«Extrême-droite: la fin de l’exception espagnole». La tribune de José Ignacio Torreblanca

Pour José Ignacio Torreblanca, professeur de sciences politiques, Vox est « la plus grande réussite des partis indépendantistes catalans, incapables de rallier la majorité des Catalans à leur cause,... leur principal accomplissement consiste à avoir réveillé un sens du nationalisme, jusqu’alors timide voire inexistant »
José Ignacio Torreblanca
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José Ignacio Torreblanca  -  DR

Dimanche soir, Matteo Salvini et Marine Le Pen se sont tous les deux empressés de féliciter Santiago Abascal, le leader du parti d’extrême droite espagnol Vox, pour son score remarquable aux élections générales. Le camp de la droite radicale a en effet de quoi se réjouir de ses résultats. Lors des élections de 2016, Vox avait obtenu 46 638 voix (0,2 %) et s’était retrouvé sans siège. Dimanche, il a remporté 3 640 063 voix (15,09 %) et 52 sièges, devenant ainsi la troisième force politique en Espagne. Suivant de près les socialistes (PSOE) et les conservateurs (PP), il devance le parti de gauche Podemos dirigé par Pablo Iglesias et le parti centriste Ciudadanos conduit par Rivera. Avec ce score, Vox progresse par rapport aux 10,97 % obtenus lors des élections de décembre 2018 en Andalousie, et aux élections générales organisées en avril de cette année où il avait récupéré 10,26 % des voix et 24 sièges.

Le score exceptionnel du parti d’Abascal marque la fin de ce que les commentateurs de la politique du pays appellent « l’exception espagnole » pour désigner l’absence en Espagne d’un parti d’extrême droite de grande ampleur dont les démocraties européennes ont pu constater l’émergence ou la consolidation au cours de cette dernière décennie. Une exception due notamment à l’expérience encore présente dans les mémoires d’un régime autoritaire et nationaliste et à l’attitude très majoritairement positive du pays vis-à-vis de l’immigration, en comparaison avec d’autres Etats européens. Par conséquent, le populisme est resté l’apanage de petits partis tels que Podemos, et des partis indépendantistes de Catalogne ERC et JxCAT, qui ont adopté des thèmes et des méthodes de campagnes proches de celles des défenseurs du Brexit au Royaume-Uni.

Alors que les partis européens d’extrême droite sont animés par des motivations similaires, les stratégies de campagne et de mobilisation du PiS en Pologne, de l’AfD en Allemagne, du RN en France ou encore de la Ligue en Italie diffèrent largement. Jusqu’à présent, les dirigeants de Vox ont fait preuve de condescendance vis-à-vis de Marine Le Pen et ont mal supporté que Salvini soutienne l’indépendance catalane. Ce qui explique pourquoi ses députés ont rejoint l’Alliance des conservateurs et réformistes européens (AECR) au Parlement européen plutôt que le groupe Identité et démocratie (ID) de Le Pen et Salvini. A l’instar de tous les autres partis d’extrême droite actuels, Vox reste malgré tout profondément nationaliste, conservateur, anti-immigration et anti-européen.

« En avril, de nombreux électeurs se sont rendus aux urnes pour faire barrage à Vox. En novembre, un grand nombre d’entre eux sont restés chez eux, ou ont utilisé Vox comme un vote de protestation »

Même si Vox partage des traits résolument souverainistes avec de nombreuses forces analogues en Europe, c’est avant tout la situation en Catalogne qui explique sa progression. Vox est en quelque sorte la plus grande réussite des partis indépendantistes catalans. Incapables de rallier la majorité des Catalans à leur cause, profondément divisés en interne et dépourvus d’un soutien international, leur principal accomplissement consiste à avoir réveillé un sens du nationalisme, jusqu’alors timide voire inexistant.

Depuis le début de la crise catalane en 2017, le parti libéral Ciudadanos présidé par Albert Rivera et né en Catalogne pour contrer les excès nationalistes, avait réussi à séduire les électeurs déçus par les socialistes et les conservateurs qui reprochaient aux partis traditionnels de ne pas déployer assez d’efforts pour défendre l’intégrité et la dignité de la nation espagnole. Ciudadanos a été la première force politique à revendiquer l’usage public de symboles nationaux, en particulier du drapeau, et à afficher publiquement sa fierté d’appartenir au peuple espagnol, ce que de nombreuses personnes s’interdisaient depuis la fin du régime franquiste.

Radicalisation des électeurs. Plus généralement, le scrutin espagnol permet de faire des observations intéressantes sur les erreurs commises par les partis traditionnels. En ce qui concerne le parti conservateur, le PP de Casado a très certainement joué un rôle clé dans l’essor de VOX. Lorsque ce dernier a commencé à gagner en popularité l’année dernière, il n’a pas choisi de l’isoler, mais au contraire d’adopter certaines de ses propositions et rhétoriques politiques, notamment sur les questions de l’immigration et de la nation, en promettant une suspension permanente de l’autonomie de la Catalogne si elle accédait un jour au pouvoir. Ce qui a provoqué la radicalisation de ses électeurs. Puis, à la suite des élections régionales et municipales organisées en mai de cette année, les conservateurs ont utilisé leurs voix pour asseoir leur pouvoir ou en gagner davantage, ce qui a contribué à leur légitimation. En agissant ainsi, ils ont signalé qu’une voix donnée à Vox n’était pas l’équivalent d’un vote inutile. Ils ont également fait savoir qu’ils ne se déplaceraient pas vers le centre et n’assoupliraient pas leur position sur la Catalogne, comme l’avait fait leur ancien président Mariano Rajoy.

Pedro Sánchez, le leader des socialistes et l’actuel président, a lui aussi contribué à la progression de Vox pour différentes raisons. Premièrement, en plaçant les socialistes plus à gauche de l’échiquier pour s’adresser à Podemos, ce qui a entraîné une polarisation politique. Deuxièmement en favorisant une approche trop souple vis-à-vis du séparatisme catalan. Troisièmement, avec l’exhumation maladroite du général Franco, orchestrée davantage comme un meeting de parti dans un but électoral que comme un événement pour rassembler la population. Enfin, par un mauvais calcul en convoquant des élections anticipées, qui s’est traduit par une percée de Vox au détriment du parti socialiste à cause de l’instabilité catalane. En avril, de nombreux électeurs se sont rendus aux urnes pour faire barrage à Vox. En novembre, un grand nombre d’entre eux sont restés chez eux, ou ont utilisé Vox comme un vote de protestation. Ainsi, Vox a non seulement bénéficié du sécessionnisme catalan lors de cette élection, il a également profité des erreurs tactiques des dirigeants des partis conservateur et socialiste.

José Ignacio Torreblanca est professeur de sciences politiques à l’UNED (Université nationale d’enseignement à distance) et directeur du bureau espagnol du Conseil européen des relations étrangères

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