
La décision soudaine de l'Arménie, en septembre 2013, d’abandonner l’accord d’association prévu depuis longtemps avec l'Union européenne en faveur d’une adhésion à l'Union économique eurasienne dominée par les Russes a surpris de nombreux observateurs. Cette décision a été considérée comme un « demi-tour » brusque et inattendu et était en grande partie le résultat d'une action unilatérale du président Sargsian. Bien que le mouvement ait été ensuite défendu comme étant nécessaire pour réaffirmer la relation sécuritaire du pays avec la Russie, cette volte-face présidentielle a été largement perçue comme un acte de capitulation et de soumission. De ce point de vue, l'initiative a été considérée comme un acte de lâcheté et non de courage et enracinée dans l'insécurité de l'Arménie plutôt que dans sa sécurité.
Une perception similaire afflige également le gouvernement aujourd'hui. La hausse du prix de l'électricité découle de l'insécurité arménienne en raison d'une demande de la société d’énergie détenue par des russes et pour le public arménien cela représente encore une autre insulte russe et un affront à la souveraineté et à l'indépendance arménienne.
C’est ce contexte plus global qui a contribué à l'importance de cette nouvelle vague de mécontentement. Par exemple, pour de nombreux Arméniens ordinaires, il existe trois éléments essentiels dans le partenariat stratégique du pays avec la Russie. Le premier est la garantie de sécurité que la Russie fournit à l'Arménie, ce qui comprend des armes au rabais. Pourtant, même pour les Arméniens traditionnellement pro-russes, la confiance dans les promesses de sécurité de la Russie a été sérieusement ébranlée par les grandes ventes d'armes entre la Russie et l'Azerbaïdjan. En effet, Moscou a émergé comme le premier fournisseur d'armes de l'Azerbaïdjan.
Le deuxième élément de la dépendance des Arméniens à l'égard de la Russie est économique avec un grand nombre d'Arméniens travaillant dans les villes russes et qui envoient de l’argent pour leurs familles dans leur pays d’origine. Pourtant, à la suite du grave ralentissement de l'économie russe, même ce facteur pratique est remis en question. Les envois de fonds arméniens depuis la Russie sont en baisse de 40 pour cent depuis le début de l'année de sorte que le marché russe est beaucoup moins attrayant que par le passé pour une grande partie des travailleurs migrants saisonniers d'Arménie.
Cependant, dans ce contexte de manifestations contre les prix de l'électricité, la promesse non tenue de la Russie de prix du gaz bas a émergé comme un sujet clé de mécontentement. La dernière hausse de 16 pour cent fait suite à une série de précédentes hausses des prix : 27 pour cent en juillet 2013 puis une autre de 10 pour cent en juillet 2014. Les consommateurs ordinaires ont été durement touchés, ce qui a aggravé la situation pour la population d'un pays où un tiers de la population vit officiellement dans la pauvreté.
Dans ce contexte, le pays se rapproche maintenant du précipice avec un gouvernement de plus en plus têtu qui ne veut pas ou ne peut pas offrir de concessions face à un groupe de plus en plus résolu de jeunes militants légitimes et enthousiastes. Ainsi, il semble n’y avoir aucun moyen évident pour sortir de cette impasse à mesure que chaque camp considère l’option d’abaisser ses attentes comme de plus en plus difficile.
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