La logique interne du blocus de la Crimée par l’Ukraine

En Crimée, l'intensification du blocus par l'Ukraine est une réaction de mécontentement qui arrange parfaitement la propagande russe. 

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Une panne d’électricité dans la partie de la Crimée occupée par la Russie, qui a été provoquée par la démolition des connexions électriques entre l’oblast de Kherson et la Crimée, a créé une impasse qui, aux yeux du monde extérieur, ressemble à une guerre commerciale planifiée entre le gouvernement ukrainien et la Russie. En réalité, il s’agit d’un problème de politique intérieure, car la frustration de l’Ukraine est nourrie par son incapacité à arrêter la Russie de l’humilier sur différents fronts.

L’échange récent a commencé lorsque les activistes tatars ont mis en place un blocus improvisé en Crimée, il y a environ un mois. La plupart des militants ont fui la Crimée, où la minorité tatare fait face à une répression systématique, à la marginalisation, et à la discrimination menée par les nouvelles autorités russes. Après que la Russie a intentionnellement humilié l’Ukraine en infligeant de longues peines de prison aux cinéastes ukrainiens Oleh Sentsov et Oleksandr Kolchenko pour « terrorisme » et après avoir prolongé les simulacres de procès contre Nadiya Savchenko, l’énervement contre la Russie a atteint de nouveaux records en Ukraine. La « force des bloqueurs » a reçu le soutien et le renfort des anciens combattants du Pravy Sektor et du régiment Azov, qui ont été libérés de leurs obligations militaires après le cessez-le-feu de septembre.

Le blocus n’a que reçu que peu d’attention internationale jusqu’à ce que, le 20 novembre, des militants – très probablement des vétérans de ces deux bataillons – fassent sauter les lignes et les infrastructures électriques desservant la Crimée (et une partie importante de l’oblast de Kherson), ce qui a causé une panne de courant en Crimée. La réponse initiale du gouvernement a été celle prévue : deux bataillons de la garde nationale et des troupes de réparation ont été envoyés sur le site le 22 novembre, afin de réparer les lignes. Mais après les premières rencontres avec les militants du blocus, l’opinion publique a tourné en faveur des « bloqueurs », les présentant comme des patriotes qui n’ont pas renoncé à la Crimée. En essayant de capitaliser sur le sentiment public, le gouvernement a sauté sur l’idée d’un blocus.

Le Premier ministre Iatseniouk, dont la cote de popularité est descendue sous la barre des dix pourcents cet été, a pris l’initiative d‘une position belliciste sur la Crimée. Il a promis de légaliser le blocus post-facto en limitant les échanges avec la péninsule et après la contre-attaque russe qui a puni le secteur énergétique de l’Ukraine, il a décidé de bannir les avions civiles russes de l’espace aérien ukrainien. Une enquête visant l’entreprise chinoise chargée de poser un câble d’alimentation de la Russie à la Crimée a renforcé l’impression que le blocus est maintenant la politique officielle du gouvernement ukrainien.

Bien que l’Ukraine ait de façon certaine des raisons de pointer du doigt la mauvaise conduite de la Russie en Crimée, le problème avec sa réponse est que certaines des décisions prisent rendent légitimes les faits créés sur le terrain par des acteurs non-gouvernementaux armés. Ceci est un signe inquiétant, et qui arrange parfaitement la propagande russe, qui prétend que les radicaux mènent la danse en Ukraine. Si une politique de blocus avait été mise en place en tant que réaction immédiate à l’annexion de la Crimée en mars 2014, la question se poserait différemment. Mais faire un blocus maintenant, et sur ces termes, est une erreur stratégique. En Europe, cette bévue ukrainienne survient à un moment où les conciliateurs de Poutine essayent de faire progresser leur agenda à la suite des attaques de Paris et de l’intervention russe en Syrie. Et l’Europe ne peut pas et ne veut pas soutenir une politique qui a été conçue par des miliciens sur le terrain.

La première contre-attaque russe a été de suspendre la livraison de gaz, de charbon et de combustible nucléaire à l’Ukraine. La question du gaz en est la partie la moins dangereuse. L’Ukraine possède des vastes installations de stockage, et des accords de débit inverse avec la Pologne et la Slovaquie. Si l’hiver est doux, l’Ukraine n’aura pas besoin du gaz russe. Cependant, si l’hiver se révèle rude, des problèmes surgiront.

Avec le charbon, la question est plus délicate. Pour ses centrales, l’Ukraine dispose d’une réserve équivalente à 35 jours de consommation hivernale totale. Ce n’est pas beaucoup. Les centrales ukrainiennes sont conçues pour consommer le charbon noir du Donbass ou le charbon similaire importé de Russie. De plus, il n’est pas facile de remplacer le charbon du Donbass par d’autres marques. Les opérateurs ukrainiens ont, pour cette raison, décliné les offres de charbon de Silésie émises par la Pologne. Si l’hiver est rigoureux, 35 jours de réserve ne seront pas assez.

Pour le combustible nucléaire, l’Ukraine dépend des livraisons russes, bien que les stocks soient orientés sur le long terme. Mais la guerre commerciale actuelle rend la renégociation des livraisons plus compliquée pour Kiev, en particulier à l’approche d’un hiver rigoureux.

Les experts ukrainiens étaient contre ce blocus car ils redoutaient les effets négatifs de la riposte russe. Ils citaient notamment le fait que la dépendance de la Crimée à l’Ukraine était un atout que l’Ukraine pouvait utiliser pour mitiger les effets de sa dépendance à la Russie. Cet atout est à présent utilisé pour le populisme, juste avant que l’hiver ne s’installe. Pire encore, cela se fait d’une manière qui ne peut qu’effrayer ses soutiens européens. L’Ukraine ne pourra pas forcément compter sur l’Occident la prochaine fois que son secteur énergétique sera touché.

Mais pour l’instant, l’Europe ne devrait pas perdre patience avec l’Ukraine. Il y avait effectivement des éléments constructifs dans le spectre politique du pays. Le Président Porochenko a appelé le groupe de contact de Minsk à engager des discussions sur la question de la Crimée, dans une tentative d’élever le problème au niveau de la politique étrangère et d’arrêter la course nationale vers une nouvelle escalade. Mais comme la Crimée ne fait pas partie de l’accord de Minsk et que la Russie considère que l’annexion n’est pas négociable, cela sera difficile à réaliser. Néanmoins, la promesse par l’Occident que la première annexion conduite par la force en Europe depuis la Seconde Guerre Mondiale ne sera pas acceptée devrait être renforcée en poussant la Russie vers un tel groupe de contact. Il existe des formats de négociation pour chaque dispute territoriale en Europe – à l’exception de la Crimée.

L’Europe devrait exercer une pression plus forte sur la Russie à propos des simulacres de procès politiques envers les Tatars de Crimée. La répression systématique contre les Tatars, les membres de l’opposition et les journalistes indépendants de Crimée a atteint des niveaux sans précédents depuis la glasnost et la perestroïka. La Russie est, au moins sur le papier, un membre du Conseil de l’Europe, et ne pas réagir à ses délits répressifs privera cette institution de la crédibilité qu’il lui reste. En outre, l’Union européenne pourrait étendre sa liste de sanctions aux personnes responsables ou complices des actions citées ci-dessus. A l’heure actuelle, seulement 157 personnes sont sur cette liste et peu d’entre elles participent au régime d’occupation en Crimée.

Pour être franc, le potentiel réel pour influencer la Russie est sévèrement limité. La Russie traite la menace de la Crimée comme une question de survie nationale: les moyens militaires ne sont pas discutés, et la Russie n’a montré aucun signe de réaction à la pression économique sur la Crimée. Ainsi, les négociations ne pourront pas avoir lieu avant l’effondrement du régime de Poutine. 

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