Inde et Chine : la ruée vers l’Afrique ?

Le rôle prééminent de la Chine en Afrique est sur le point d’être remis en question depuis l'arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi en Inde.

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La présence chinoise en Afrique comme investisseur et partenaire commercial s’est accrue de manière notable depuis le début des années 2000, au moment où sa croissance économique a rapidement augmenté les besoins du pays en ressources naturelles. Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, « la consommation par personne de ressources en Chine est passée d’un tiers à une fois et demi la consommation moyenne mondiale » entre 1970 et 2008, et l’Afrique fournit une grande partie de cette demande.

Mais le rôle de la Chine en Afrique a évolué ces dernières années et ne se concentre plus seulement sur l’extraction des ressources naturelles. La Chine diversifie ses investissements et a même commencé à jouer un rôle dans le domaine de la sécurité en prenant part aux missions de maintien de la paix des Nations Unies. Cependant, le rôle prééminent de la Chine en Afrique est sur le point d’être remis en question, ne serait-ce que dans certaines régions, depuis que le Premier ministre Narendra Modi est arrivé au pouvoir en Inde.

Modi est le premier dirigeant indien depuis Rajiv Gandhi à la fin des années 1980 à s’intéresser sérieusement à l’Afrique. L’ancien Secrétaire des Affaires Etrangères Lalit Mansingh, haut-commissaire au Nigéria dans les années 1990, a fait part à l’ECFR des raisons de son engagement : « L’intérêt pour l’Afrique reflète les nouvelles priorités de notre politique étrangère. Cela fait partie de la politique de Modi pour augmenter la croissance en Inde, et il s’est rendu compte que les pays africains pourraient avoir un rôle à jouer. Nous avons besoin de pétrole, de minéraux, de métaux, de ressources alimentaires, de toutes sortes de matériaux. » Lalit Mansingh n’a pas cherché à éluder la question épineuse quand il s’agit de l’Inde en Afrique : « un facteur important pour le gouvernement actuel est clairement la Chine. Celle-ci s’est avancée dans un continent que nous croyions nous être réservé par tradition. Je pense que cela a été un réel choc pour l’Inde. »

 

La Chine en Afrique

 

La Chine est le partenaire commercial de l’Afrique le plus important, et le continent est aussi sa principale source d’importations. La Chine exporte principalement des produits manufacturés en Afrique, tels que les matières textiles, l’électronique et les biens issus de l’industrie mécanique, et importe principalement du pétrole, mais aussi des métaux tels que le fer et le cuivre. David Dollar écrit dans une enquête récente sur l’Afrique que la Chine a jusqu’à présent contribué à un sixième des financements étrangers d’infrastructures pour le continent. Selon les chiffres officiels de la Chine que l’université John Hopkins a rassemblés, près de 250 000 Chinois ont travaillé dans des pays africains en 2014, bien que les chiffres non-officiels suggèrent un chiffre plus proche du million.

Les grandes compagnies chinoises étatiques ont concentré leurs investissements dans l’énergie (notamment les champs pétrolifères au Sud Soudan), dans l’exploitation minière africaine (avec plus de 100 milliards de dollars investis fin-2014), dans les infrastructures (avec notamment le chemin de fer d’Afrique de l’Est à 13,8 milliards de dollars) et dans l’industrie (notamment l’industrie textile, très demandeuse en main d’œuvre, en Ethiopie et au Rwanda).

Mais Dollar remarque qu’il y a aussi un nombre croissant de petites et moyennes entreprises chinoises qui investissent en Afrique, principalement dans le secteur des services tel que les télécommunications. La plus grande compagnie chinoise de télécommunications, Huawei et ZTE, a déjà établi des partenariats avec MTN du Sud Soudan, qui opère dans plus de 20 pays d’Afrique. Récemment, la plateforme de messagerie chinoise la plus populaire WeChat, une version chinoise améliorée de WhatsApp, a pénétré le commerce numérique en Afrique.

L’Afrique est le principal bénéficiaire de l’aide étrangère chinoise, qui se chiffre à environ 30 milliards de dollars entre 2000 et 2013. Cela a principalement pris la forme de prêts concessionnels pour des projets d’infrastructures de grande échelle, une pratique commune dans la politique d’aide étrangère de la Chine. Alors que beaucoup de pays africains ont bénéficié de l’aide et des investissements chinois, l’action de la Chine s’est attiré les critiques de la communauté internationale et de certains pays d’Afrique. Les griefs portent sur le fait que les compagnies chinoises concurrencent de manière déloyale les compagnies locales sans pour autant embaucher d’Africains, mais aussi sur le fait que celles-ci respectent peu les standards de sécurité et de respect de l’environnement, ou encore sur le fait que l’aide chinoise peut parfois nourrir certains conflits. L’un des policy briefs de l’ECFR cette année considérait que l’approche chinoise décomplexée envers la vente d’armes et la coopération militaire « pourrait saper la défense des valeurs européennes en Afrique, notamment en termes de droits de l’Homme et de systèmes politiques libéraux ».

Malgré ces inquiétudes, la Chine reste toujours plus populaire en Afrique que dans n’importe quelle autre région du monde. L’étude du Pew Global Attitudes en 2015 trouvait que dans neuf pays d’Afrique, 70% étaient favorables à Pékin, contre 41% à l’Europe et l’Amérique du Nord.

 

L’Inde en Afrique

 

L’Inde est le quatrième plus grand partenaire commercial de l’Afrique, avec un chiffre d’affaire de 70 milliards de dollars en 2014-2015 (dépassé de loin par la Chine et ses 220 milliards de dollars). L’Inde importe des matières premières et exporte des biens manufacturés, et a aussi fourni le continent en médicaments bon marchés puisqu’elle a vendu des médicaments génériques en violation des lois américaines de propriété intellectuelle.

L’engagement de l’Inde en Afrique est récemment passé à l’étape supérieure, à l’occasion notamment de la troisième édition du forum Inde-Afrique à Dehli l’année dernière. Le sommet, bien plus grand et dynamique qu’aux éditions précédentes, a généré beaucoup de bonnes intentions.

Celles-ci ont été mises en pratique lors de la visite ce mois-ci de Modi au Mozambique, en Afrique du Sud, en Tanzanie et au Kenya. Les quatre pays, qui dominent la côte subsaharienne d’Afrique de l’Est, constituaient des objectifs évidents pour la diplomatie de Modi dans l’Océan Indien, au sein de laquelle il a notamment lancé l’idée d’« économie bleue ». Avec la menace croissante de la présence navale chinoise, ses bases à Djibouti, et son initiative de « Nouvelle Route de la Soie », l’Inde a ressenti le besoin de protéger ses intérêts dans la région de l’Océan Indien. L’« économie bleue » vient ainsi combiner la coopération économique liée à l’océan, et les questions de sécurité maritime.

En tout, 19 accords ont été signés pendant le premier voyage du Premier ministre sur le continent africain, dans des domaines aussi variés que la défense, les technologies de l’information, les petites industries, les sports, le trafic de drogue, la gestion des ressources en eau, l’art et la culture. La sécurité alimentaire, la santé, l’exploitation minière et l’industrie sont apparues comme des secteurs clés de coopération, aux côtés de la sécurité énergétique. Les entreprises indiennes ont lourdement investi dans des projets pour le gaz naturel au Mozambique et explorent les possibilités pour d’autres projets en Tanzanie. L’Inde a aussi fait son autopromotion en Afrique du Sud, se présentant comme une destination de choix pour la production de défense, et a obtenu l’approbation de l’Afrique du Sud pour son offre d’adhésion au Groupe des fournisseurs nucléaires.

Cependant, pour comprendre pleinement l’étendue de la campagne de séduction indienne, la visite de Modi doit être reliée à deux autres visites : celle du président Pranab Mukherjee au Ghana, en Côte d’Ivoire et en Namibie en juin, et celle du vice-président Hamid Ansari au Maroc et en Tunisie en mai. Toutes deux étaient prévues depuis longtemps. L’Inde a traditionnellement accueilli des dirigeants africains sur son territoire plutôt que de visiter le continent. « Ces visites ont corrigé l’impression que l’Inde considérait l’Afrique comme un grand ami mais pas comme une priorité », déclare H.H.S. Viswanathan, ancien ambassadeur en Côte d’Ivoire et au Nigéria dans une interview avec l’ECFR.

L’aide et l’assistance fournies par l’Inde sont différentes du modèle chinois qui consiste à investir dans de grands projets d’infrastructures. « Les Indiens ont tendance à faire les choses de manière plus douce et plus lente, et c’est donc moins visible, » explique Ruchita Beri, directrice du programme Afrique à l’Institute for Defense Studies and Analyses. Le développement du capital humain à travers l’éducation, les formations et le développement de compétences ont été la pierre angulaire du modèle indien.  Les décideurs politiques indiens considèrent cela comme un modèle centré sur les personnes, qui aidera l’Afrique à former et préparer sa population aux défis démographiques qui l’attendent.

En d’autres mots, l’Inde, qui ne peut pas rattraper la distance parcourue par la Chine, cherche à adopter une stratégie plus douce de soft power. Ce n’est pas une stratégie nouvelle, mais elle a été renforcée au cours du temps et a trouvé en Modi un partisan enthousiaste.

L’une des limites pour le gouvernement indien a été son échec à tenir ses promesses, notamment dans les projets de développement soutenus par les Lines of Credit . A la différence des Chinois, qui finissent presque toujours à temps, les projets indiens souffrent souvent de délais interminables. Ce problème a été abordé lors du Forum Inde-Afrique à Delhi l’année dernière, lorsque l’Inde a promis un mécanisme de coopération pour la mise en place des projets.

Les migrations ont constitué une partie non négligeable de la relation Inde-Afrique. La diaspora indienne en Afrique compte près de 2,5 millions de personnes et s’étend sur 46 pays. La plupart de ses membres ont migré en tant que travailleurs sous contrat pendant la période coloniale. Depuis l’indépendance, les étudiants africains sont venus en sens inverse en grand nombre. Près de 25 000 étudiants africains habitent aujourd’hui en Inde, et lors du dernier sommet le nombre de bourses scolaires avait doublé atteignant 50 000.

Cependant, des événements récents ont altéré la bonne volonté générée par ce geste. Une série d’attaques racistes contre des Africains dans les villes indiennes s’est produite ces dernières années. Il était attendu que Modi soulève ce problème lors de son voyage et rassure les dirigeants qu’il rencontrait, mais il a fait le choix de l’ignorer.

Le fait que l’Inde ait besoin de l’Afrique est de plus en plus reconnu, et ce pour plus d’une raison. Mises à part les ressources naturelles, l’Inde a besoin de s’allier avec le marché africain en pleine expansion. Elle a aussi besoin de soutenir le bloc africain et ses aspirations croissantes au sein des institutions et sommets internationaux, comme notamment au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies, ou du Groupe des Fournisseurs Nucléaires.

 

Un continent suffisamment grand pour les deux

 

Un éditorial publié dans le journal étatique chinois le Global Times après le voyage de Modi en Afrique affirmait que la Chine n’avait aucune raison d’être « jalouse » de l’influence croissante de l’Inde. La Chine n’est certes peut-être pas encore jalouse, mais elle a certainement surveillé de près les prétentions de l’Inde sur un continent avec lequel cette dernière bénéficie d’un lien historique et émotionnel.

Les deux pays sont des acteurs bienvenus et l’engagement compétitif pourrait être bénéfique. L’Inde pourrait ainsi complémenter la Chine dans certains domaines et apprendre d’elle dans d’autres – et vice versa. Mais il y a aussi le risque que la rivalité traditionnelle entre la Chine et l’Inde se projette sur l’Afrique, au détriment des intérêts politiques et économiques de celle-ci. Certains appellent cela la nouvelle « ruée vers l’Afrique », mais l’Afrique du XXIe siècle est décidément bien différente de celle de 1884. Elle est aussi suffisamment grande pour accommoder les deux puissances.

 

Sunaina Kumar est une journaliste basée à Dehli et membre du programme de partenariat Medienbotschafter 2016. Angela Stanzel est une Policy Fellow au programme Asie et Chine de l’ECFR. 

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