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Un exercice purement britannique : la commission des affaires étrangères du Royaume-Uni sur la Libye

En consultant exclusivement des fonctionnaires et experts britanniques, la commission tire à boulets rouges sur l’ONU et sous-entend qu’une négociation avec Mouammar Kadhafi était possible

Le rapport publié ce mercredi par la commission des affaires étrangères de la Chambre des communes sur la Libye peut se résumer en quelques mots : « La prochaine fois, réfléchissez-y par deux fois ».

Le responsable de la commission, le député conservateur Crispin Blunt, n’a pas mâché ses mots en exprimant son désaccord vis-à-vis du Premier ministre d’alors, David Cameron, et de sa politique au sujet du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

En définitive, il faut prendre ce rapport pour ce qu’il est : un exercice purement britannique

Ce rapport critique vivement David Cameron, qui, au passage, a abandonné son siège au parlement un peu plus tôt dans la semaine. On lui reproche d’être intervenu en Libye en 2011 en se basant sur des renseignements inexacts ou manquants, et d’avoir modifié l’objectif de l’intervention, qui est passé de la « responsabilité de protéger les civils » à un changement de régime. En définitive, il est donc accusé de s’être contenté d’emboîter le pas à la France sans avoir pu influer de manière significative sur le déroulement des opérations militaires.

Le rapport critique également des choix plus récents sur les migrations, soutenant qu’il était incorrect d’avoir pensé que sauver des gens en Méditerranée représenterait un « facteur d’attraction » pour plus de migrants, et réaffirmant la position de Crispin Blunt, selon lequel l’envoi de forces spéciales en Libye nécessitait l’approbation du parlement et une discussion plus large en matière de stratégie.

Les termes employés au sujet de la stratégie pour contrer le groupe État islamique devraient résonner à travers l’Europe et les États-Unis : combattre l’extrémisme violent représente une priorité, mais « l’objectif principal en Libye devrait être de soutenir une autorité centrale qui pourrait apporter une plus grande stabilité ».

Flirter avec la controverse

On peut être plus surpris à la lecture des passages concernant l’ONU, qui essuie des critiques dans plusieurs parties du rapport. Dans ses dernières recommandations, la commission encourage le bureau des Affaires étrangères à « guider la communauté internationale dans une démarche visant à estimer si les Nations unies représentent l’organisme adéquat pour coordonner la stabilisation et la reconstruction dans un environnement post-conflictuel », faisant la remarque de l’urgence d’une telle révision dans la mesure où « il pourrait être demandé [à l’ONU] de coordonner une mission similaire en Syrie, au Yémen ou en Irak dans un avenir proche ». Ceci reflète un sentiment de méfiance vis-à-vis de l’ONU en tant que protagoniste déterminant dans la transition libyenne, qui est largement répandu parmi certains des États membres qui jouent un rôle clef.

Mais d’autres recommandations et prises de position de ce rapport peuvent se révéler encore plus sujettes à controverse. Le rapport soutient en effet qu’un accord aurait pu être conclu avec le régime Kadhafi, et que l’ancien Premier ministre Tony Blair aurait pu coopérer avec le fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam.

Cependant, une dictature aurait-elle pu accepter un programme de renforcement des institutions, la création d’une société civile indépendante et la fin de sa politique du « diviser pour mieux régner » qui a causé tant de tort à la Libye ?

Selon la commission, cette stratégie aurait pu déboucher sur des réformes et sur l’émergence d’une classe de technocrates qui travaillaient déjà avec Saïf al-Islam. Parmi ces derniers se retrouvent deux noms qui sont ensuite devenus célèbres dans le contexte de la révolution et de ses suites : Mahmoud Jibril, chef de file de l’Alliance des forces nationales, et Moustapha Abdel Jalil, président du Conseil national de transition.

Mais, comme le précise le rapport, Saïf al-Islam n’a appelé Tony Blair qu’une seule fois, et jamais plus depuis lors. De plus, les observateurs du processus de paix au Moyen-Orient ont appris à prendre la mesure des limites des efforts de médiation de Tony Blair.

On recense d’importantes plaintes contre les puissances et les médias occidentaux qui auraient exagéré la menace pour la population civile, leurs rapports énonçant à l’époque que « les 40 ans de pratiques désastreuses de Mouammar Kadhafi en matière de droits de l’homme n’ont pas inclus d’attaques de grande envergure contre des civils libyens ». Ce type de déclarations et de rapports omettait des incidents comme celui du massacre de la prison d’Abou Salim en 1996, au cours duquel 1 200 prisonniers politiques ont été tués.

La French connection

Cette intervention est en grande partie reprochée à la France, et David Cameron se voit critiqué pour ne pas s’être suffisamment opposé au président Nicolas Sarkozy à l’époque. C’est la France, affirme le rapport, qui a généré « l’élan politique » à l’origine de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies ayant autorisé la défense de civils à Benghazi avec « toutes les mesures nécessaires ».

Le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé avait alors joué un rôle important. Puis, le ministre britannique de la Défense Liam Fox avait fourni des preuves conséquentes, et le rapport décrit comment l’objectif établi dans la résolution de l’ONU, à savoir la protection des civils de Benghazi, a été atteint à la fin mars 2011.

Des Rafale français survolent le porte-avions Charles de Gaulle avant une attaque aérienne sur la Libye en juin 2011 (AFP)

Bien que la Grande-Bretagne ait alors plaidé en faveur d’une interruption des bombardements afin de négocier avec Mouammar Kadhafi, elle ne s’est pas montrée suffisamment convaincante et la France a poursuivi ses frappes. Il est intéressant de noter que les deux protagonistes français mentionnés dans cette partie du rapport sont maintenant les deux principaux concurrents en lice pour être nommés candidats de la droite et du centre à l’élection présidentielle, tandis que Liam Fox est aujourd’hui un membre proéminent du cabinet de la Première ministre britannique Theresa May.

Certaines de ces critiques sur les pratiques françaises de 2011 sont également courantes en Italie, autre pays à avoir été impacté par cette intervention. Cependant, le Royaume-Uni comme l’Italie sont des pays adultes qui ont des responsabilités, et ils ne peuvent pas jouer les adolescents qu’un camarade turbulent a détournés du droit chemin. Ils avaient les moyens de mettre fin à cette offensive, mais ils n’y ont pas eu recours.

Plus important encore, il peut être intéressant de noter comment la politique de David Cameron au Moyen-Orient et en Afrique du Nord a souvent coïncidé avec celle de la France, avec seulement un léger décalage temporel. L’intervention abandonnée en Syrie en 2013 et celle qui a débuté en décembre dernier contre l’État islamique en sont les exemples les plus marquants.

Compter sur les experts britanniques

En définitive, il faut prendre ce rapport pour ce qu’il est : un exercice purement britannique. Son objectif principal était de fournir une évaluation de la politique britannique d’après 2011, et, pour ce faire, il repose presque exclusivement sur la sagesse des hauts-fonctionnaires et des experts britanniques.

Aucun des fonctionnaires ou des experts libyens vivant au Royaume-Uni ou susceptibles de se rendre facilement à Londres n’a été interrogé au sujet de l’analyse contenue dans ce rapport et qui s’avère souvent superficielle par son recours à des termes génériques comme « milices » et « tribus » comme s’il s’agissait de groupes monolithiques : c’est là plus ou moins la même démarche que celle des populistes lorsqu’ils parlent des « politiciens » d’Europe dans un sens générique.

Ce rapport représente néanmoins une lecture utile pour qui cherche à prendre la mesure du consensus dans le monde politique britannique au sujet de l’intervention de 2011 ainsi que dans la marche à suivre pour l’avenir : se retenir de toute intervention irréfléchie fondée sur des renseignements insuffisants et éviter de se focaliser sur le seul groupe État islamique pour plutôt réfléchir au problème plus global de la stabilisation du pays.

Mais ce consensus ne parvient pas à traiter certaines des questions les plus importantes pour la politique britannique dans la région. Les échecs en la matière ne concernent pas seulement la procédure, le manque de renseignements ou les jugements erronés d’un individu. Le rapport fait référence au rôle « d’acteurs régionaux » qui cherchent « actuellement à porter préjudice au gouvernement d’union nationale (le gouvernement d’entente nationale soutenu par l’ONU) en bafouant l’embargo des Nations unies sur les armements et en se servant de milices libyennes comme de représentants locaux ».

Il n’est fait mention que des Émirats arabes unis, et on constate un faible recours aux preuves présentées dans le dernier rapport du groupe d’experts indépendants de l’ONU, qui apporte d’importantes preuves de l’implication de l’Égypte. Il n’existe quasiment aucune référence aux frappes directes en provenance de l’Égypte et des Émirats ou à leur capacité de saboter le processus politique.

Priorité aux accords ?

Tout en appelant au renforcement de l’embargo sur les armes, le rapport ne prend pas la peine d’établir un lien entre ses recommandations et une stratégie politique. Ceci pourrait signifier que des conclusions ont été tirées au sujet de l’équilibre entre, d’un côté, la poursuite des intérêts commerciaux du Royaume-Uni et de ses accords d’armement avec les pays du Golfe et l’Égypte, et de l’autre, la nécessité de stabiliser une région qui est enflammée par la politique de ces mêmes pays.

En conclusion, ce rapport émet des reproches légitimes et prévisibles envers David Cameron pour son manque de stratégie politique après avoir décidé d’œuvrer pour un changement de régime. D’après la commission, étant donné que l’opposition était notamment constituée de dangereuses composantes islamistes, il faut conclure qu’il aurait été préférable de négocier « des réformes » avec le régime Kadhafi.

Mais ce régime était-il « réformable » ? Une dictature basée sur l’absence de règles et d’institutions aurait-elle accepté un programme de renforcement des institutions, la création d’une société civile indépendante et la fin de sa politique du « diviser pour mieux régner » qui a causé tant de tort à la Libye en dressant les communautés les unes contre les autres ?

En fin de compte, il est juste de se demander si le travail de cette commission ne pousse pas non seulement à dire « il vaut mieux réfléchir par deux fois avant d’intervenir », mais aussi « il faut réfléchir par deux fois avant de soutenir le renversement d’un dictateur. »

- Mattia Toaldo est chargé de recherche principal au Conseil européen des affaires étrangères.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le Premier ministre britannique David Cameron (à gauche) et le président français Nicolas Sarkozy (à droite) s’avancent en compagnie de Moustapha Abdel Jalil (au centre), président du Conseil national de transition (CNT), au Centre médical de Tripoli le 15 septembre 2011 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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